Comme chacun sait, Stefan Zweig fut un auteur judéo-autrichien prolifique dont les œuvres, principalement les nouvelles, ont fait le tour du monde, lui assurant, même en temps de pénurie et de crise économique mondiale, des revenus stables et confortables.

Deux nouvelles, «Amok» et «Le joueur d’échecs.»

Il n’a d’ailleurs jamais omis de voler au secours de ses collègues et amis dans le besoin. Notamment son coreligionnaire et compatriote, Joseph Roth (l’auteur, entre autres, du Poids de la grâce) auquel, depuis Londres où il résidait alors, il envoyait des subsides lui permettant de vivre..

En dépit de ces aides ponctuelles, Roth mourut à Paris en 1939, dans le plus grand dénuement. On ne put l’enterrer qu’au cimetière de Thiais, le moins onéreux la région parisienne. Mais depuis quelques années, c’est l’ambassade d’Autriche à Paris qui prend en charge l’entretien de sa tombe..

C’est dire que Zweig, en dépit de tous ses défauts (instabilité sentimentale, coureur de jupons et naturel suicidaire, etc) n’a jamais fait preuve d’égoïsme ni jalousé le succès de ses amis.

Si j’ai choisi de parler de ces deux nouvelles, Amok, d’une part, et Le joueur d’échecs, d’autre part, c’est parce qu’elle encadrent d’une certaine façon, des périodes importantes de sa vie : de 1922 pour la première nouvelle et peu de temps avant son suicide en 1942, pour la seconde.

Les spécialistes de l’œuvre de Zweig, dont je ne suis pas, n’étant pas un littéraire mais un philosophe, notent des contextes, des ambiances, des attitudes qui se retrouvent dans la quasi totalité de ses nouvelles. Il y a d’abord une curieuse dialectique entre le voilement et le dévoilement, une sorte d’atmosphère propice à un secret, un mystère que l’on retrouve, dans une mesure presque paroxystique, dans Angoisses, jadis traduit avec un autre titre La peur.. Il s’agit d’une femme qui, par ennui, se laisse aller à commettre un adultère qui ne lui a même pas apporté le plaisir qu’elle en escomptait, tant son amant est décevant et insignifiant ; elle se consume dans une angoisse de chaque instant..

Cette femme évolue dans une pénombre perpétuelle et même l’épaisse voilette noire qu’elle porte, conformément à son statut de femme appartenant à la bourgeoisie viennoise, lui confère une sorte de mystère qui ne disparaîtra qu’avec les toutes dernières lignes de la nouvelle. Donc, Zweig entretient le suspense, tient son lecteur en haleine et même le dénouement ne chasse pas l’obscurité tout en résolvant l’énigme.

Amok ne fut pas la première nouvelle publiée par l’auteur. Loin de là ; il avait déjà publié Angoisses en 1913 et Dans la neige dans le journal sioniste dirigé par Martin Buber, Die Welt.

Mais tant dans Amok que dans l’autre nouvelle sur Le joueur d’échecs, il introduit une histoire dans l’histoire. Et dans le dernier cas, la seconde histoire dépasse en longueur et en style narratif le thème principal.

Pourquoi cette technique littéraire ? Probablement la volonté de l’auteur de porter un masque, de s’identifier au narrateur tout en s’en distinguant.. Et aussi de se parler à lui-même.

Amok est un terme qui désigne un fou, un homme dominé par sa folie, sa subjectivité, une tête brûlée, un être que rien n’arrête et qui court à sa perte sans que rien ni personne ne puisse faire quoi que ce soit pour lui. Il a perdu toute autonomie. Et le mot allemand Amoklaüfer veut dire la même chose et provient d’une description en Indonésie d’un homme pris d’une folie meurtrière.
Comme on peut le deviner, les choses se déroulent en Malaisie, dans un cadre batave. Zweig qui était un éternel voyageur, situe l’action dans un bateau qui lève l’ancre pour une longue traversée. Je signale d’emblée que dans le Joueur d’échecs aussi, le bateau est en partance pour l’Europe et la traversée doit durer environ douze jours… L’auteur étouffe dans sa cabine et va se promener sur le pont dès qu’il le peut.

