Jérusalem d’une époque à l’autre… (I)

A propos du livre de Joseph Croitoru, Esplanade des mosquées ou mont du Temple… (Munich, Beck, 2021)

par Maurice-Ruben HAYOUN

Al-Aqsa oder Tempelberg | Croitoru, Joseph | Hardcover

On peut parler d’un incessant combat autour des lieux saints de Jérusalem. Et cette empoignade politico-théologique n’est pas prête de s’arrêter… Je ne me souviens plus lequel des deux frères Reinach (Salomon ou Théodore ?) avait risqué cette phrase lapidaire au sujet de la dévolution de la ville de Jérusalem : S’il fallait restituer Jérusalem à quelqu’un, ce serait aux… Jébuséens ! Par cette boutade, le savant français du XIXe siècle faisait allusion au statut extrêmement compliqué de la ville trois fois sainte mais qui a laissé, entre autres, des traces indélébiles dans la conscience juive, même au bout de deux millénaires d’exil. Du fin fond de la dispersion, l’âme juive a manifesté son brûlant amour pour la cité du roi David qui a traversé bien des épreuves au cours de sa longue histoire ; elle fut, elle est encore, la principale pomme de discorde opposant les trois grands monothéismes. Le grand mufti Hadj Amin al-Husseini citera lui-même une phrase de David Ben Gourion : La Palestine sans Jérusalem est inconcevable et Jérusalem sans son Temple ne l’est pas moins…
Le présent ouvrage privilégie l’approche historico-critique sans jamais verser dans le discours idéologique ni dans l’apologétique ; il se contente d’assigner à chaque période la durée et l’importance qui lui reviennent et se sert des sources connues pour établir le tableau le plus complet possible. Sa bibliographie et ses notes sont impressionnantes.
Tout commence avec la Bible et les deux livres des Rois où David, fils de Jessée, est à l’œuvre ; il s’émeut de vivre dans un beau palais alors que le Dieu d’Israël qui a fondé sa dynastie, est si mal loti et se contente d’un abri provisoire… S’ensuit un curieux échange où le prophète Samuel, suivi du prophète Nathan, fait comprendre au roi que Dieu se cherche pour bâtisseur de son temple un homme ayant moins de sang sur les mains. Finalement ce sera le temple du fils de David, Salomon, qui solennellement inaugurera le sanctuaire à Jérusalem devant tout le peuple réuni à cette occasion. Mais en ce temps là, la ville qui allait devenir si célèbre et si controversée, n’était qu’un petit hameau de bergers, juché sur un piteux rocheux difficile d’accès.
Pour aller vite, disons que l’historiographie biblique a une lecture théologique de l’histoire puisqu’elle attribue la destruction du premier (-586) et du second temple (+ 70) à l’iniquité des rois d’Israël et aux coupables syncrétismes du peuple. Avec l’apparition du christianisme dont les Evangiles donnent à Jésus une certaine amplitude dans la cité du roi David, suivi près de sept siècles plus tard par l’islam, les réactions et les revendications des uns et des autres sont très différentes : les juifs restent viscéralement attachés au temple érigé en l’honneur de leur Dieu, dont ils souhaitent ardemment la reconstruction car elle symbolise leur glorieux passé et leur rapport intime avec ce même Dieu ; les chrétiens restent attachés au Saint-Sépulcre sans jamais en faire un lieu de culte. C’est un lieu de pèlerinage dont la puissance évocatrice suscitera les croisades. Mais contrairement aux juifs et aux musulmans, le christianisme a spiritualisé son rapport à la ville sainte. Pour l’Eglise, cette spiritualisation accomplit largement son effet puisque la crucifixion à elle seule suffit à glorifier le sacrifice du Christ. D’où la géniale trouvaille de la «Jérusalem céleste» dont on discerne cependant quelques bribes dans les sources juives anciennes.
La tradition juive ne pouvait pas se contenter d’une telle approche et tenait l’allégorisation à distance car elle était, avec son antinomisme foncier, la marque de fabrique de la nouvelle religion issue de son propre sein. Ces deux cultures religieuses n’adoptaient pas les mêmes prémisses. Et c’est encore plus le cas de l’islam dont le second calife Umar, successeur d’Abou Bakr fera bâtir une mosquée qu’il ne faut pas confondre avec al-Aqsa, sur le site même des ruines du Temple…
Telle était la règle du monde antique : quand un conquérant se rendait maître d’une cité ou d’un pays, il y intronisait aussitôt sa propre divinité en lieu et place du culte précédent. C’est ainsi que Jérusalem deviendra le troisième lieu saint de l’islam après la Mecque et Médine. Je renvoie aussi, dans ce contexte, au voyage nocturne du Prophète. Et ce n’est pas tout puisque les sources y ajoutent Adam, le premier homme, le lieu de la ligature d’Isaac (le mont Moriya), la pierre qui a servi lors de la création du monde… C’est à tout cela que renvoie la ville de Jérusalem. De leur côté, certains thuriféraires musulmans ont inauguré un genre littéraire nouveau qui vantait les mérites insurpassables et les avantages de la ville sainte. Ceux qui y vivaient, ceux qui y mouraient se voyaient automatiquement assignés une place au paradis… Le talmud de son côté n’était pas en reste dans ce domaine ; voici ce qu’on peut y lire à la gloire de Jérusalem: si la beauté se divise en trois parties dans ce monde, eh bien la ville de Jérusalem s’en voit attribuée les deux tiers !
