BibliOdyssées :  A bord du bateau-Livres

Par Jean-Marc Alcalay

Manger le Livre, sauver les Livres !

 

Que ce Livre, BibliOdyssées,[1] paraisse autour de la fête de Pessa’h n’est peut-être pas un hasard. Ce soir-là, la lecture de la Haggadah, qui rappelle la sortie d’Egypte s’accompagne du repas dit du Seder, qui signifie ordre. Cette nuit-là, il est donc question de mettre de l’ordre dans le défilé des générations. Dans son essai, Manger le livre[2], le psychanalyste Gérard Haddad écrit qu’il s’agit aussi de, justement, manger le Livre (que j’ai choisi pour cette recension d’écrire avec un L majuscule). Belle métaphore ! Entendons encore, que si le Livre est le gardien de notre mémoire, nous devons alors l’incorporer, l’introjecter, le faire notre et pour mieux sauver notre histoire de l’oubli, il faut par conséquent sauver les Livres de leur destruction par les hommes ou par le temps…

Ivres des Livres

Le jeu de mots est facile, mais enfin… Je ne peux pas m’empêcher de le reprendre tant il convient à ce BibliOdyssées qui parle à tous les amoureux des Livres. Deux écrivains, Kamel Daoud et Raphaël Jerusalmy ouvrent ce BibliOdyssées, par ailleurs, richement illustré par deux récits, dont l’un est biographique, celui de Kamel Daoud, et l’autre, imaginaire et métaphorique, celui de Raphaël Jerusalmy. Joseph Belletante fait la préface de ce bel ouvrage-hommage aux Livres. Lui et Bernadette Moglia rédigent les notices de cinquante histoires de Livres, de leurs auteurs, comme des bibliothèques perdues, disparues ou sauvées…

Frère courage

Plaisirs, souffrances, jouissances de l’adolescence et culpabilité sont l’enjeu de ce premier récit d’enfance « Textures ou comment coucher avec un livre ». Kamel Daoud se souvient dans l’Algérie des années 60, de ses tourments, de ses doutes, de ses peurs mais aussi de ses bonheurs, ceux de découvrir sa sexualité naissante, grâce à un Livre de femmes. Il lui ouvrait les portes d’un plaisir à vivre sur terre et l’auteur de se trouver alors écartelé entre ses pulsions adolescentes et le Coran, l’autre Livre de la maison qui ne cessait au contraire de lui interdire ce même plaisir mais tout en lui promettant de le « vivre » une fois qu’il serait arrivé au paradis. Eros sur terre contre Eros une fois mort, Kamel Daoud a semble-t-il choisi la première possibilité. Heureusement !

Récit-vérité-mémoire-plaisir-culpabilité, Kamel Daoud a fait œuvre de beaucoup de courage pour se souvenir et écrire sur son enfance, déchirée, comme un Livre, entre les plaisirs du sexe et les interdits du Texte…

Le manuscrit de la fable morte…

…Non pas morte mais arrachée, déchirée dans ce beau, érudit et palpitant récit imaginaire, mais très documenté, de Raphaël Jerusalmy qu’il intitule « l’âne et le rapace ». Son personnage principal n’est autre que le morceau d’une fable arrachée d’un livre, victime de l’autodafé du sinologue Peter Kien, le héros du second roman d’Elias Canetti, Auto da-fé (1935). Un bibliophile devenu fou qui brûle avec ses 25 000 Livres… Raphaël Jerusalmy imagine que la fable a été en partie sauvée, certes, mais elle est en lambeau. Il faudra à la fois en retrouver l’auteur et en reconstituer l’entièreté. Inutile de préciser que Peter Kien qui dans le roman vit en 1933, anticipe sous la plume d’Elias Canetti ce qu’il adviendra des Livres et des hommes sous le nazisme…

Au fil des pages que l’on dévore avec le plaisir de l’archéologue, le récit de Raphaël Jerusalmy se transforme en une véritable enquête policière. Qui est l’auteur de cette fable réduite en lambeau ?, et comment la compléter pour reconstituer le texte ? Notre auteur nous invite à remonter le temps à travers les autodafés qui ont jalonné l’histoire du Livre et des hommes, car le Livre, nous le savons, libère l’homme autant qu’il est dangereux pour chaque pouvoir totalitaire. On le brûle, on le confisque, on expulse ses auteurs, ses traducteurs, ses passeurs en quelques sortes. Avec Raphaël Jerusalmy, ce bout de fable à qui il donne la parole, qu’il humanise donc, connait une véritable Odyssée qui nous amène de Vienne en 1933 à Londres en 1704, puis encore en France en 1661 aux cotés de La Fontaine qui est la piste qui conduit à Esope, mais est-ce bien la bonne clef ? Il faut lire ce qui ressemble à un thriller archéologique pour le savoir ! Passage par le Japon, retour au Moyen-Âge puis encore à Oxford où traducteurs et rabbins sauvent la fable avant leur expulsion. La réponse dernière se trouve-t-elle à Athènes, dans les dernières paroles de Socrate ? Ou ailleurs, à Delphes…Mais quel est son auteur ? Il nous faut tout lire pour connaître enfin la fin de l’histoire !  Reste à donner la parole à la fable ainsi reconstituée ? : « Sous quel thème me ranger ? Foudre ? Exil ? Index ? Talismans ? La tâche est rude puisqu’en deux mille ans, j’ai tout affronté : éléments naturels, censure, spoliation, exil, fautes de frappe, inexactes traductions et même négligence. Mais j’ai été par deux fois sauvée : par un adolescent aux mains rugueuses et par une jeune femme aux gants blancs. A plus de deux mille ans de distance ! [3]»…