Sur sa couchette, l’air est pratiquement irrespirable, sans même parler du bruit des machines. Sur le pont, à la nuit tombée, une fois que les passagers ont achevé de prendre leur dîner, l’auteur se croit seul et jouit de cette solitude dans une obscurité qu’il affectionne, un peu comme s’il était un oiseau de nuit qui ne veut pas apparaître en plein jour, sous son vrai jour. Dans ce contexte, il faudrait garder présentes à l’esprit ce que Freud, vivant à Vienne comme Zweig, avait écrit à ce dernier à propos de ces nouvelles, justement..

L’auteur prend donc l’habitude se venir se promener sur le pont alors que la nuit est noire, aussi noire que la mer était bleue le jour. Il se croit seul quand soudain il sent quelque chose tout près de lui, sans pouvoir l’identifier.

C’est un homme qui fume dans l’obscurité, et dont la présence qu’il voulait indétectable, est trahie par la lueur de sa cigarette dans la nuit. A ses pieds, une bouteille d’alcool. L’homme est un médecin écrasé par un inavouable secret qui lui pèse au point qu’il tente de le noyer dans l’alcool. Mais en vain.

On reconnaît là la technique littéraire de Zweig. En quelques phrases, il introduit son personnage et lui cède la parole dont son compagnon d’infortune va user généreusement. Evidemment, il faut ménager les transitions, car l’inconnu, même s’il est en verve et désireux de se livrer, de faire des confidences, ne va pas parler de ce qui l’oppresse, dès la première rencontre. Dans ses commentaires explicatifs, Zweig s’avère un véritable psychologue, curieux des replis les plus intimes de l’âme humaine.

Cet homme, médecin de son état, qui, à la suite d’une grande malveillance, dut quitter la clinique d’une cité allemande où il était promis à un bel avenir, a décidé de partir le plus loin possible pour oublier cette Europe où ses projets, sa vie même, avaient fait naufrage.

Avec une politesse toute germanique, il demande à l’auteur s’il peut se confier à lui et lui raconte sa vie. Un récit qui couvre tout l’espace du livre ! Mais qu’a-t-il à se reprocher, à sa faire pardonner ? Un terrifiant secret que Zweig déroule, dénoue avec une incroyable dextérité.

Je résume très brièvement : cet homme se sent responsable de la mort d’une très belle femme mariée qu’il désirait éperdument et qui se refusait obstinément à lui. Cette femme, apparemment sans histoire, a, elle aussi, un douloureux secret à cacher et qui va, par la suite, lui coûter la vie. Son mari est parti très loin, s’occuper de ses affaires pour de longues semaines, des semaines que la jeune femme met à profit pour vivre une aventure avec un jeune monsieur, des ouvres duquel elle tombera enceinte.

Elle est prise entre deux feux : d’une part, elle exclut de subir un scandale dans une île où la société européenne, composée d’expatriés, répandrait la nouvelle de sa flétrissure comme une trainée de poudre ; d’autre part, elle doit agir vite car, un malheur n’arrivant jamais seul, son mari a envoyé un câble annonçant son retour prochain…

Que faire ? L’avortement est inéluctable. Elle se souvient de ce médecin qui la désirait si fortement et auquel elle se décide à rendre visite afin qu’il l’aide à sortir de cette dangereuse impasse. L’homme qui raconte tout cela, doit interrompre maintes fois son récit, tant de tels souvenirs ravivent une blessure profonde de son âme.

En voyant son domestique introduire la dame tant convoitée dans son cabinet, il n’en croit pas ses yeux. Gênée et constatant son trouble, l’épouse infidèle n’ose pas avouer clairement l’objet de sa visite. Elle tourne autour du pot mais le médecin finit par comprendre et lui propose un marché aussi odieux qu’inacceptable.

