Alors que rien ne le laissait présager, Eli Wiesel a dû subir un quintuple pontage en urgence ; moment intense, propice à un retour sur soi.

C’est au départ une histoire tristement banale, comme il en arrive chaque jour à des dizaines de milliers de personnes : des problèmes gastriques qui n’en sont pas, de violentes douleurs dans les épaules qui irradient jusqu’à la mâchoire et, dans le meilleur des cas, l’hospitalisation en urgence. Le protagoniste de cette histoire l’est moins, banal. Déporté avec sa famille alors qu’il n’a que quinze ans, Élie Wiesel a raconté son expérience concentrationnaire d’abord en yiddish, sa langue maternelle, puis en français dans un très grand livre, La Nuit, publié en 1958. Suivra une œuvre littéraire, construite en parallèle à un engagement en faveur des droits de l’homme, qui lui vaudront en 1986 le très prestigieux prix Nobel de la Paix.

Le 16 juin 2011, Élie Wiesel, 82 ans, bascule dans un autre monde lorsque son médecin lui demande par téléphone de le rejoindre aussitôt à l’hôpital, les résultats de l’endoscopie démontrant que ses douleurs abdominales ne sont pas d’origine stomacale, mais laissent présager un grave problème cardiaque et qu’il convient de mener plus loin les investigations. Wiesel qui se sent alors en pleine forme renâcle, et « vole » deux heures à cet ultimatum pour se rendre à son bureau régler quelques affaires. Arrivé aux urgences, la première prise de sang est sans appel : risque réel d’infarctus. Les médecins se concertent et décident d’une intervention immédiate. On envisage d’abord la pose d’un « stent » destiné à permettre au sang de circuler dans les artères. Mais la situation est plus grave encore : ce sera l’opération, un quintuple pontage avec tous les risques liés à ce type d’intervention.

Commence alors le cauchemar pour ce rescapé de la mort à Birkenau, Auschwitz et Buchenwald, qui, cette fois encore, est persuadé de ne pas en réchapper. « Soudain, écrit-il, entre les mains du chirurgien, je me rends compte qu’il me faut regarder la vérité en face : lorsque je m’endormirai, ce sera probablement pour toujours. Ai-je peur de mourir ? Dans le passé, en y songeant, je pensais que la mort ne m’effrayait pas. N’avais-je pas vécu avec elle, et même en elle ? Pourquoi la craindrais-je maintenant ? » Il ne se sent pas prêt – « Est-on jamais prêt ? » – et a encore tellement de choses à faire. Et de voir sa vie défiler dans les quelques minutes qui précédent l’anesthésie ; non, pas sa vie entière, mais des faits saillants en forme d’examen de conscience, sa famille, les camps, ses combats, ses chers disparus, des souvenirs, des regrets, des interrogations, des livres à écrire, des projets inachevés. Dieu, aussi, la Bible et le Talmud… Considérant son corps et ses ressources, il revient, par exemple, sur un mystère dont aucun spécialiste n’a pu lui donner d’explication : souffrant d’abominables migraines lorsqu’il était enfant, celles-ci disparurent la nuit de son arrivée à Birkenau pour reprendre avec la même intensité dès sa libération… Tout comme il s’interroge aussi sur le sens de son engagement, sa lutte contre la haine et les fanatismes : a-t-il suffisamment investi de temps ? « Sans doute pas puisque, nous tous qui avons mené ce combat, devons admettre la défaite. » Et ce terrible constat : « Une fois les camps libérés, je m’en souviens, nous étions convaincus qu’après Auschwitz il n’y aurait plus de guerre, plus de racisme, plus de haine, plus d’antisémitisme. Nous nous sommes trompés. D’où un sentiment proche du désespoir. Car si Auschwitz n’a su guérir l’homme du racisme, qu’est-ce qui pourrait y parvenir ? »

Ce qui caractérise peut être la littérature, à défaut de la définir, c’est cette capacité de dire beaucoup de choses en peu de pages, sans fioriture, dans une langue souple, plus proche du paisible ruisseau que de l’impétueux torrent. Le grand écrivain se reconnaît là : une vie, pourtant bien remplie en 80 pages aérées où rien ne manque, tout est dit ; n’importe quel autre se serait étalé sur plusieurs centaines. Il y a les écrivains du hasard et les écrivains de la nécessité. Les premiers écrivent comme d’autres vont au bureau, avec parfois beaucoup de conscience professionnelle, mais rien ne se produit, rien n’arrive, si ce n’est un ersatz d’évasion, un instant de solitude accompagnée. Les seconds ne sauraient faire autrement que d’écrire. Ils portent en eux le monde, un autre monde, une autre réalité transmutée en mots. Et la magie s’opère.

CŒUR OUVERT, Élie Wiesel, Flammarion, 80 pages, 10 €.

Joseph Vebret – Journal des Femmes Article original

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