De la résilience dans la tradition juive: Le jour de la Shoah, le jour du souvenir, le jour de l’indépendance…par Maurice Ruben Hayoun

Ce texte m’a été soufflé, pour ainsi dire, par une réflexion émue sur les commémorations célébrées ces derniers jours au sein de l’Etat d’Israël. Cérémonies très émouvantes magnifiquement diffusées par la télévision I24News dont le siège se trouve dans le port de Jaffa.

Je me suis posé la question de l’ordre dans lequel les trois journées marquantes indiquées dans le titre sont célébrées.

Et ma réflexion a abouti à montrer que même les Israéliens les plus laïcs n’en demeurent pas moins très attachés à leur tradition religieuse originelle, en l’occurrence la Bible hébraïque et le Talmud, présenté comme la quintessence de l’effort exégétique multiséculaire des Sages. Qu’ils en soient ou non conscients, leurs racines s’imposent à leur esprit quand il s’agit de prendre de grandes décisions.

Philosophes et historiens, qu’ils fussent ou non juifs, se sont posés la question suivante : vu les catastrophes que les juifs ont subi au fil des siècles, peut –on parler d’une histoire au sens courant ou ne devrait on pas parler plutôt d’une martyrologie ?

En d’autres termes plus directs : ce peuple sur lequel Dieu est censé avoir jeté son dévolu, a t il une histoire ou simplement un destin qui l’emprisonne comme un carcan ? Quand on examine les différents livres du Pentateuques mais aussi les livres prophétiques, on relève que Dieu n’a jamais demandé à ce peuple s’il consentait à devenir le sien, il s’est tout bonnement imposé à lui. Et à chaque incartade, la divinité a puni sévèrement ce peuple.

Dans le nouvel Etat d’Israël qui fête ses soixante et onze ans d’existence, ces trois journées forment une véritable trilogie, voire une trinité politico-religieuse ;c’est un véritable résumé, un précis de l’histoire juive moderne au sein de laquelle le peuple concerné est enfin devenu acteur, maître de son destin qu’il façonne à sa manière, sans rendre de comptes à qui que ce soit.

On commence par repenser au désastre, une catastrophe qui était à deux doigts de mettre définitivement un terme à l’aventure d’un peuple dont la survie et la résilience ont infligé un grand démenti à toutes les prévisions.

Je me souviens de ce constat que j’entendis, de la bouche de notre professeur d’histoire, pour la première fois, jeune lycéen à l’Ecole Maimonide à Boulogne sur Seine…

Si aucune force supra-historique n’avait pas été de la partie, les juifs auraient disparu. On sait depuis longtemps que les civilisations et les peuples peuvent mourir et disparaître en ne laissant derrière eux que des séquelles fossilisées. Il suffit de voir les peuples dont la Bible parle et qui ont disparu de la scène de l’histoire mondiale.

La tradition juive a pu, grâce à un mouvement de balancier dont elle a le secret, déjoué le verdict de l’histoire mondiale. Il suffit de s’en référer aux prières, parangon de la spiritualité d’Israël, pour s’en rendre : les juifs donnent l’impression de s’étonner d’être encore en vie.

Et ce, depuis les origines, jusqu’à au moins le milieu du XIXe siècle, lorsque l’érudit Nachman Krochmal publia son ouvrage Moréh nebukhé ha zeman (Le guide des égarés de notre temps. Sa thèse centrale est la suivante : tous les peuples qui ont jalonné l’histoire mondiale ont connu différentes phases: la naissance, le développement progressif, la maturité plus ou moins glorieuse et enfin le déclin et la mort. Selon Krochaml, cette loi de l’évolution historique ne s’applique pas à Israël.

Mais pour quelles raisons ? Principalement, parce que ce peuple a choisi (de force plutôt que de gré) de s’aligner sur un être qui transcende l’espace et le temps. Avec un tel modèle divin, ce peuple ne pouvait pas disparaître sans laisser de traces.

Par sa révolution monothéiste, il a incommodé tant d’autres peuples qui, jadis, dans la haute Antiquité, faisaient la pluie et le beau temps… Abraham Heschel dans ses Bâtisseurs du temps (brillamment réédités par Monsieur Claude Serfati), a rédigé de très belles pages à ce sujet : il parle d’un Israël qui construit des ponts en papier, des empires spirituels, au lieu d’exceller dans l’érection de monuments ou d’obélisques, construits dans le vain espoir qu’ils seraient éternels et leur conféreraient l’immortalité. On connaît la suite : qui se souvient de Ammonites, des Jébuséens, des cananéens, des philistins, etc… ?