Il n’a pas le droit de procéder à ce qu’elle lui demande de faire, mais si elle accède enfin à son désir, il est prêt à prendre des risques et à violer le serment d’Hippocrate..

On imagine la réaction de cette pauvre femme qui se débat dans une situation intenable. Elle refuse. Et le médecin lui signifie qu’ils n’ont plus rien à se dire.. C’est que l’arrivée du mari se rapproche à grands pas. Elle ne peut plus attendre. C’est alors que survient l’inévitable : la jeune femme recourt aux services d’une vieille avorteuse chinoise et va en mourir.. Entretemps, le médecin, rongé par le remord, accourt pour voir ce qu’il peut faire.

On lui annonce ce qui s’est passé. Il arrive juste à temps pour recueillir ses dernières volontés. Le médecin est soudain submergé par une vague de culpabilité. Mais il peut encore rendre un dernier service à l’agonisante : rédiger un faux certificat de décès afin que l’époux trompé ne découvre jamais l’affreuse vérité sur sa mort ni sur ce qui l’a provoquée…
Confronté à cette terrible nouvelle, l’époux ne veut pas croire à ce qu’on lui annonce.

Il suspecte tout le monde et notamment le médecin, auteur de ce certificat de décès qu’il juge faux. Je vais vers l’essentiel : il est décidé d’acheminer le cercueil déjà plombé vers Gênes, donc en Europe où le mari veut faire procéder à une autopsie. Le médecin qui doit quitter l’île nuitamment pour échapper au mari furieux, se voit accorder une place sur le bateau où voyage aussi le corps de la défunte. C’est le jeune amant de la morte qui s’en occupe. Voilà pourquoi le médecin ne quittait sa cabine que la nuit tombée, de crainte d’être reconnu par un passager ou d’être surpris par le mari qui a fini par comprendre qu’on lui cachait quelque chose.. C’est qu’a moment de quitter son épouse, celle-ci était en parfaite santé.

Une fois que le récit du médecin est achevé, Zweig reprend le fil de ses commentaires et nous relate un épisode proprement stupéfiant par son caractère tragique : une fois la paquebot arrivé dans le port de Gênes, les matelots, aidés du mari de la morte s’affairent pour décharger ce lourd cercueil. Mais c’est alors que se produisit un fait extraordinaire dont l’auteur ne prend connaissance que le lendemain en parcourant la presse locale. Alors que l’on descendait le cercueil dans un canot, certains témoins dirent avoir vu un homme complétement fou, se jeter du haut du bateau sur les câbles d’acier qui tenaient ce même cercueil. Déséquilibrés par cet acte fou, les matelots et le mari sont projetés à la mer d’où les sauveteurs les extrairont sains et saufs, malgré une grande frayeur.

Mais le lourd cercueil coule à pic et ne sera jamais remonté à la surface. Les secret de la disparue gît pour toujours dans les fonds marins.

Mais dès le lendemain, la presse locale raconte une nouvelle fois cet étrange incident en rapportant un détail encore inédit : après avoir sauvé le mari et les matelots, les sauveteurs ont remonté le corps d’un homme blanc d’une quarantaine d’années…
C’est une drôle d’histoire comme seul un auteur tourmenté et torturé comme Zweig pouvait en concevoir. Le médecin a payé de sa vie son incroyable inconduite. Il a rejoint dans la mort celle qu’il aurait tant voulu aimer de son vivant. Triste fin. Mais au moins, l’homme qui s’était vilement conduit a préservé la respectabilité de la mémoire de la morte.