Livres en errance

Livres ainsi frappés par la foudre, défendus, dispersés, Livres fétiches que nos deux autres auteurs, Joseph Belletante et Bernadette Moglia appellent Talismans. Ce sont, écrivent-ils les livres qui sauvent, et ils nous sauvent d’une mort annoncée et d’une mélancolie certaine. Ainsi, pouvons-nous relire l‘histoire tragique de Vie et destin mais aussi de son auteur Vassili Grossman, celle de la bibliothèque perdue de Walter Benjamin et du triste destin de ce philosophe, à la frontière espagnole. J’ai découvert qu’Abbie Hoffman volait des Livres, puis j’ai retrouvé l’histoire de la Haggadah de Sarajevo (écrite vers 1350) qui a échappé à l’inquisition espagnole, a traversé l’Europe des guerres et des bûchers pour être récupérée in extrémis pendant le siège de capitale bosniaque. Il est aussi question du sauvetage de l’œuvre de Kafka par Max Brod lequel en désobéissant à son ami qui voulait presque tout brûler nous a donné le meilleur à lire de ce que la littérature a jamais produit : Le Procès, Le château, La Colonie pénitentiaire, La Métamorphose et toute la Correspondance de ce génie praguois du verbe… Citons encore Sylvain Tesson et sa bibliothèque de voyages, Ernest Hemingway, Mary Shelley et bien d’autres encore dont toutes les notices sont passionnantes à lire…Ces présentations d’auteurs et leurs rapports passionnées aux Livres racontent ainsi les vies de ceux qui ont écrit et ceux qui ont sauvé les Livres. Histoires aussi des bibliothèques perdues, retrouvées et sauvées…Tous ces amoureux des Livres restent les véritables passeurs et les transmetteurs d’un savoir. Ils n’en finissent pas de nous faire aimer encore et encore davantage les Livres.

Un hymne à l’amour…

des Livres. BibliOdyssées. Ce Livre porte bien son titre qui rappelle évidemment le périple d’Ulysse mais dont l’histoire est à la fois vraie et fausse, une légende, une haggadah grecque quoi !, qui a traversé le temps grâce au génie d’Homère. BibliOdyssées nous invite à devenir les Noé d’une arche, non plus pour sauver les animaux, ce que, écoutant le récit biblique, nous devrions continuer à faire pour sauver l’espèce humaine, mais, sauver les Livres qui, depuis qu’ils existent sous toutes les formes que nous leur connaissons, ont fait de nous des Hommes. Depuis, ils ont essayé de résister à toutes les tempêtes du temps et à toutes nos folies destructrices. Hélas, certains ont disparu à jamais. Mais en sauvant les Livres, nous sauvons aussi notre esprit d’un naufrage certain qui est la pire des catastrophes que nous pourrions connaître. En effet, la disparition des Livres nous plongerait dans le néant de l’âme, ce que nos écrivains et nos sauveurs de Livres que sont Kamel Daoud, Raphaël Jerusalmy, Joseph Belletante et Bernadette Moglia nous rappellent avec toute l’insistance et le talent qui n’appartiennent qu’aux vrais écrivains et aux amoureux des Livres.

 

Par Jean-Marc Alcalay

[1] Kamel Daoud, Raphaël Jerusalmy, BibliOdyssées, Joseph Belletante, Bernadette Moglia, 50 histoires de livres sauvés, Actes Sud, Imprimerie nationale Editions, 2019. Joseph Belletante est directeur du Musée de l’Imprimerie et de la communication graphique. Bernadette Moglia est responsable de la communication et des partenariats du musée. Ce livre a accompagné l’exposition « l’Odyssée des livres sauvés », Lyon, du 12 avril au 22 septembre 2019.

 

[2] Gérard Haddad, Manger le livre, Grasset, 1984.

[3] Raphaël Jerusalmy, « L’âne et le rapace », in BibliOdyssées, p.49.

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