1940-1944 – Une réalité ou une idée reçue ? Pour certains historiens, le sauvetage des Juifs bulgares doit être considéré comme un sujet de fierté nationale. Dès 1966, Hannah Arendt donne le signal en écrivant à propos de la Bulgarie : « Pas un seul Juif n’a été déporté, aucun n’est mort de cause autre que naturelle ». Tzvetan Todorov, directeur de recherche au CNRS, de s’exclamer en 1999 « Comment expliquer (…) ce merveilleux accomplissement du bien ? » Il est exact qu’aucun des 50 000 Juifs résidant dans la Bulgarie des frontières de 1918 n’a été déporté. C’est oublier les 11 343 Juifs envoyés à la mort en 1943 de Thrace et de Macédoine, des territoires « libérés par l’armée bulgare » en 1941. Deux provinces qui faisaient partie de la Bulgarie avant 1918.

Alliée de l’Allemagne pendant la guerre de 1914-1918, la Bulgarie a dû céder sa province de Macédoine à la Serbie (qui deviendra la Yougoslavie) et celle de Thrace à la Grèce. En mars 1941, La Bulgarie rejoint l’Axe, l’alliance militaire de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon. Comme nouvelle alliée de Berlin, Sofia autorise les troupes allemandes à transiter par le pays, ce qui facilite la conquête de la Grèce, de la Yougoslavie et l’offensive contre l’URSS. Bien que n’ayant pas combattu, les troupes bulgares sont autorisées par les Allemands à reprendre possession de la Thrace et de la Macédoine. Ce ne sont pas des troupes d’occupation bulgares qui arrivent mais bien une armée de Libération.

Le dirigeant bulgare Bogdan Filov (debout) et le ministre allemand des Affaires étrangères Joachim von Ribbentrop (assis, au centre) lors de la signature du pacte tripartite. Ce traité alignait formellement la Bulgarie avec les puissances de l’Axe. Vienne, Autriche, 1er mars 1941.

Le 5 juin, ce retour à la mère patrie de deux provinces qui font partie du patrimoine ancestral bulgare est concrétisé par un décret le 5 juin 1942 :Tous les anciens citoyens yougoslaves ou grecs de ces territoires redeviennent bulgares à l’exception des personnes d’origine juive. Cette mesure discriminatoire antisémite grave sera fatale.

Les Allemands ne se préoccupent de la « solution finale » en Bulgarie qu’au début 1943, une année après le début des déportations en masse des Juifs dans le reste de l’Europe. Les Bulgares n’ont donc pas l’excuse de la surprise. Ils savent ce que signifie la livraison des Juifs aux nazis. Malgré cela, le 22 février 1943, Sofia signe un accord pour la déportation d’un premier groupe de 20 000 Juifs. Cet accord précise que « dans le cas où leur nationalité n’aurait pas été retirée aux Juifs désignés pour la déportation, ceci devra être fait au moment où ils quittent le territoire bulgare ».

Ce tour de passe-passe permet abusivement d’affirmer que pas un Juif bulgare n’a été déporté ! En fait près de 20% des Juifs de Bulgarie, soit 11 331, ont été envoyés mourir à Tréblinka et Auschwitz par le gouvernement de Sofia. Alors comment citer la Bulgarie en exemple ?

La Bulgarie n’a jamais été occupée par l’Allemagne. Jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge en septembre 1944, le roi a régné, le premier ministre a administré, le parlement s’est régulièrement réuni. Le passage de troupes allemandes ne signifie en aucune façon la prise en main de l’Etat par le Reich. Les arrestations, le regroupement en camps, la conduite à la frontière et l’expulsion sont entièrement et exclusivement l’oeuvre du Commissariat aux affaires juives, de l’administration et de la police bulgares.