Et pour cela, il a consenti au sacrifice suprême. Il n’était donc pas entièrement immoral. Il lui restait encore un sens de l’honneur. S’il avait été bas et vil, il aurait laissé compromettre la moralité de la femme. Il est vrai qu’on l’aurait été iniquité par la suite puisqu’on aurait ressorti le faux certificat de décès.. C’eût été trop, quand son se souvient de ce qui lui avait été reproché dans la première clinique.. Si le cercueil avait été retrouvé et que le mari avait mené à son terme son enquête sur la mort mystérieuse de sa chère épouse, en faisant pratiquer une autopsie, il aurait découvert le fin mot de toute l’histoire. : la femme qu’il aimait portait l’enfant d’un autre et c’est en tentant de s’en débarrasser qu’elle était morte.. C’est le mérite posthume de l’Amokläufer que d’avoir empêché une telle découverte.

C’est très triste. En me relisant, j’ai pensé à un principe rabbinique qui voit dans la mort une sorte d’expiation : mittato kapparato. Mais ce médecin a vécu un enfer depuis la mort de la femme qu’il désirait jusqu’à sa propre mort..

Encore un mot sur ce qui sous tend cette nouvelle et qui revient régulièrement dans l’œuvre et dans la vie de Zweig : l’amour (plutôt son absence) et la relation aux femmes. Car, au fond, dans cette nouvelle, ce qui noue le drame, ce qui permet à ce médecin devenu fou et à cette femme adultère de se rencontrer, de se croiser, c’est le désir sexuel, la sensualité. Mais pas l’amour.

L’amour en tant que suprême abnégation, n’intervient qu’à la fin, et d’une drôle de manière puisque l’homme, habité par le désir, se rend compte de sa culpabilité et se sacrifie pour préserver l’honorabilité d’une épouse adultère. L’amour, le vrai, celui qui se fonde sur le désir mais qui le dépasse largement, équivaut ici à un acte suicidaire. On a tout de même l’impression que Zweig se livre lui-même, sans s’en rendre vraiment compte. Lui qui était un «gros consommateur», ne rechignant pas à aller chercher de jeunes prostituées au Prater, à Vienne, une, parfois deux pour réussir enfin à bien se sentir…

Dans sa vie personnelle, on peut dire qu’il a constamment éprouvé du désir et pratiquement jamais de l’amour. La seule femme qui lui ait à peu près convenu et avec laquelle il convola en justes noces (si j’ose dire, car il l’a trompée régulièrement) c’est Fridrike von Winternitz, une catholique convaincue mais dont le père était juif et se nommait Burger. Mais cette femme, divorcée et mère de deux filles qui vivront avec le couple dans leur grande maison de Salzbourg, fut pour lui une sorte d’intendante, un Ersatz de mère qui le rassurait, s’occupait des questions matérielles, etc. D’ailleurs, si Zweig était resté avec elle au lieu d’opter pour une autre femme, de plus de vingt cinq ans sa cadette, Fridrike l’aurait sûrement empêché de commettre l’irréparable…. Au cours des années de leur vie commune, cette épouse dévouée et fidèle, presque effacée, résolu pour Zweig tous les problèmes matériels auxquels il fut confronté.

Mais ce qui est frappant dans cette nouvelle Amok, c’est qu’elle prédit, comme on vient de le voir, l’avenir, un avenir lugubre puisqu’il annonce un suicide du couple que Zweig va former avec Lotte Altman, petite fille de rabbin, embauchée à Londres comme secrétaire par Friderike en personne, et qui le suivra à Petrópolis dans la mort.. Le médecin d’Amok, c’est Zweig vingt ans avant le drame.

Et quand l’auteur décrit, de manière apparemment inoffensive, ce qui se passe à Gênes lors du déchargement du cercueil, il parle un peu de lui-même. Dans la littérature talmudique, on utilise une expression assez lapidaire quand quelqu’un commet un lapsus révélateur. La voici : nibba, wé-lo yada’ ma nibba (il a prophétisé sans savoir vraiment ce qu’il a annoncé…). C’est quelqu’un d’autre qui parlait par sa bouche.

