Gustav Meyrink et son Livre Le Golem (2/5) par M-R Hayoun

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Dans la littérature talmudique, le terme Golem ne revêt pas encore de signification mystique ni ésotérique.

Il signifie simplement un écervelé, un être dépourvu de raison, ou aussi une femme en age de procréer mais qui n’a toujours pas d’enfant.

En revanche, sans jamais recourir au terme Golem dans le sens qui nous intéresse, cette littérature nous parle (Traité Sanhedrin fol. 65b) de deux illustres sages qui créèrent un veau et le mangèrent durant le sabbat !

Ces deux érudits des Écritures seraient parvenus à leurs fins à l’aide de profondes spéculations sur les lettres du Nom divin Mais le talmud nous parle aussi d’un homuncule créé par Rabba. La phrase est lapidaire et étonnante.

La voici dans sa formulation araméenne originale : Raba bera gavra : Raba a créé un homme !! Il l’envoya chez rabbi Zéira qui s’adressa à lui sans jamais obtenir la moindre réponse. Il en conclut que cette création n’était pas une œuvre divine puisque privée de la parole et donc de la pensée.

Là encore, nous retrouvons le facteur discriminant, la séparation hermétique entre le créer divin et le créer humain. L’œuvre humaine ressemble à celle de Dieu sans jamais pouvoir l’égaler.

Le Sefer Yetsira nous explique par quels groupes de lettres Dieu a donné naissance à notre monde. Comme la Tora est l’instrument de la création, elle en détient l’intelligibilité absolue. Le traité parle des vingt-deux lettres de l’alphabet hébraïque auxquels il faut joindre les dix unités. Ce qui donne le nombre trente-deux, LeV : ce terme dont la valeur numérique (32) correspond au terme LEV, cœur en hébreu, signifie aussi qu’il existe trente-deux voies de la sagesse, permettant d’élucider l’intelligibilité de notre univers.

Le traité cosmologique entreprend de nous montrer comment l’agencement des lettres peut déterminer la naissance de réalités opposées. Le meilleur exemple est le suivant : avec les memes lettres agencées différemment on obtient respectivement ONeG (délices) ou NeGa’ (plaie, épidémie).

Il convient de parler à présent des sources kabbalistiques qui ont pu parvenir à Gustav Meyrink et dont on retrouve la trace dans son Golem.

Il cite certes quelques termes en hébreu ou en yddish comme les lamedanim (les disciples des sages qui se livrent à l’étude de la Tora ; il cite aussi le bocher, déformation du bahour yeshiva, l’élève des académies talmudiques) ; il parle aussi d’une loge maçonnique juive portant un nom hébraique : chébrat Or Boker Zarah (association de la lumière de l’aube) ; il cite aussi une expression censée être hébraïque habal (sic) garmin (gueramin) qu’il traduit par esprit des os, qu’il qualifie de son second moi…

Il évoque aussi le leyl chemmourim, mal traduit par la nuit de la défense mais qui signifie de veille et de garde, la nuit précédant la sorte d’Egypte. Meyrink cite aussi les targumim (paraphrase araméenne de la Bible) et les midrashim (exégéses bibliques)…

Nous trouvons donc ici un chapitre sur la kabbale et la culture européenne, en mettant en avant quelques personnalités qui ont puissamment aidé à la diffusion de thèmes kabbalistiques au sein de la culture de l’Europe chrétienne. Mais ces érudits le firent parce qu’ils pensaient pouvoir en tirer un profit théologique face aux juifs de leur temps, en leur montrant que leur mystique, contemporaine de Jésus et de ses apôtres prouvaient que le christianisme était la vérité du judaïsme.

La transmigration des âmes : le guilgoul

Avec Louria, la transition avec la transmigration des âmes est toute trouvée : son disciple Haïm Vital fait de lui l’auteur d’un traité intitulé Le portique des transmigrations (Sha’ar ha-guilgoulim) et cette notion occupe une place centrale dans son système.

Louria distinguait cinq mondes : celui de l’Adam primordial, celui de l’émanation, de la création, celui de la formation et celui de la concrétisation ou achèvement de l’univers. Au lieu des trois facultés de l’âme admises par l’ancienne kabbale, celle de Safed en retient cinq : néfesh, ruah, neshama, hayya et yehida. Chacune de ces cinq âmes ressortit à l’un de ces cinq mondes.

