Pierre-André Taguieff: « La sur-information prédispose aux théories du complot »

Pcomplot fleuve

C’est l’un des spécialistes français du complotisme, auquel il a consacré plusieurs ouvrages: le sociologue Pierre-André Taguieff ne pouvait manquer de réagir aux théories fantaisistes qui ont suivi les attaques contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

Pierre-André Taguieff

Pour Pierre-André Taguieff, combattre les théories du complot, aujourd’hui, c’est accepter de descendre dans « l’arène » Internet.

 

Les attentats de janvier à Paris ont donné lieu à un grand nombre de ce que vous appelez des « récits complotistes ». En quoi sont-ils différents de ceux qui les ont précédés?

Il faut distinguer d’abord, parmi les complots imaginaires, les méga-complots (tel le 11-Septembre), dont la signification est planétaire, et les micro-complots, locaux ou nationaux, qui se réduisent souvent à des rumeurs de manipulation. Ensuite, parmi les récits complotistes, ceux qui sont élaborés par déduction, disons le complotisme classique, qui consiste à lire les événements à la lumière de croyances dogmatiques, par exemple la main invisible de Satan, des francs-maçons ou des « Sages de Sion » dans l’Histoire, et ceux qui le sont par induction, à partir d’une hypercritique des « récits officiels », démarche caractéristique de ce que j’appelle le néocomplotisme. 

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Depuis la mise en doute de la « version officielle » du 11-Septembre, le premier geste accompli par les nouveaux conspirationnistes est le relevé de « détails » supposés troublants ou d’incohérences supposées flagrantes, à partir desquels ils s’autorisent à prendre la pose d’un étonnement ostentatoire: « Qu’y a-t-il derrière? », « Qui est derrière? » et « A qui profite l’action terroriste? » Vient ensuite la mise en doute explicite des « versions officielles » de l’événement, qui justifie elle-même la formulation d’hypothèses « alternatives » supposées explicatives, où les commanditaires de l’opération, réduite à une machination ou une manipulation, sont désignés clairement ou seulement suggérés. La plupart des petites « théories du complot » contemporaines sont bricolées selon ce mode d’inférence mimant une enquête policière et recourant à l’hypercritique des explications « officielles ». 

Dès le 8 janvier 2015, le lendemain de l’attentat contre Charlie Hebdo par les frères Kouachi, on a vu circuler sur le Web des thèmes complotistes mettant en cause la « version officielle » des faits. L’hypercritique du récit « officiel » de l’attaque meurtrière devait aboutir à une mise en accusation dont la conclusion était connue d’avance: les autorités et les médias mentent et manipulent l’opinion pour des raisons secrètes qu’il s’agit de dévoiler. 

On doit pointer la forme nouvelle prise par cette hypercritique, rendue possible par l’extension du Web: les complotistes jouent sur les images (photos ou vidéos), ou plus exactement sur des lectures biaisées de ces dernières. Le matériel visuel sélectionné joue le rôle d’une base empirique, occasion de formuler des hypothèses interprétatives douteuses. Les argumentations néocomplotistes, disons post-11-Septembre, prennent appui d’une façon croissante sur des démonstrations visuelles, par la mise en ligne de photos et de vidéos montées et décryptées de telle sorte qu’elles paraissent vérifier l’hypothèse d’une manipulation. Ici encore, le relevé de détails prétendument « troublants » débouche sur le jugement attendu, dont la forme minimale est la suivante : cette affaire hautement médiatisée est « louche ». Il convient donc de la réinterpréter, poursuivent les complotistes, en répondant à la question rituelle « À qui l’attentat profite-t-il? »  

Les petites « théories du complot » qui ont suivi les attentats parisiens relèvent du même mécanisme que celles qu’a suscitéesl’affaire Mohamed Merah au printemps 2012. C’est, plus clairement encore, cette même contradiction entre la conviction que l’islam est une « religion d’amour et de paix » et la dure réalité du terrorisme jihadiste, dont les acteurs se réclament d’un islam « pur » ou authentique, qui fait que, face aux attentats islamistes, bien des musulmans en arrivent à un déni de réalité pour échapper à la dissonance cognitive, ce qui les dispose à croire aux pseudo-explications complotistes. 

Celles-ci reviennent à réinterpréter les faits comme autant d’indices d’un complot « islamophobe » visant à diaboliser les musulmans en général (« un complot pour salir l’islam » ou « les musulmans ») ou à provoquer des affrontements entre musulmans et non-musulmans, voire une guerre civile, dans le cadre d’une stratégie du chaos conçue par des puissances occultes. 