Si l’on examine la teneur des prières juives et des bénédictions, on relève aussitôt que la survie a toujours été la préoccupation majeure de ce peuple. Et c’est pour rendre hommage à cette idée que le Yom ha-Shoah ouvre ce cycle de trois jours.

On commence d’abord pour reconnaître que l’histoire est généralement tragique ; elle n’a aucune pitié pour les peuples qui ne se soucient pas de leur survie et ne songent qu’à vivre dans l’immédiat, l’instant fugace, sans se dire que tout peut disparaître du jour au lendemain.

Les juifs, eux, savent et c’est pour cette raison qu’ils implorent constamment Dieu d’épargner leur vie, de leur donner de bonnes nouvelles, de leur permettre de commémorer leurs fêtes liturgiques d’une année à l’autre.

Ayant goûté l’amertume de l’exil durant près de deux millénaires, jalonnés de sanglantes persécutions, ils savent de quoi ils parlent. Car la Shoah, sans priver les autres peuples victimes de tentatives génocidaires d’un égal mérite et d’une égale dignité, est et demeure un cas unique.

Quand vous scrutez les traits du visage de ces grands généraux parmi les meilleurs au monde, des hommes qui ont affronté la mort au cours de toutes les guerres d’Israël, vous discernez sans peine l’émotion profonde qui les traverse au plus profond de leur être. Un jour, l’ancien chef d’Etat major Ehud Barak, en visite en Pologne a déploré que Tsahal ait survolé les camps de la mort, si tard, trop tard, pour sauver des millions de vies. Il a eu raison.

Et l’Etat a bien fait de ne pas rejeter ce souvenir de la Shoah, ayant enfin compris qu’il y eut des résistants juifs des Ghetto (lohamé ha getaot) et que tous les juifs ne se sont pas laissés massacrer sans réagir. Certes, faute de moyens et en raison de l’isolement, ces résistants n’ont pas pu éviter le désastre…

Le second jour est le Memorial day, le jour du souvenir, au cours duquel le peuple d’Israël rend hommage à la mémoire des disparus en service commandé. Les valeureux soldats de Tsahal, tombés au cours de toutes ces guerres, mais aussi toutes les victimes du terrorisme.

Et Dieu sait que cette liste n’est toujours pas complète une fois pour toutes. Il faut regarder les Israéliens se figer ce jour là lorsque les sirènes retentissent deux minutes qui semblent interminables.

Les prières des morts, les visites dans les cimetières civils et militaires, les larmes qui noient les yeux de ceux qui se souviennent. Et on implore que se réalise enfin l’oracle du prophète qui disait bien des siècles avant notre ère : je n’ai rien trouvé de mieux que la paix pour Israël… (Lo matsati tov le ysrael ella shalom)

Et cette référence prophétique me sert de transition pour le troisième jour de ce cycle, le jour d’Indépendance, sommet de la joie et donc de la résilience. J’ai pu écouter dans l’émission Histoire de Me Valérie Perez, la voix de David Ben Gourion proclamer la naissance de cet Etat dont chaque jour d’existence est un véritable acte d’héroïsme.

Mais quelle résilience ! Ceux-là mêmes qui pleuraient la veille et communiaient dans l’évocation de douloureux souvenirs entonnaient des chants et se livraient à des réjouissances. Il y a dans le livre de Jérémie, plus de six siècles avant notre ère, une très belle page où l’on nous décrit Rachel, symbole du peuple d’Israël puisqu’épouse u patriarche Jacob et mère de Joseph, en pleurs et en gémissements (plaintes, larmes amères, Rachel pleure ses fils et refuse de se laisser consoler…)

Le prophète, auteur avant la lettre de la résilience, lui ordonne d’essuyer ses larmes, car, lui lance t il, il y a un espoir pour ce qui va suivre… Il ajoute, pour conclure son propos : les fils reviendront chez eux.

Eh bien, tardivement, certes, mais ils ont fini par revenir chez eux. L’oracle du prophète a fini par se réaliser.

Est ce un hasard si c’est le même mot TIKWA, utilisé par le prophète jadis, qui a donné son nom à l’hymne national israélien ? Non point.

Et nous devons bien reconnaître que, comme le disait Ben Gourion, nous sommes d’abord et toujours des juifs.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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