La saga de Julius Matthias et de son entourage croise la grande histoire du XXème siècle, qui se noue aux carrefours de l’Europe Centrale. Le décor est celui des territoires disputés entre la Hongrie, appartenant à l’empire austro-hongrois, et la Roumanie, elle-même fréquemment menacée par la Russie d’alors.

Les communautés juives qui y résident s’inscrivent dans la proximité des autres populations « de souche », sans être marquées par une coupure culturelle nette, hormis la tradition inculquée, comme on pourrait l’envisager, selon le modèle urbain du ghetto. La ruralité de ce gros bourg frontalier convoité de Nagyvarad, (alias Oradea en roumain) permet, au contraire, une porosité plus grande entre ses résidents, des compagnonnages et des liens solides, au-delà de la simple appartenance juive ou chrétienne.

Il n’est pas, pour autant, question de « choix » individuel, ni en terme de carrière visée, ni question de convoler selon ses désirs personnels, -ni encore de choisir son culte- mais, à chaque détour du récit, des issues semblent se dessiner, à portée de main, si on bénéficie de l’aide des bons alliés ou tuteurs. En définitive, rien n’est jamais aussi simple.

C’est ce qui donne au « romanquête » de Michèle Mazel sa force pour recréer les conditions d’un véritable laboratoire, ou d’une « gare de triage » de la modernité en train d’éclore. L’essentiel de l’histoire tient au récit chatoyant de la « belle époque », qui parcourt les grands centres attrayants de Vienne, Paris ou l’Amérique naissante, alors que s’établissent les premiers grands réseaux automobiles, ferroviaires et aériens, les raccordant les uns aux autres. Pour que la vie moderne prospère, il lui faut aussi son antithèse, la vie retirée des bourgades où se tisse l’entre-soi communautaire.

Dès le début du livre, l’empreinte des alliances, même officiellement réprouvées par les groupes ethno-sociaux, marque de son sceau le cheminement du héros du livre, le futur Docteur Julius. Ainsi, son frère de lait, Sandor, est un jeune paysan qui sera toujours présent, ou presque, à ses côtés. A l’exception notable d’un moment de regain et de pression extérieure d’antisémitisme, liée aux rumeurs circulant au cours du premier conflit mondial : les Juifs « profiteraient du climat de conflit pour s’enrichir », c’est bien connu. Il lui fera momentanément prendre ses distances, à regret.

On peut dire de Sandor qu’il est aussi l’être qui relie Julius à ses « racines ». Il sera son point de repère géographique et d’appartenance au même terreau, à mesure que le héros s’éloigne vers sa réussite universitaire et professionnelle. Chaque fois que Julius est tenté par la vie des grands centres comme Vienne ou Genève, il revient à l’endroit qu’il s’est lui-même fixé, en jetant les dés, à l’âge d’homme de ses dix-huit ans.

A la façon d’un zoom qui permet d’en détailler les mille et un aspects familiaux et sociaux, les intrigues des mariages imposés, décidés par la pauvreté, la peur du scandale ou le mauvais sort, l’emportent le plus fréquemment sur les passions avouées, mais impossibles à assumer au grand jour, au nom des traditions. Les places au sein de la « bonne société », tracées par l’ambition, la carrière, les alliances permises ou interdites, sont chères et exigent les plus grands sacrifices.

Ces unions arrangées n’empêchent pas les aspirations à l’amour complice ou leur rêve éveillé, mais avec le sentiment qu’à chaque instant, le destin scellé reprend ses droits et que le personnage principal, comme les femmes dont il s’éprend, chemin faisant, ne peuvent jamais s’y dérober.

Julius Matthias (nom à consonance à la fois hongroise et hébraïque, choisi par la tante et mère adoptive du jeune « Yuli ») est marqué, d’emblée par l’impossible présence d’une mère qui meurt en couche, au moment de lui donner vie. Sa tante, Donna, incarnera ce rôle maternel.

Ainsi Donna tient, à la fois, la place du facteur émancipateur pour Julius : en l’envoyant à l’école laïque, elle lui coupe les cheveux et lui conseille de mettre sa kippa dans la poche, au grand désarroi de son père. Mais c’est aussi comme un prix à payer pour échapper à un sort tracé une fois pour toutes.  Or il va s’avérer un élément brillant, gravissant un à un l’échelle de la connaissance et obtenir la considération des Juifs comme des non-Juifs qui l’entourent. Donna devient aussi  la marieuse, qui lui trouvera un « bon parti » local in extremis, très jeune, à 18 ans, alors qu’il est prêt à rejoindre l’armée hongroise, s’il ne peut mener ses études à bien, faute de moyens et d’être « bien né ».

C’est cette union forcée ou « pacte avec le Diable » (on comprend seulement bien plus tard comment, par qui et pourquoi) qui va lui permettre, contre son consentement, de partir au loin, à Vienne, faire ses études de médecine. Il s’engage à devoir épouser la fille du pharmacien, de 4 ans son aînée, méprisante, vite aigrie et qui se rêvait aussi un destin plus enviable.

Comme dans un conte riche de sous-entendus, ou comme dans l’histoire biblique de Jacob, il y a les trois Magda, la petite, la grande (la fille du pharmacien, son épouse contrainte) et la rousse, qui devient « Madi », pleine de charme et de ressources. Ces deux dernières vont traverser toute sa vie, comme l’inverse, mais peut-être aussi, la complémentaire indispensable de l’autre (Léa et Rachel ?) : la confidente amoureuse et secrète, qui n’est permise que loin des racines de l’intrigue, et la raison sociale épousée, à laquelle il s’attachera jusqu’au bout, malgré lui, contre tentations et marées.