Nous allons analyser la provenance de cette étrange tradition qui n’était nullement juive à l’origine mais qui, grâce à l’appui crucial des mystiques, notamment de ceux de Safed, est devenue un point nodal de la kabbale.

Par quel biais la notion de guilgoul est-elle parvenue chez les kabbalistes? Il semble que le Bahir soit le premier à en parler en termes voilés.

S’appuyant sur un verset de l’Ecclésiaste (12; 7) (Mais la poussière retourne à la poussière comme auparavant tandis que l’esprit, ruah, s’en revient à Dieu qui l’a donné), le Bahir parle d’un roi qui habillait ses serviteurs de vêtements brodés de soie; ces domestiques se fourvoyèrent, le roi les congédia et reprit les vêtements qu’il lava avec soin.

Il recruta d’autres serviteurs qu’il revêtit des mêmes vêtements sans savoir si ces serviteurs allaient être plus méritants que les précédents. Ceux-ci reçurent donc des vêtements qui étaient déjà venus au monde et que d’autres avaient revêtus avant eux…

C’est ainsi que cette théorie de la transmigration des âmes voit en Moïse la réincarnation d’Abel et en Jethro, son beau-père, celle de Caïn: en conséquence, celui qui tua son frère devient son conseiller (allusion au rôle prêté par l’Exode à Jethro auprès de Moïse) grâce à la doctrine de la transmigration des âmes.

Et la jeune fille que Jethro (i.e. Caïn ressuscité) donna pour épouse à Moïse (i.e. Abel réincarné) devient le lien de l’harmonie restaurée entre les deux frères, alors qu’elle avait justement été la source du conflit suivant une explication homilétique juive ancienne.

Les tenants de la doctrine ésotérique de la transmigration des âmes se saisirent aussi de longues généalogies bibliques, citées dans le livre de la Genèse, produisant ainsi de véritables «chaînes de la réincarnation».

La substitution d’une âme à une autre âme ne suffisant plus, on s’avisa de reprendre la théorie des «étincelles d’âmes», laquelle représente un important pas en avant dans la question qui nous occupe. Les Tiqquné Zohar (Additifs au Zohar) voient en la stérilité de l’homme ou de la femme la conséquence d’une interversion des âmes dans le processus du guilgoul: une âme féminine qui prend naissance dans un homme ou une âme masculine dans une femme rend stérile celle ou celui qui en est porteur.

A quand remonte l’usage du terme guilgoul dans le sens de métempsycose et était-il le seul à la désigner? Tant le Bahir que les écrits des anciens kabbalistes géronais n’emploient jamais le mot guilgoul qui revêt son sens technique dans le Sefer ha-Temuna (Livre de l’image), circulant en Catalogne vers 1240-1260, et ne deviendra courant que vers la fin du siècle.

Ce sens technique de guilgoul qui connotait à l’origine l’idée de rotation trouve son origine dans l’emploi du verbe de même racine chez Abraham bar Hiyya et David Kimhi (XIIIe siècle): chez le premier qui rejette la transmigration des âmes le verbe hitgalguél se rencontre à propos de l’errance des âmes impures, sous le soleil, et aussi lorsqu’il est question de la transmission de l’étincelle divine à partir d’Adam.

Le second en use dans son commentaire des Psaumes, lorsqu’il résume la doctrine du retour des âmes dans le monde.

Un nouveau terme fit son apparition, l’ibbour. Guilgoul et ibbour connotaient-ils la même idée? Au début du XIIIe siècle, l’ibbour de l’âme reçoit une signification qui lui est propre. Selon cette conception nouvelle, l’homme peut, à certains moments de son existence, se voir gratifié d’une âme nouvelle dont la sienne propre était, pour ainsi dire, enceinte (ibbour).

Le Zohar lui-même admet ce cas pour Booz et Juda (l’un des douze fils du patriarche Jacob) qui reçurent le ibbour de certaines âmes provenant de Justes défunts. Il signifiait dès lors la réintroduction d’une âme dans un corps au moment de la naissance, et aux environs de 1300 le mot ibbour sera réservé à cet autre processus qui se produit au sein d’un être qui existe déjà.

Le ibbour peut être soit bénéfique soit maléfique: c’est le cas lorsque l’âme d’un impie trouve refuge dans un corps dont le propriétaire lui a facilité l’accès en commettant des manquements particulièrement graves.