Le statut de la femme dans les nouvelles de Zweig n’est pas très flatteur. On a l’impression qu’il continue de chérir les idéaux de la société bourgeoise qui s’accommodait en apparence des conventions sociales. Les femmes donnent l’impression qu’elles sont lices et sans arrière-pensées alors que Zweig les soupçonne d’être calculatrices, parfois même l’essence de la duplicité. Elles tendent des pièges, jouent les êtres faibles et ayant besoin d’une protection alors qu’elles savent très bien se tirer d’affaires bien compliquées. Mais Zweig a eu beaucoup de chance, notamment à Paris lorsqu’il portait son désir sur des filles très jeunes..

N’était l’appui discret mais très efficace d’amis très haut placés, une certaine aventure l’aurait conduit devant des tribunaux..

L’univers du Joueur d’échecs est entièrement différent. Certes, les structures ne sont pas intrinsèquement nouvelles puisque, ici aussi, nous vivons une histoire dans l’histoire. Et cette nouvelle histoire commence à la page 82 et s’achève à la fin du livre, en page 192 (j’utilise l’édition folio bilingue de Gallimard, 2013). C’est dire qu’elle constitue en fait l’essentiel du message. C’est-à-dire, comme on le verra infra, une dénonciation du nazisme qui avait transformé l’Europe en un immense champ de bataille. Mais dans ses descriptions des états d’âme successifs de l’autre narrateur, Zweig se projette évidemment lui-même.

Quand on lit sa correspondance avec sa première épouse Fridrike ou avec d’autres partenaires, il dit souffrir d’un dédoublement de la personnalité, un thème qu’il développe presque ad nauseam dans cette nouvelle où apparaît pour la première fois le nom d’Hitler.

Là aussi, dans cette dernière nouvelle, les choses se passent sur un paquebot en direction de l’Argentine puisque la traversée doit durer environ douze jours. Deux hommes, l’auteur et un ami, sont déjà sur le bateau et contemplent les passagers qui embraquent quand soudain un voyageur retient leur attention : il s’agit d’un champion du monde au jeu d’échecs. Et commence alors le déroulement de la vie à rebondissements de cet homme dont la vocation mondiale ne s’est révélée que par un incroyable hasard.

Il s’agit d’un homme qui fut confié dès son enfance au pasteur d’un village isolé dans les montagnes. Le jeune homme ne parle pratiquement pas, a une curieuse façon de fixer l’échiquier utilisé par son bienfaiteur, le pasteur, et l’officier de gendarmerie du lieu.

Mais les deux joueurs n’y prêtent pas attention, convaincus que cet adolescent souffre de déficience mentale.

Et soudain, c’est l’imprévu absolu qui se produit : un paysan, le manteau et le casquette couverts de neige fait irruption dans la salle où se trouvent les deux joueurs et requiert, la voix haletante, la présence du pasteur dans son village, car sa mère est au plus mal et doit revoir la dernière onction. Le pasteur s’en va au beau milieu de la partie, au grand dam du gendarme qui voudrait bien achever la partie. Mais le jeune homme qui n’a pas levé la tête tant il regarde fixement l’échiquier ne dit mot.

Le gendarme juge utile de se moquer de lui en lui disant dans un ricanement : Tu veux peut-être achever cette partie avec moi… La suite se devine aisément : le jeune homme prend place, sans mot dire, et en deux temps trois mouvements, rétame le gendarme qui tombe des nues. Il exige une revanche au terme de laquelle il est de nouveau battu à plate couture par le jeune homme.

Hors de lui, perplexe, il se confie au pasteur dès le retour de celui-ci… Ce dernier joue avec son protégé, les deux joueurs se liguent même contre le jeune homme, et toujours le même résultat : c’est l’adolescent qui gagne. Pour faire court, c’est une marche triomphale vers le championnat du monde… Mais au fur et à mesure, l’auteur divulgue certaines insuffisances du champion, une sorte de découverte de son talon d’Achille…
Un autre détail montre que Zweig applique bien l’adéquation entre l’événement vécu et la littérature.