L’attentat contre Charlie Hebdo par les frères Kouachi au nom de l’islam est à son tour dénoncé comme une opération sous fausse bannière. Identifiés au moyen de la baguette divinatoire « A qui profite le crime? », les commanditaires chimériques dénoncés sont toujours les mêmes: les services secrets israéliens (« le Mossad ») – visant à « punir » la France d’avoir voté pour la résolution socialiste sur la reconnaissance de l’État palestinien – états-uniens (« la CIA ») – visant à provoquer une guerre civile en Europe pour affaiblir cette dernière – ou français, en vue, par exemple, de faire remonter la popularité du président de la République dont le parcours « sans faute », après l’attentat, prouverait qu’il s’y était soigneusement préparé! 

Internet change-t-il la nature même du conspirationnisme?

Non, mais il en augmente la résistance à la critique. Ce qu’on peut attribuer à Internet, outre l’information en temps réel, se résume à un certain nombre d’effets: globalisation des rumeurs, relativisation du vrai et du faux, indifférenciation du réel et du chimérique, saturation informative, qui favorisent l’émergence et la haute diffusion des croyances complotistes. 

Internet accélère et renforce aussi « l’effet mille-feuille » qu’on rencontre dans le néocomplotisme de l’après-11-Septembre: le mitraillage de « preuves » nouvelles qui épuise le malheureux critique des thèses complotistes, qui doit toujours courir après un nouvel argument à réfuter. Quant à l’esprit critique, il se perd dans le torrent des délires inspirés par l’hypercritique des « vérités officielles », principal moteur de la récente vague conspirationniste. 

La suspicion à l’égard des autorités traditionnelles (enseignants, intellectuels, journalistes, dirigeants politiques) a trouvé dans le Web un moyen d’expression privilégié et un puissant instrument de persuasion. 

La « société de la transparence » est-elle un facteur aggravant ou, au contraire, une réponse possible?

Le désir de transparence est une exigence légitime des défenseurs de l’idée démocratique, celle d’un monde où le soupçon serait devenu impossible, l’apparence étant parfaitement conforme à la réalité. Or, l’usage d’Internet radicalise l’impératif de transparence, c’est-à-dire de ne rien cacher et de tout dire, de tout dévoiler, de révéler tous les secrets. 

Le désir de transparence s’avère un désir insatiable, qui aiguise le soupçon, le rend infini. D’où ce paradoxe: la transparence alimente le soupçon qu’elle était censée abolir. La vérité reste ailleurs, comme la réalité. Et la diabolisation de l’ennemi se banalise… Nous sommes embarqués: on ne peut réparer les dégâts commis avec l’outil Internet qu’en recourant au même outil. Il faut donc accepter de descendre dans l’arène, se risquer sur le Web où se mènent les batailles, multiplier les sites et les blogs d’analyse critique du discours conspirationniste, y pratiquer un mode de harcèlement argumentatif combinant établissement des données et réfutation des sophismes constitutifs de la pensée conspirationniste. 

Mais ce processus d’auto-correction engendre des effets pervers. L’exposition aux croyances complotistes s’est considérablement accrue avec l’entrée dans l’information mondialisée et non filtrée. Le désir légitime d’expliquer et de comprendre peut toujours se satisfaire d’idées fausses et douteuses. Or, celles-ci pullulent comme jamais en raison de la dérégulation du marché de l’information, où les faits correctement établis sont mis sur le même plan que les fantasmes et les rumeurs infondées. C’est parce que la sur-information est non maîtrisable qu’elle s’inverse en sous-information. Ce mitraillage informationnel favorise la crédulité et, à travers le rejet systématique des « vérités officielles », dispose à l’adoption de « théories du complot », qui ont la séduction des savoirs alternatifs. 

Le complotisme a-t-il une couleur politique?

Les croyances complotistes prennent toutes les couleurs politiques. A l’époque de la Révolution française, au chimérique complot franc-maçon ou maçonnico-jacobin répond le non moins chimérique complot contre-révolutionnaire, royaliste ou aristocratique. Dans la seconde moitié du XIXe siècle surgit, dans la pensée réactionnaire, le complot judéo-maçonnique, où la figure de l’ennemi révolutionnaire et comploteur passe du franc-maçon au juif, maître secret de la franc-maçonnerie non moins que de l’internationale financière et de l’internationale communiste. Mais le révolutionnaire Bakounine imagine tout autant, en 1872, un grand complot menaçant, en réunissant, dans le même complot juif pour la domination universelle, le pôle capitaliste (la banque Rothschild) et le pôle communiste-marxiste (Marx), soit les deux faces de ce qu’il appelle la « secte exploitante ». 