Ce processus peut même conduire à l’éclatement du corps en question, ce qui, au XVIe siècle, donnera naissance au fameux dibbouq (possession par le démon). Une doctrine aussi radicalement mystique que la transmigration des âmes ne pouvait manquer de susciter une réaction énergique des philosophes.

Un penseur juif médiéval , étudie par mon maître Georges Vajda, Joseph ibn Waqar (XIII-XIVè siècles),auteur d’un traité conciliateur entre la philosophie et la kabbale, exprime le trouble que lui cause la métempsycose.

Les kabbalistes, écrivait ce Sage qui vivait à Barcelone, prétendent avoir reçu par tradition la métempsycose et la nomment guilgoul. C’est par elle qu’ils expliquent la souffrance du Juste qui expie ainsi les péchés commis lors d’une existence antérieure.

La sagesse divine a bien voulu unir l’âme d’un homme à un autre corps qui endure de nombreux maux ici-bas.

Quant à la prospérité du méchant, les kabbalistes l’expliquent comme une grâce passagère que Dieu lui accorde, mais ils tiennent en même temps que cet homme sera châtié pour ses péchés par l’introduction de son âme dans un autre corps.

Reprenant un ancien passage talmudique qui est loin d’être univoque, les kabbalistes disent que les âmes des hommes pervers ont été déposées en un lieu dont le nom est gouf (corps); l’exil durera aussi longtemps que ces âmes n’auront pas transité dans d’autres corps.

A l’époque messianique il n’y aura plus que des âmes pures. Le tenant de cette doctrine pense que les docteurs du talmud visent cette doctrine lorsqu’ils disent (Yebamot, 62a): le fils de David ne viendra pas tant que les âmes qui sont dans le gouf ne seront pas évacuées.

 

Ainsi interprétée, la thèse des kabbalistes s’accorde avec le sens obvie de la Tora: le Juste sera nécessairement heureux et le méchant malheureux. Et si l’on voit des hommes vertueux frappés par des calamités, ils disent que cela leur arrive en punition du mal commis précédemment.

Ibn Waqar, penseur d’expression judéo-arabe, donne même le terme technique utilisé par les penseurs arabes, tanasouh . Il ajoute cependant que ces derniers combattent cette doctrine par des arguments assez forts…

Dans l’ésotérisme populaire juif qui peut être considéré comme un prolongement de la kabbale pratique (kabbala maassit, la magie) on continuera de croire à la transmigration des âmes à la fois dans des corps d’hommes et d’animaux.

Les rabbins eurent beau protester, ils ne parvinrent pas à extirper cette croyance de l’imaginaire populaire.

Certains livres de légendes (Sifré ma’assiyot) relatent le cas d’hommes et de femmes qui endurèrent un long calvaire dans des corps d’animaux; d’autres se référaient à l’exégèse du livre de Job: cet innocent souffrait pour les fautes commises par d’autres car l’âme qui l’habitait était une âme pécheresse, condamnée à expier ses fautes sur terre.

Cette thèse fut notamment soutenue par le célèbre commentateur biblique du XIIIè siècle, Moshé ben Nahman,.

En fait, les tenants de la tradition ésotérique ne savaient pas comment réfuter les doctrines compliquées de l’âme, telles que les commentateurs médiévaux les avaient développées à partir des deux (très brèves) références d’Aristote se trouvant dans le De l’âme et la Métaphysique.

Et comme l’âme et sa partie intellective occupent une place centrale dans le néoplatonisme dont s’est nourrie la kabbale, il convenait de se frayer des voies nouvelles tournant le dos à l’idéal des philosophes contemporains.

Mais si la kabbale a repris avidement de telles spéculations, notamment la kabbale lourianique qui nous occupe ici, des penseurs juifs influencés par les doctrines d’Averroès adressèrent à cette conception des critiques difficilement réfutables : comment un Dieu de justice pourrait-il tourmenter un innocent en lui imposant une âme qui ne serait pas la sienne ?

Maïmonide lui-même avait prévu la destruction pure et simple des âmes d’hommes honnis en raison de leur grande perversité… Enfin, une telle doctrine pose d’insolubles problèmes à l’heure de la rétribution dans l’au-delà : comment traiter une âme qui, pour ainsi dire, n’œuvrait pas pour elle-même mais pour quelqu’un d’autre ?