C’est-à-dire que l’écriture n’est que la retranscription de ce qu’on a vécu.. Il veut entrer en contact avec le champion mais ne sait pas comment s’y prendre. Or, quand il était jeune, il n’hésitait pas à demander des autographes dans les rues de Vienne à des célébrités qu’il admirait… C’est la même intention qu’il prête au narrateur de cette histoire. Finalement, il trouve une astuce où un soi disant amateur d’échecs veut se mesurer au champion lequel ne veut pas jouer gratuitement et exige une certaine somme qu’un homme qui a fait fortune aux USA, s’engage à payer.

Zweig s’attarde un peu sur les airs supérieurs du champion, qui se fait attendre, ne regarde ni ne salue personne et n’en fait qu’à sa tête. En somme, il joue contre tous les autres passagers qui le désirent et les bat. L’Américain n’en revient pas et exige une revanche.. Au cours du match, parmi les spectateurs, intervient soudain un homme qui suivait avec une attention soutenue les mouvements sur l’échiquier.. Il demeure très silencieux jusqu’au moment où les joueurs s’apprêtent à exécuter un mouvement qui leur serait fatal dans cinq ou six coups à venir et que le champion du monde ne manquerait pas d’exploiter à son profit. Il met en garde contre le coup à venir en assurant que cela lui rappelait l’action d’un grand champion.

Il ajoute qu’il n’a plus joué aux échecs depuis… vingt-cinq ans ! L’Américain n’en croit pas ses oreilles : cet homme a pu prévoir un coup avec une si grande avance que cela paraît invraisemblable.

Zweig s’apprête alors à prendre contact avec cet inconnu énigmatique qui a su contrer un champion du monde. Qui est-il, d’où vient-il, qui se dissimule derrière son visage ? Quelle est son histoire ?
C’est là que commence l’histoire dans l’histoire, une histoire qui emprunte beaucoup à l’actualité douloureuse que Zweig vit en cette année 1941/42… L’inconnu, issu d’une grande famille aristocratique, codirigeait une banque spécialisée dans la gestion de patrimoines très privés. Seuls quelques rares initiés en connaissaient l’existence.

Et pourtant, elle gérait des fortunes colossales, parfois même de parents de la famille impériale. Mais l’arrivée du nazisme allait tout changer L’institution finit par attirer l’attention de la Gestapo qui y introduisit un espion.

Pour résumer : notre homme, celui qui a défié victorieusement le champion d’échecs, raconte son histoire : il fut interné par la Gestapo, non pas dans un camp de concentration, mais dans un simple hôtel, afin qu’il livre les secrets permettant de récupérer l’argent de grands possédants, ennemis du IIIe Reich. Les conditions de détention sont horribles : isolement total, une seule visite aux heures des repas, celle du garde, qui ne parle jamais avec le détenu.

Pas de fenêtre, pas d’échappatoire, rien, absolument rien. Pas un coin de ciel bleu. Les jours et les nuits se suivent, rien de nouveau, l’équilibre mental du détenu commence à vaciller sérieusement.. Les auditions par les membres de la Gestapo sont dures mais supportables.

Et un jour, l’imprévu se produit. Par une journée pluvieuse, l’homme se trouve seul dans la salle d’attente. Et pour une fois, il y a des vareuses mouillées, suspendues à une patère. D’habitude, il n’y avait absolument rien. Instinctivement, le détenu palpe les poches d’un des manteaux et découvre un livret qu’il subtilise en le cachant dans ses sous vêtements. Les gestapistes l’auditionnent enfin et il revient dans sa chambre avec le précieux livret, sans être découvert.