Parler de pressions et de menaces allemandes qui auraient forcé les Bulgares à livrer des Juifs manque de sérieux. Le 21 mai 1943, quelquessemaines à peine après la remise aux nazis des Juifs des territoires retrouvés, le Conseil des ministres décide de surseoir à la demande allemande de déportation des 50 000 Juifs restant dans le royaume. La réaction allemande à cette décision n’est qu’un constat d’impuissance. Un rapport allemand envoyé à Berlin le 31 août 1943 espère que le gouvernement bulgare « n’en croit pas moins qu’il sera possible un jour ou l’autre d’arriver à la solution finale juive », mais ajoute que ce ne sera possible qu’ « au moment où les Allemands enregistreront de nouveaux succès militaires qui refouleront l’offensive ennemie ».

Les victoires alliées en Afrique du Nord et plus encore la retraite des troupes allemandes vers les frontières de la Bulgarie à la suite de la défaite de Stalingrad font réfléchir Sofia. S’ajoutent les interventions auprès du roi Boris pour que cessent les expulsions. Celles du clergé orthodoxe emmenées par le Métropolite Stéphane, de l’ambassadeur de Suisse, du Comité International de la Croix-Rouge qui envoie deux représentants dans ce but en Bulgarie et surtout celles de 43 députés, un tiers des parlementaires bulgares, dans une courageuse motion de protestation écrite au roi.

Si au printemps et pendant l’été 1943 les Allemands avaient été déterminés à éliminer les 50 000 Juifs restants, ils auraient pu y arriver en intervenant directement. Ils ne furent pas prêts à en payer le prix. La non participation d’un seul soldat bulgare sur les champs de bataille russes ou la non déclaration de guerre à l’URSS n’ont pas non plus été l’objet d’interventions. Ces défis lancés par la Bulgarie pesaient probablement plus lourd et pourtant Hitler n’a pas jugé utile de les relever.

Synagogue de Sofia

Les 50 000 Juifs bulgares ont certes échappé à la mort mais leur sort a été terrible. Rien ne leur a été épargné. Calquée sur les lois antijuives nazies de Nuremberg, une loi sur la protection de la Nation de janvier 1941 enlève tous leurs droits civiques aux Juifs. Leurs biens sont confisqués. Ils sont privés de leur emploi. Outrage suprême les mariages mixtes sont interdits.

Non satisfait d’avoir fait des Juifs privés de ressources et de travail des « morts sociaux », le gouvernement envoie 12 000 Juifs dans des camps de travaux forcés. Des hommes qui vont travailler à la construction de routes et de voies ferrées dans les conditions dures et inhumaines que l’on peut imaginer. Puis c’est au printemps 1943 l’expulsion en quatre semaines des 20 000 Juifs de Sofia. Des familles entières hâtivement arrachées à leur domicile, dépourvues de tout, sont précipitées sur des routes inhospitalières. Elles sont regroupées en province dans des conditions de vie abjectes.

Juifs raflés en Macédoine sous occupation bulgare pour être déportés. Les autorités bulgares les détinrent au début dans un camp à Skopje, puis les déportèrent vers le camp d’extermination de Treblinka dans la Pologne sous occupation allemande. Macédoine, mars 1943.

Il faut attendre le courant du mois d’août 1944 pour que les Juifs soient autorisés à rentrer chez eux à Sofia. Avec l’arrivée de l’Armée rouge, en septembre, le régime s’effondre. Pendant l’année qui suit les mesures antijuives sont progressivement abolies. On aurait pu penser qu’après le calvaire qu’ils ont vécu, ces dizaines de milliers de Juifs trouveraient le repos et la sérénité si nécessaires pour se reconstruire.

Il n’en a rien été. Les difficultés rencontrées à la reprise d’une vie journalière normale se sont multipliées, s’accompagnant de persécutions intolérables. La seule issue a été la fuite, principalement vers la Palestine, de 40 000 survivants juifs en 1946 et 1947. En 1952, il ne reste plus que 5 000 Juifs en Bulgarie, en 2002 ce chiffre tombe à 2 300. Autant dire que la Bulgarie, par des déportations vers les camps de la mort et par la maltraitance des survivants, a rendu le pays « Judenrein » (sans Juifs). La Bulgarie a éliminé pratiquement tous ses Juifs, l’objectif que s’était assigné Hitler pour l’Europe entière.