C’est alors que, progressant dans le récit, on va découvrir les intrigues de coulisse et « vilains petits secrets de famille » qui comportent autant de tiroirs et de double-fond, s’enchaînent les uns aux autres, comme en poupées-russes, tissant une maille de plus en plus serrée, pour ne plus laisser s’échapper les personnages intrinsèquement noués par le meilleur et le pire des serments : la parole donnée, qui scelle les alliances et entraves du « compromis raisonnable », véritable « tue-l’Amour », stratégie opaque et maligne de la tradition pour se perpétuer, organiser le réseau des trajectoires individuelles et apprendre aux sujets à composer avec la nécessité faite vertu.

Les divers personnages s’en veulent, se haïssent et ignorent, le plus souvent, ce qu’ont pu être les « excellentes intentions » – ou l’absence de tout autre choix, tout simplement- de ceux qui les ont condamnés sans le vouloir, à choisir telle voie plutôt que telle autre.  Ce n’est que lors d’événements souvent déchirants, comme la mort d’un enfant, qui marque la faute entachant des alliances non-souhaitées et étouffantes, que les langues se délient. Elles autorisent soudain un retournement de situation et le sujet à se réapproprier l’histoire qui lui échappe de ces liaisons qui se sont tissées derrière son dos. Le pardon est, chaque fois possible, condition du rapprochement, alors qu’on s’y attend le moins, avec un acteur qu’il avait précédemment, toutes les bonnes raisons de détester. Ainsi entre Julius, ses parents Aaron et Donna, ses beaux-parents, Golda, et Emil, le Pharmacien.

Cette trame locale, ou fabrique des itinéraires, est le ferment qui fait porter chaque trajectoire à ébullition et décide si elle passera le plus clair de son temps ailleurs, comme à Vienne, Budapest et jusqu’en Suisse ou aux Amériques, comme pour expurger le drame qu’engendrerait sa présence au point de départ commun, facteur d’accumulation des détestations et ressentiments. Chacun est ainsi, fréquemment, l’exilé de l’autre, même au sein du couple, comme entre Julius et la Grande Magda, ou Anna, la grande sœur de Yuli, mariée avec celui que cette même Magda convoitait, jusqu’à ce que leur union ne devienne impossible. Et chacun redécouvre, s’il ne le savait ou ne s’en doutait déjà, que ce qu’il croit être un choix, est en fait l’agencement subtil de désistements d’autrui dans une intrigue avortée, qui n’a pu aller à terme et qu’il est venu comme masquer ou combler (au sens de la faille)…

La vie sociale et familiale ne se réalise vraiment que pour contourner ou faire oublier un possible « scandale » et résoudre une situation devenue insoluble.

Toutes ces contrariétés et ces coups du sort n’empêchent pas Julius de se réaliser pleinement sur le plan professionnel, même s’il ne peut accepter toutes les offres qui lui sont faites et les portes qui s’ouvrent, à Vienne notamment. Malheureux en amour, il est le meilleur des médecins, toujours à l’écoute de son prochain en souffrance. Plus tard, à Paris, il retrouve Marie-Christine et future femme-médecin (rare pour l’époque), qui faisait partie de sa promotion à la Faculté de Vienne. Ils n’ont d’ailleurs pas fait qu’apprendre la médecine ensemble, mais ont parcouru les chemins de traverse des amours interdites ou seulement permises loin du regard des alliances locales obligées.

Marie-Christine et Madi, qu’on peut considérer comme les deux femmes complices de sa vie intime, hors des malheurs de son mariage, sont structurantes de bout en bout de son parcours, et se ressemblent beaucoup : l’une plutôt initiatrice amoureuse du temps béni de la formation, l’autre présente, plus épisodique, mais constante tout au long de sa vie. C’est la Magda désinhibée et sans entrave, libérée qu’il aurait aimé avoir pour épouse. Mais, ambitieuses et décidées, elles doivent aussi leur réussite mondaine aux compromis qu’elles passent avec des aristocrates qui les magnifient et les entretiennent, ou n’acceptent leurs occupations professionnelles que pour mieux se les attacher.

Magda, sa femme « dans la vraie vie », au contraire croyait tout réussir, car tout lui était permis d’espérer au départ, et s’est trouvée ballottée dans une histoire qui, pour le grand malheur de Julius lui-même, va la lier à son père et la pharmacie, comme point d’ancrage qu’elle ne désire même pas quitter, aux pires moments de la menace patente de déportation.

Car, depuis ses premières « rumeurs », comme un murmure qui monte crescendo, l’antisémitisme n’a jamais cessé de gronder en arrière-fond, au point de provoquer des pogroms dans les grandes villes, qui rejaillissent un beau jour, jusqu’à Nagyvarad. Il n’est pas le passé moyen-âgeux de ces contrées, mais au contraire leur avenir indicible, qui emporte au passage l’un des principaux protagonistes de notre roman, avant de revenir tout dévaster, entre 33 et 44…

Reprenant le fil de l’histoire là où l’introduction l’avait laissé, on ne sait pas bien finalement, ce que Julius Matthias fera d’une liberté plus que chèrement acquise, après un dernier passage vers  la ferme de Sandor, son frère de lait, au prix de la perte de presque tout ce qu’il aimait. Comme un monde à jamais disparu ?

Lu et commenté par Marc Brzustowski pour JForum.fr, cybergazette à laquelle collabore Michèle Mazel

Ce roman a été publié en Roumanie sous le titre « Pacte avec le diable » et a obtenu le prix « Scrisul  Românesc »

Éditions Vérone

75, Boulevard Haussmann

75008    PARIS

23 euros

Interview de Michèle Mazel sur Radio Qualita

 

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