Cette doctrine de la transmigration des âmes, dont l’attestation la plus ancienne semble bien être le passage du Bahir cité plus haut, a été introduite dans des milieux juifs d’Europe -voire même d’Orient- par des marchands arabes. Ceux-ci étaient en contact avec des pays et des cultures où une telle conception était courante.

Ayant traduit en leur langue ce qu’ils en savaient à partir de traités ou de résumés, ces textes furent à leur tour transposés de la langue d’Ismaël à celle d’Israël où l’on ne tarda pas à comprendre le parti qu’on pourrait en tirer…

Car la théorie de la transmigration des âmes a des implications dans de nombreux domaines de la pensée religieuse : la justice divine (théodicée), la providence, l’existence du mal, le sens de la souffrance et, enfin, le devenir inexpliqué de l’âme après sa séparation du corps.

Louria, esprit spéculatif doté d’une très forte sensibilité mystique, a bien saisi les avantages d’une telle doctrine qui était pourtant radicalement étrangère au judaïsme. Cela ne l’a pas empêché de l’adopter et d’en faire la pierre angulaire de son système.

Comme on l’a vu, elle apportait des réponses satisfaisantes (à ses yeux) à bien des problèmes. L’univers séfirotique avec son symbolisme excessivement riche se prêtait bien à une telle théorie, enveloppée d’un halo de mystère.

Dire qu’une âme n’est pas à sa place dans un être, qu’elle appartient en fait à quelqu’un d’autre, mort depuis bien longtemps, ne pouvait manquer de stimuler l’imagination : d’où venait donc cette âme, où avait-elle séjourné auparavant, à quelle moment aura-t-elle achevé son processus de purification, autant de questions auxquelles la pensée rationaliste ne pouvait pas apporter de réponses. La kabbale l’a fait en s’appuyant sur la doctrine de la transmigration des âmes.

Les premiers pas de la kabbale chrétienne…

C’est encore G. Scholem qui a très pertinemment décrit les débuts de la kabbale chrétienne, notamment dans un article dédié à Léo Baeck, autre spécialiste du mysticisme juif.

Dans cette solide étude, un peu vieillie mais toujours consultable car très instructive, le défunt maître des études kabbalistiques à Jérusalem rappelait que ce furent des juifs convertis au christianisme qui inaugurèrent la lignée des kabbalistes chrétiens, attirant ainsi l’attention de leur nouvelle église sur l’importance de ce mouvement spirituel dont les racines se confondaient, selon eux, avec les origines mêmes du christianisme.

En d’autres termes, la venue du Christ aurait été prévue et programmée par la kabbale qui se voyait dotée de racines antiques…

D’où ces attributions d’écrits kabbalistiques, prétendument fort anciens, à des auteurs comme Adam ou le patriarche Abraham…

Aux yeux d’une Eglise aux aguets, l’opportunité était trop belle puisqu’elle assignait à l’ésotérisme juif une origine antérieure au judaïsme rabbinique qui, de l’époque talmudique au Moyen Age, s’obstinait à refuser le message chrétien et la messianité du Christ…

L’intérêt des chrétiens pour la kabbale a donc toujours été inséparable d’un certain prosélytisme : le zèle convertisseur du christianisme médiéval trouvait en la kabbale, en son exégèse biblique qui sortait des sentiers battus et surtout en sa nomenclature séfirotique, un allié inespéré…

Ce furent donc des juifs convertis qui marquèrent les débuts de la kabbale chrétienne.

Dans l’étude citée supra, G. Scholem rapportait la remarque désabusée d’Abraham Aboulafia au sujet de ses deux disciples à Capoue (non loin de Naples) vers 1280 : suivant l’exégèse biblique de leur maître qui s’adonnait à la permutation des lettres de la Tora, ils s’étaient convertis au christianisme sur la foi d’un verset du Cantique des Cantiques (2 ;3) qui s’énonce ainsi : «A son ombre (be-tsilo), j’aime m’asseoir»…»

Mais par la permutation des lettres tsél qui signifie ombre était devenu tslaw, qui signifie la croix, d’où bi-tselawo remplaçait be-tsilo… Et le verset donnait alors : à l’ombre de sa croix j’aime m’asseoir… Une telle expérience montra au vieux maître les dangers inhérents à son exégèse mystique !

