De la théodicée à l’individualisme religieux …Par Maurice Ruben Hayoun

La théodicée, la justice divine, occupe une place de choix dans la Bible qui la considère comme l’attribut le plus prégnant de l’essence divine.

Un exemple parmi tant d’autres mais qui se situe dans un contexte précis, à savoir le vibrant plaidoyer du patriarche Abraham en faveur les deux villes pécheresses Sodome et Gomorrhe.

Abraham négocie vraiment avec l’Eternel et, en conclusion de son argumentaire, il s’interroge de manière directe : est il concevable que le juge de l’univers ne pratique pas la justice ? C’est le terme hébraïque Mishpat qui est ici utilisé.

La justice divine, donc la théodicée, a préoccupé les philosophes européens, même en plein dix-huitième siècle, si l’on en croit le philosophe allemand bilingue Leibniz, (il écrivait à la fois en allemand et en français) qui publia en 1710 ses Essais de théodicée. C’est donc un thème philosophique d’importance, situé au carrefour de plusieurs autres comme le mal, la nature humaine et le libre arbitre.

Dans les écrits de la sagesse, la partie sapientiale de la Bible, que sont les Proverbes, l’Ecclésiaste et principalement le livre de Job (sans oublier le rouleau des Lamentations qui aborde ce rapport entre les malheurs d’Israël et la justice divine), le thème de la conduite éthique de Dieu à l’égard de ses créatures est abordé.

Eu égard à la très vaste étendue de ce sujet, je souhaite limiter sévèrement mon propos aux versets bibliques suivants : Jérémie 31 ;29 (En ce jour là, on ne dira plus : les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les dents des enfants qui en ont été agacées), Ezéchiel 18 ;2 ( Pourquoi dites vous ce proverbe dans le pays d’Israël : les pères ont mangé du raisin vert et ce sont les dents des enfants qui en ont été agacées ?) et enfin Lamentations 5 ;7 (Nos pères ont péché et ils ne sont plus, mais ce sont nous qui portons la peine de leurs iniquités).

De quoi s’agit-il ? On nous parle ici des répercussions de la destruction du Temple de Jérusalem par les Babyloniens de Nabuchodonosor et la déportation des élites judéennes dans le pays des vainqueurs.

Et cette génération qui n’a pas connu la vie en Terre sainte, ni les circonstances de la défaite et de la déportation, se révolte contre la situation qui lui est faite : certes, Dieu n’a pas abandonné son peuple sans autre forme de procès, il y avait une cause, l’iniquité du peuple. Mais ce peuple est désormais passé à l’éternité et c’est une autre génération, née en exil et innocente de prime abord qui souffre. C’est absolument injuste, d’où la métaphore fruitière des raisons verts dont l’aigreur se fait sentir, mais non plus sur les âmes pécheresses mais sur leurs enfants. Ce qui constitue une injustice criante.

Cette plainte était devenue un véritable proverbe que les jeunes Judéens en exil se disaient sur la place du marché ou lors de leurs réunions religieuses. Un tel comportement pouvait porter préjudice à la foi en Dieu, une foi inébranlable qu’il fallait absolument enraciner dans le cœur des fidèles. Faute de quoi, le peuple d’Israël aurait sombré dans son exil et aurait perdu tout espoir de retour.

Mais bien au-delà de cela, c’était la justice divine qui risquait de se retrouver dans le creuset de la critique : nous sommes innocents, alors pourquoi donc souffrons nous ? Comme c’est Dieu qui règle les affaires de notre bas monde, est il conscient de cette injustice ? La tolère t –il ? Dans ce cas, il est injuste et commet lui-même des injustices…

Dans le rouleau des Lamentations, on a pris soin de dégager Dieu de toute responsabilité dans le malheur qui s’est abattu sur le peuple d’Israël ; on lit littéralement ceci : Juste est Dieu (tsaddiq) et c’est moi qui me suis révolté contre les propos de sa bouche (ki pihou mariti).

Les choses ne peuvent pas être plus clairement énoncées. Avant d’en venir au chapitre 18 du livre d’Ezéchiel, faisons un rapide détour par le livre de Job. Le débat est ici encore plus tranché car le texte dit que Job se conduisait bien et ne méritait guère tous ces tourments. Et pourtant, rien ne lui fut épargné, ni la perte de son intégrité physique, ni la détresse matérielle et morale, l’irrespect de ses proches, la perte de considération aux yeux de ses amis, la mort accidentelle de ses enfants, etc…

Et tout cela a été provoqué par un défi de Satan lancé à l’Eternel ; si Job se conduit de manière irréprochable, c’est parce que la divinité l’a gâté et richement doté sur tous les plans… Que Dieu cesse de le protéger et de bénir ses efforts et il ne manquera pas de se révolter contre la Providence divine. Dieu entre dans ce cercle infernal avec les résultats que l’on sait.