Vers le milieu du XXe siècle, le complot prêté aux élites en place (dirigeants politiques, économiques, etc.) a pris plus d’importance que le complot attribué aux minorités subversives, et fait désormais fantasmer autant à gauche qu’à droite. 

Depuis la fin du XXe siècle, le nouveau méga-complot dénoncé par les extrémistes de gauche comme de droite, c’est le « mondialisme » ou le « Nouvel Ordre mondial », voire le « néolibéralisme ». Au « complot islamiste » dénoncé par certains (de droite comme de gauche) répond le « complot islamophobe » dénoncé par les islamistes. Et il y a toujours, à gauche, des dénonciateurs passionnés des complots « réactionnaires » ou « fascistes », comme, à droite, des visionnaires en lutte contre la menace communiste, d’autant plus inquiétante qu’elle est invisible. 

Le complotisme se nourrit de vrais complots et de vraies manipulations. Que répondre à ceux qui disent: « Vous voyez bien »?

Nul ne nie l’existence de vrais complots, de mensonges d’État ou de propagande, de machinations diverses servant d’armes politiques. Les alliances ou les ententes secrètes font partie de la vie politique ordinaire. 

Mais les manipulations avérées dues aux services secrets ne doivent pas faire oublier que ces mêmes services secrets (CIA, Mossad, etc.) sont aussi accusés régulièrement, sans preuves, d’être derrière tous les événements jugés négatifs, troublants ou traumatisants. 

Les professionnels du complotisme sont de grands amateurs de « zones d’ombres », au point d’en voir partout ou de les inventer. Ils ont l’art de les exploiter à des fins politiques. Ce qui reste difficile, c’est de distinguer clairement, dans certaines situations, entre le complot réel qui semble probable (mais non élucidé) et les récits complotistes qui le recouvrent. 

C’est le cas de l’assassinat du président Kennedy, le 22 novembre 1963, objet d’interprétations multiples et contradictoires, où dominèrent dans un premier temps les hypothèses liées à la menace communiste ou à la mafia. Mais certains idéologues conspirationnistes ont aussi diffusé la thèse selon laquelle le président américain aurait été tué sur ordre du « gouvernement mondial » occulte qu’il s’apprêtait à démasquer… 

Comment protéger les « anticomplotistes » de la tentation du complotisme?

Ceux qui dénoncent les « théories du complot » le font en général au nom de normes ou d’exigences rationnelles: attitude sceptique ou exercice du doute méthodique, analyse de la cohérence des prétendues « théories », examen critique des preuves empiriques. Mais les anticomplotistes peuvent eux-mêmes sombrer dans un délire consistant à voir des complotistes et des complots imaginaires partout. Autrement dit, le scepticisme ou le soupçon à l’égard du soupçon ne suffisent pas pour échapper aux visions paranoïaques, à ce que j’appelle la paranoïa banale ou normale, dimension de la pensée sociale ordinaire. 

C’est à travers leur systématisme et leur posture d’accusateurs que les anticomplotistes peuvent sombrer dans un contre-complotisme. Le dogmatisme est une tentation permanente et peut phagocyter l’esprit critique comme le doute sceptique. Les dénonciateurs obsessionnels des faux complots risquent ainsi de ressembler aux obsédés du complot. On peut craindre l’apparition de dénonciateurs fanatiques du complotisme. La frontière est parfois mince entre le désir de lucidité et le délire interprétatif. 

Pour s’immuniser contre cette tentation, le mieux est de se montrer sceptique à l’égard de son propre scepticisme et de s’en tenir à la défense d’un pluralisme réfléchi. Appel à la prudence, comme sagesse pratique. 

Sur la question, Pierre-André Taguieff a publié notamment, chez Fayard/Mille et une nuits: La Foire aux « Illuminés ». Ésotérisme, théorie du complot, extrémisme, 2005 ;L’Imaginairedu complot mondial, 2006 ; Court traité de complotologie, Depuis les attentats du 11-Septembre, 2013. 

 Propos recueillis par , publié le , mis à jour à

Source : lexpress.fr

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