Les premiers convertis juifs, pourvoyeurs de versions latines de la kabbale

L’un de tout premiers apostats se nommait Abner de Burgos (1270-1340) et devint Alfonso de Valladolid après sa conversion. Brillant sujet, médecin dès l’âge de vingt-cinq ans, Abner avait largement étudié la Bible et la littérature talmudique, ainsi que la philosophie et l’astrologie.

Au terme de violents conflits intérieurs, il justifia son passage au christianisme en invoquant la loi d’airain d’un déterminisme absolu.

Dans son esprit, c’est contraint et forcé qu’il changea de religion. Dans l’histoire de la philosophie juive du Moyen Age, cet incident, grave mais non point isolé, a laissé des traces : la toute dernière œuvre de Moïse de Narbonne, mort à Soria en 1362, est justement une épître du libre arbitre (Ma’amar ba-behira) dans laquelle le célèbre commentateur averroïste répondait au plaidoyer de son adversaire -qu’il ne nomme jamais- mais dont il reconnaît la profonde érudition.

Dans son épître, Narboni démontrait, par des renvois à des œuvres d’Aristote et d’autres penseurs, que le déterminisme absolu n’existait pas et que le libre arbitre humain était une doctrine cardinale du judaïsme.

Au terme de contorsions exégétiques des plus raffinées, dignes des plus grands maîtres kabbalistes, Abner tente d’introduire la doctrine de l’Incarnation dans les sources juives et d’identifier l’ange Metatron avec le Fils de la Trinité chrétienne.

Il ne négligea pas les descriptions si crues du Shi’ur Qoma et les rapprocha tout aussi subtilement des conceptions rabbiniques de la shekhina afin de parvenir à ses fins : montrer que la kabbale témoignait en faveur de la divinité du Christ…

Les dates de naissance et de mort d’Abner le situent au cœur même de la floraison et de la diffusion de la littérature kabbalistique, ce qui explique qu’il ait mis sa familiarité avec ces textes hébraïques à la disposition de ses nouveaux coreligionnaires.

Mort en 1340, vingt-deux ans avant son contradicteur Moïse de Narbonne, Abner a pu connaître les écrits mystiques du cercle de Provence, de celui de Gérone et d’autres centres d’études kabbalistiques espagnols.

Si on laisse de côté certains écrits anti-juifs qui relèvent plus de la controverse religieuse que de l’érudition proprement dite, on note qu’Abner était tout à fait qualifié pour traduire des textes kabbalistiques, même si sa motivation première visait à leur conférer une tournure apologétique chrétienne.

On peut donc en conclure que de telles interprétations ont aiguisé la curiosité de certains milieux érudits chrétiens, soucieux de découvrir, à leur tour, que la véridicité de leur religion était établie dans les textes judéo-hébraïques réputés les plus anciens.

Les premiers kabbalistes chrétiens : Pic de la Mirandole ( 1463-1494) et Jean Reuchlin (1455-1522)

En accordant enfin de l’attention à ce mouvement kabbalistique qui parvenait à son plein épanouissement durant le Moyen Age, des humanistes et des esprits encyclopédiques comme Pic, comte de la Mirandole (1463-1474) et l’humaniste hébraïsant Jean Reuchlin (1477-1522) allaient, en dépit de leur prosélytisme proclamé, réaliser un véritable transfert culturel.

Reuchlin consentit à parfaire ses connaissances, déjà considérables, en langue et en littérature hébraïques, auprès du célèbre exégète judéo-italien (1470-1550) Ovadia Sforno.

Et ses traductions de textes d’Azriel ou d’autres auteurs pré-zohariques sont fidèles et parfaitement utilisables.

Il s’intéressa aussi, ainsi que nous le verrons infra, aux œuvres de Joseph Gikatilla qui exposent le symbolisme séfirotique et les ressources insoupçonnées de l’exégèse mystique.

Ernst Benz, cité supra, trouve que la kabbale chrétienne a toujours été l’enfant mal aimé (Stiefkind) de la théologie occidentale.

A cet égard, Il incrimine la méfiance de l’église catholique envers le mysticisme en général et déplore aussi l’action néfaste de la philosophie des Lumières qui ne reconnaissait qu’une seule autorité, celle de la raison universelle.