Qu’il y ait eu des manifestations de protestation et de sympathie de certains segments de la population bulgare, c’est certain. Ce fut le cas dans la plupart des pays de l’Europe occupés. Mais peut-on dire que « le sauvetage des Juifs bulgares est l’une des rares pages lumineuses de l’histoire des Juifs en cette sombre époque ?» N’est-ce pas nier la réalité que d’estimer que ce sauvetage fut « incontestablement un acte méritoire ? » N’est-ce pas occulter un bilan terriblement noir dont l’Etat bulgare est le seul responsable ?

1 TODOROV Tzvetan, La Fragilité du bien. Le sauvetage des Juifs bulgares. Albin Michel, Paris, 1999, p. 9. Citant ARENDT Hannah, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris, 1966.

2 IBID. p. 9. CNRS Centre National de la Recherche Scientifique.

3 IBID. p. 11 et 13.

4 TODOROV, op. cit. 13.

5 A l’exception du Danemark. En mars 1943, près de 70% des Juifs ont déjà été victimes de la Shoah

6 CHARY Frederick, The Bulgarian Jews and the Final Solution, 1940-1944, University of Pittsburg Press, 1972, p. 80.

7 SABILE Jacques, Le sauvetage des Juifs bulgares pendant la Seconde Guerre mondiale, in Mémoire du Génocide, recueil de 80 articles du « Monde juif », Centre de Documentation Juive contemporaine, Paris, 1987, p. 164.

8 48 000 Juifs de Bulgarie, plus 14 000 de Thrac et de Macédoine soit 62 000. 11 343 livrés aux nazis dont seuls 12 sont revenus. En fait 18,3% des Juifs bulgares ont disparu.

9 L’on blâme à juste titre la France défaite et sous contrôle allemand dont 25% des Juifs ont disparu dans les camps d’extermination nazis.

10 Personne n’estime que la Suède a été occupée et pourtant Stockholm a autorisé le passage de centaines de milliers de soldats allemands à transiter vers et depuis la Norvège.

11 SABILE, op. cit. p. 167. Sofia aurait pu de la même façon surseoir à la livraison aux nazis des Juifs des deux provinces retrouvées.

12 CHARY, op. cit. p. 129 et 130. BEN-YAKOV Avraham, in Encyclopedia of the Holocaust, MacMillan Publishers, New York, 1990, p. 269

13 IBID. p. 198.

14HILBERG Raul, La destruction des Juifs d’Europe, Fayard, Paris 1988, p. 643.

15 SHEALTIEL Shlomo, The Holocaust Encyclopedia, MacMillan Publishing Company, New York, 1990, p. 99. TODOROF, op. cit. p. 14. Fin août 1942, un nouveau décret annonce une série de mesures supplémentaires réglementant la vie des Juifs.

16 BEN-YAKOV, op. cit. p. 270.

17 HILBERG, op. cit. p. 654. TODOROV 1999, op. cit. p. 19. Opération conduite entre la fin mai et la fin juin 1943.

18 TODOROV, op. cit. p. 21.

19 CHARY, op. cit. p. 182.

20 SHEALTIEL 1990, p. 103.DELLA PERGOLA Sergio, World Jewish Population 2002, in American Jewish Yearbook, New York, 2002.

21 TODOROV 1999, p. 37 et 23.

Copyrigth Marc-André Charguéraud. Genève. 2012. Reproduction autorisée sous réserve de mention de la source

Marc-André Charguéraud (1924) est un homme de lettre français qui a mené plusieurs enquêtes sur l’attitude des témoins de la Shoah.

Combattant volontaire dans les troupes françaises en 1944, il est diplômé de sciences politiques et de droit (Paris) et a obtenu un Master of Business Administration à l’université de Harvard. Il a dirigé plusieurs entreprises avant de se consacrer à l’écriture de livres sur l’histoire de la Shoah.

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