En fait, le thème métaphysique du livre de Job revient à se demander si la vie humaine peut être à l’abri des aléas de l’existence, si la main protectrice du Seigneur est toujours placée sur nos têtes ou si la nature même de la vie sur cette terre nous expose immanquablement à des malheurs : pouvons nous alors, dans ce cas, incriminer Dieu ?

Le livre se garde bien de trancher ce grave débat. La fugacité de la vie humaine, le caractère éphémère de la vie humaine, les limites de l’intellect, autant de données qui pèsent lourdement sur notre destinée. Dans le dernier chapitre de ce livre, le 42ème, Job reconnaît sa défaite, ce qui signifie que ni Dieu ni le livre n’ont répondu à la question. Job s’exclame sur son fumier : je te connaissais par ouï-dire, mais à présente mon t’a vu, c’est pourquoi je (me) méprise…

Ce n’est pas une réponse à la grave question métaphysique qui est posée. Et le fait que Dieu redonne à son serviteur Job tout ce qu’il avait perdu au quintuple n’y change rien. Pourquoi Job a t il souffert ? On ne le saura jamais.

En revanche, il n’est pas inintéressant de relever qu’un penseur comme Moshé ben Nahman, Nahmanide (XIIIe siècle), proche à la fois des philosophes et des kabbalistes, a laissé entendre que ce n’était pas l’âme de Job qui souffrait dans sa poitrine mais une autre âme, celle d’un pécheur, revenue sur terre pour expier des fautes commises lors d’une vie antérieure…

Nahmanide, sans jamais le dire vraiment, en vient à la transmigration des âmes : c’était le prix à payer pour maintenir en même temps la vertu de Job et la justice divine.

Je vais finir ce rapide aperçu avec le chapitre 18 du prophète Ezéchiel. Il développe comme le feront les penseurs de la scholastique, le processus théologique : le père vertueux ne paiera pas pour un fils impie et inversement : un fils vertueux ne paiera pas pour un père impie…

Voici un passage de ce chapitre 18 :
l’âme qui pèche sera celle qui mourra .Si un homme est juste et pratique le droit et la justice; s’il ne mange pas sur les montagnes et n’élève pas les yeux vers les idoles infâmes de la maison d’Israël, s’il ne déshonore pas la femme de son prochain et ne s’approche pas d’une femme pendant sa souillure; s’il m’opprime personne, s’il rend au débiteur son gage, s’il ne commet pas de rapines, s’il donne son pain à celui qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu; s’il ne prête pas à usure et ne prend pas d’intérêt; s’il détourne sa main de l’iniquité; s’il juge selon la vérité entre un homme et un autre; s’il suit mes préceptes et observe mes lois, en agissant avec fidélité, celui-là est juste; il vivra –oracle de Dieu .Mais cet homme engendre un fils violent, qui verse le sang et qui fait à son frère quelqu’une de ces choses,

Ezéchiel a vraiment apporté la réponse théologique qui s’imposait. Il a découvert l’individualisme religieux. Il a sacralisé la conscience morale de tout un peuple. Faute de quoi, nous aurions été appelés à payer pour des fautes que nous n’aurions pas commises.

C’est de lui que provient la phrase devenue proverbiale: Dieu ne veut pas la mort du pécheur (ki l o értsé be mot ha mét ki im be shouvo mi darako ha ra’a wa hayya)

C’est lui qui a permis aux sages du Talmud de renoncer à la théologie du livre de l’Exode où Dieu menaçait de s’en prendre à la troisième et à la quatrième génération de ses ennemis. Ezéchiel a rétabli l’équilibre. Seule l’âme pécheresse mourra et nulle autre.

Les talmudistes étant des esprits méticuleux, ils sont envisagé toutes les situations, y compris celle où les deux plateaux de la balance s’équilibrent., rendant impossible toute prise de décision.

Que faire ? Eh bien, dans son infinie miséricorde, Dieu prend de sa propre initiative un paquet de bonnes actions pour faire pencher la balance dans le bon sens, innocenter et gracier les humains… C’est donc d’amour et bonté, ami de l’humanité.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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