Il souligne pourtant la postérité de l’œuvre du cordonnier de Gorlitz (Jakob Boehme) qui touche aussi bien Isaac Newton, Henry More de Cambridge que van Helmont, sans omettre le disciple qui consacra sa vie au commentaire de ce célèbre théosophe, Friedrich Christian Oetinger, le prélat du Wurtemberg qui évoquait la kabbale non seulement dans ses écrits mais aussi dans ses prêches dominicaux…

C’est incontestablement la doctrine séfirotique des kabbalistes, à la fois processus théogonique et cosmogonique, ainsi que l’assimilation de la divinité à la forme archétypale d’Adam, qui ont le plus stimulé les adeptes chrétiens de la kabbale pour les conduire à une christianisation de celle-ci.

La doctrine de l’En-sof, véritable Deus absconditus des kabbalistes, a particulièrement inspiré les édiles chrétiens, soucieux d’y découvrir une sorte de préfiguration de la sainte Trinité, surtout en lui adjoignant les trois sefirot supérieures réputées icognoscibles.

En faisant de kéter, la couronne, la partie agissante ou l’aspect effectif d’ En-sof, les premiers kabbalistes chrétiens retrouvaient le chiffre trinitaire puisque le Dieu caché n’était pas à proprement parler, une sefira.

Après ce groupe de trois, ils statuaient l’existence des sept sefirot dites inférieures ou de l’édifice, sorte de préfiguration des sept jours de la semaine ou des sept planètes. Ils mettront aussi ce groupe septénaire en relation avec les sept esprits de l’Apocalypse de Jean.
La sixième sefira, tif’érét (la splendeur), symbolise l’aspect masculin de la divinité et est nommée la shekhina supérieure, qui fait face à la dernière sefira malkhout, le royaume, dite shekhina inférieure et symbolisant le caractère réceptif de la féminité.

On peut se représenter cet arbre séfirotique de la manière suivante : à droite, la colonne mâle comprenant dans un ordre descendant hokhma (sophia), héséd (grâce) et netsah (éternité) ; à gauche, les sefirot femelles correspondantes, bina (discernement), Din (jugement) et hod (majesté). Au milieu, jouant le rôle d’une languette compensatrice de la balance se trouvent kéter (couronne), tif’érét (splendeur), yesod (fondement) et malkhout (royaume).

A la fin du XIIIe siècle et au début du XIVème, on assiste, comme on l’a vu supra, à la diffusion des textes fondateurs de la kabbale : le Bahir, le Zohar, sans oublier les écrits d’Azriel de Gérone, de Aboulafia (ob. 1291 ; qui vivait dans l’Italie méridionale) et de Joseph Gikatilla (ob. 1325)…

Tout un corpus kabbalistique était à la disposition des érudits chrétiens désireux de s’instruire et de découvrir les origines de leur foi. Cette christianisation de la kabbale va vraiment commencer avec Pic de la Mirandole, dont le maître d’hébreu fut, tout d’abord, l’averroïste juif Eliya Delmédigo qui traduisit pour lui des traités d’Averroès en latin.

Cet averroïste juif fut le premier à adresser à la kabbale de pertinentes critiques et, surtout, à contester sérieusement l’antiquité de ses sources.

Mais parmi les humanistes allemands, la palme revient incontestablement à Jean Reuchlin (1477–1522), le vrai fondateur des études hébraïques en Allemagne, qui commença ses études bibliques sous la direction du médecin personnel de l’empereur Friedrich III. (1440–1493), Jacob ben Yehiel Loans.

Quelles peuvent bien avoir été les motivations de l’humaniste allemand ? Outre sa volonté de montrer la supériorité de la foi chrétienne, il considérait l’hébreu comme la langue de la Révélation et partant, plus fiable et plus ancienne que le latin.

Une langue du paradis, en quelque sorte. Ludwig Geiger, le fils du célèbre rabbin libéral Abraham Geiger, consacra à Reuchlin quelques études où il porte un jugement des plus sévères sur les publications kabbalistiques du savant hébraïsant de Pforzheim : «aujourd’hui, (en 1871), les publications de Reuchlin sur la kabbale font figure d’élucubrations d’un esprit débile et ne sauraient passer pour le résultat d’authentiques recherches philosophiques…»

Lorsqu’il effectua une mission diplomatique en Italie, Reuchlin prit connaissance des fameuses 900 thèses de Pic de la Mirandole et entra aussi en contact avec les écrits du kabbaliste prophétique Aboulafia.