Cette compétition entre judaïsme et islam va jusqu’à la dénomination similaire du site : l’hébreu parle de beyt ha-mikdash et l’arabe de beyt al-mukdish. Les mêmes racines, les mêmes consonnes pour parler d’un lieu de culte (littéralement : la maison du sanctuaire), âprement disputé depuis des siècles. Mais les chrétiens ne sont pas en reste puisqu’on leur doit les croisades.
Vers la fin de la domination ottomane, lorsque l’Egypte et la Palestine relevaient de la sublime Porte, de grands banquiers juifs mais aussi des rabbins proto-sionistes manifestèrent leur intérêt grandissant pour la ville de Jérusalem et pour les sites religieux juifs.. Un rabbin nommé Zwi Hirsch Kalischer (1795-1874) écrivit une longue lettre à Sir Moses Montifiore pour le prier de renforcer la présence juive à Jérusalem, et notamment aux abords des lieux saints. Juif religieux et observant, Montefiore prit la chose à cœur et organisa un voyage à Jérusalem. Avec l’aide du gouverneur ottoman de la ville qui se montra, au début, très compréhensif, il entama l’escalade du mont du temple en compagnie de l’édile et de quelques soldats turcs. Il se trouve que certains juifs ultra-orthodoxes interdisent absolument un tel déplacement car on ne connaît plus l’emplacement exact du Saint des Saints où seul le Grand prêtre est autorisé à entrer, et encore, le jour des propitiations et seulement après s’être entouré d’une foule de précautions rituelles. Les juifs qui passent outre commettent un sacrilège et peuvent encourir l’excommunication.
Un autre philanthrope célèbre, le baron Edmond de Rothschild, manifesta lui aussi un grand intérêt pour les lieux saints juifs puisqu’il proposa aux habitants arabes du quartier des Maghrébins d’acheter leurs maisons et de les reloger dans les plus beaux quartiers de la ville. Le projet n’a pas abouti car le gouverneur turc est revenu sur sa décision et aussi en raison des craintes de certains juifs qui redoutaient la violente réaction de leurs voisins musulmans…
Il est un aspect de l’engagement en faveur du sionisme qui est passablement contradictoire et rarement relevé : il s’agit des sentiments mitigés, parfois même de dégoût, animant les grands bourgeois juifs de Paris, de Berlin et de Vienne en arrivant sur les lieux de culte juifs de Jérusalem : on trouve autant de témoignages désabusés dans la correspondance de ces gens que dans la pièce de théâtre de Herzl, Altneuland : ces grands bourgeois revêtus de leur frac et de leur queue-de-pie sont scandalisés par l’état de pauvreté, de vétusté et de saleté autour du mur occidental à Jérusalem… Ils sont effarés par la maigreur, la sous-alimentation des juifs de Jérusalem, le haillons qu’ils portent, etc… Herzl lui-même s’est abstenu d’imiter Montefirore et Edmond de Rothschild, se contentant de contempler le mur du temple depuis la fenêtre d’une synagogue voisine… Malgré tout, c’est la ferveur de l’attachement au lieu saint qui a fini par l’emporter.
Citons ici aussi les impressions de Nahum Goldmann, jeune sioniste né à Francfort sur le Main et inamovible président du Congrès Juif Mondial qui entreprit lui aussi un voyage en terre sainte en 1913. Le récit qu’il en donne dans ses mémoires se signale lui aussi par une nette déception en découvrant que le site du Mur occidental (mur des lamentations) est une véritable déchetterie nauséabonde, desservie par d’étroites ruelles malodorantes, infestées de mendiants juifs qui réclament une aumône dans toutes les langues du monde… Face aux pierres impressionnantes du mur Goldmann s’interroge sur la signification de ces ruines pour la poursuite du futur juif. Il est assez découragé mais finit par se reprendre et faire cette déclaration : Faut-il que nous ayons, nous juifs, perdu tout sens de l’honneur et de la piété pour ne pas avoir été en mesure d’éviter la profanation de ce lieu qui est le Saint des Saints de notre peuple…
Ce constat, ajouté aux précédents, montre que les tout premiers fondateurs du sionisme politique accordaient une importance des plus réduites aux vestiges du temple, donnant la priorité au peuplement de l’ensemble du territoire national… Mais cette attitude allait bientôt changer lorsque les Britanniques obtinrent l’administration de la Palestine. En mai 1918 Chaïm Weizmann tint un discours à l’invitation du général commandant la ville de Jérusalem, en présence des autorités municipales mais aussi des représentants des cultes, dont les Arabes. Il exprima la volonté de son organisation de ne marginaliser aucune communauté et dissipa les craintes de certains de voir la partie juive jouer un rôle majeur… Mais le ton conciliant de ce discours change du tout au tout un peu plus tard, dans une lettre adressée aux Britanniques où il exprimait sa volonté d’acquérir les misérables bicoques qui entouraient le monument le plus précieux de toute l’histoire juive. Ce quartier des Maghrébins ne sera détruit qu’après la victoire de 1967.
Le ton de la lettre de Weizmann n’a plus rien à voir avec la tonalité de son précédent discours : Le mur est entouré d’un conglomérat de vieilles bicoques misérables et de bâtiments en ruines qui font de cet espace un véritable danger au plan de l’hygiène, et d’un point de vue émotionnel cela constitue une source d’humiliation permanente pour les juifs du monde entier. Et voici que le monument le plus sacré de notre histoire, dans notre cité sacrée, se trouve entre les mains d’une improbable communauté religieuse maghrébine.

A suivre…

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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