Pour le diplomate-humaniste, ce fut une découverte intégrale : réussir à se rapprocher de l’essence véritable de Dieu grâce à la permutation des lettres de la Tora et à la spéculation sur les noms divins lui parut absolument merveilleux.

Mais, comme on le rappelait ici même, tout ceci n’était que le point de départ de ses visées christianisantes : l’édifice séfirotique, présenté sous la forme d’un homme primordial (Adam kadmon) symbolisait le Messie chrétien.

Or, en étudiant certains écrits kabbalistiques, Reuchlin découvrit une équivalence entre la shekhina, la Présence divine au monde, et le Messie.

L’interprétation paulinienne voit justement dans l’Eglise le corps du Christ. Reuchlin en conclut que la sefira malkhout, nommée par les kabbalistes la shekhina, et le Christ, forment une seule et même entité.

Et comme les kabbalistes juifs attribuaient à chaque sefira un Nom divin et, qu’en l’occurrence, ils mettaient la sefira malkhout (le Christ-Messie) en relation avec Adonaï (qui signifie maître ou Seigneur), Reuchlin n’eut pas de mal à penser que la kabbale elle-même, avant toute autre doctrine religieuse, reconnaissait la messianité de Jésus…

Mais Reuchlin ne s’en tient pas là : ayant acquis une grande familiarité avec les écrits kabbalistiques, il se concentra sur le nom tétragrammate de Dieu qu’il transforma en pentagramme après y avoir inséré la lettre de l’alphabet hébraïque SHIN. Du coup, on ne lit plus JHWH mais JH CH VH.

La vocalisation hébraïque de ce pentagramme donne désormais Jehosu’a, Jésus ! Après un tel tour de passe passe exégétique, Reuchlin croit pouvoir appréhender quelque chose d’En-sof en s’aidant du nom du Messie qu’il y a introduit en faisant nettement violence au texte.

Par chance, l’apostat juif Paolo Ricci avait traduit en latin les Sha’aré Ora de Gikatilla en 1516 : ce manuel livrait les noms divins servant à effectuer une ascension dans l’univers séfirotique.

Dans son De verbo mirifico (1494) Reuchlin organise une sorte de trialogue entre un philosophe grec, un juif et lui-même.

L’idée centrale, réaffirmée avec force, est que seule une Révélation peut nous fournir une science fondée du monde spirituel. L’homme et Dieu entrent en contact grâce à la découverte des secrets enfouis dans le Tétragramme.

Il ne s’agit pas uniquement de l’essence divine mais aussi de son mode de procession (les sefirot) et de sa diffusion dans l’univers.

Mais Reuchlin n’oublie pas qu’il écrit un ouvrage à la gloire de sa propre religion. Il ajoute que l’on peut, depuis la venue du Christ, passer du Tétragramme de Moïse au nom de Jésus, ce qui rend prononçable ce Nom jadis ineffable. Et ce Nom est à même d’accomplir des prodiges et d’apporter la rédemption…

Cet ouvrage de Reuchlin a rendu son auteur célèbre dans toute l’Europe. Même un esprit fort intéressé par la mystique et l’occultisme comme Agrippa de Nettesheim lui a consacré une leçon en 1509 !

Le De arte cabalistica (1517) renseigne, comme son nom l’indique, sur l’art de la kabbale, c’est-à-dire son exégèse biblique.

Il s’inspire fortement des œuvres de Gikatilla, surtout les Sha’aré Ora. Comme dans le précédent ouvrage, on voit intervenir un juif, un musulman et un philosophe pythagoricien.

La thèse principale est que la kabbale est la science suprême, révélée au premier homme par un ange (encore une référence empruntée aux sources juives anciennes), serait parvenue aux maîtres du Talmud qui l’auraient disséminée dans leurs écrits.

C’est encore la kabbale qui serait, selon l’auteur, au fondement de la philosophie grecque, laquelle aurait elle-même puisé aux sources égyptiennes, hébraïques et perses… Et l’on lit presque à chaque page un éloge dithyrambique du nom de Jésus.

On imagine aisément l’effet que de tels écrits ont pu produire sur ceux qui connaissaient la littérature kabbalistique de l’intérieur. (A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

 

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