Il faut bien comprendre l’intérêt de cette trouvaille : le détenu s’imagine avoir mis la main sur l’œuvre d’un grand classique allemand et pense, qu’en la lisant, il pourra s’évader, rompre l’isolement, restaurer son équilibre mental… Or, une fois seul, il feuillette fébrilement le livret et découvre qu’il parle d’échecs et recense les coups les plus remarquables dans l’histoire de ce jeu.

Quelle aubaine ! Avec les restes de ses repas et en s’aidant de la couverture de son lit, il reconstitue un jeu d’échecs de fortune et passe ses jours et ses nuits à jouer. Mais dans sa précipitation, il oublie qu’il va courir un autre danger, encore plus grave que celui qu’il côtoyait auparavant, la schizophrénie ; en jouant seul aux échecs, il se condamne à jouer contre lui-même. Donc dédoublement de la personnalité garanti ! En effectuant chaque coup, il doit aussi calculer la riposte. Sa tête menace d’exploser puisqu’il abrite au sein de lui-même une chose et son contraire…

Et c’est à cet épisode malheureux de sa vie que l’inconnu doit sa virtuosité au jeu d’échecs… Un jeu auquel il n’avait plus touché depuis un bon quart de siècle.
Ici aussi, on retrouve une part de la personnalité de Zweig qui se plaignait de cette opposition entre son sang (sic) (Blut), sa moelle épinière, d’une part, et son esprit (Geist), de l’autre. Il se retrouve confronté à lui-même, il lutte contre lui-même.. L’affaire s’était d’ailleurs mal finie puisqu’il reprend conscience dans un hôpital où on le soigne pour une dépression grave…

Et lorsque l’Américain organise le grand match entre le champion du monde en titre et l’ancien détenu de la Gestapo, le début de la partie se passe bien.

Et soudain, c’est la catastrophe, un dérèglement se produit dans l’esprit de l’homme. Il ne peut plus poursuivre. Il est rattrapé par son douloureux passé. La partie lui rappelle trop le calvaire vécu dans cette chambre aveugle, sans rien ni personne, des années durant. La nouvelle s’arrête brutalement : le champion du monde qui va gagner par forfait prononce cette phrase sibylline : Dommage, l’attaque n’était pas si mal engagée. Pour un dilettante, ce monsieur est en fait extraordinairement doué.

Cette façon de se lever, d’interrompre brusquement la partie, sans se préoccuper de quoi que ce soit, symbolise le projet de mettre un terme à sa vie, en fait de se suicider : en se levant et en abandonnant la partie, le célèbre inconnu s’est lui-même condamné à la défaite. Cette manière d’agir renvoie implacablement à une décision funeste de Zweig : il veut en finir. Les derniers mots de la nouvelle, cités au-dessus, peuvent bien s’appliquer à l’auteur lui-même et à son œuvre : il a bien commencé, il a atteint une célébrité mondiale (songez qu’à son arrivée au Brésil, il fut l’invité de l’Etat et eut les honneurs du président de la République en personne.

On peut se demander, c’est ce que j’ai fait à la fin du précédent papier en comparant le destin de Walter Benjamin et celui de Zweig, pourquoi aucun des deux n’a consenti, ni même simplement envisagé, de se rendre en Palestine mandataire pour y vivre ou, au moins, y survivre, le temps que l »orage dévastateur du nazisme passe. Après tout, c’est ce que firent quelques écrivains juifs allemands, d’obédience communiste, qui rejoignirent l’Europe enfin libérée, dès la fin de l’année 1945.. Chaque fois qu’il en eut l’occasion, Zweig a souligné son attachement au cosmopolitisme, au grand large, refusant ainsi ce qu’il considérait comme un embrigadement national (sioniste).

Au lieu d’aller s’exiler au Brésil, il aurait très bien pu rejoindre ses compatriotes viennois qui, comme Martin Buber, s’adaptèrent à la nouvelle réalité de la terre ancestrale.

Après tout, même la nouvelle Dans la neige, avait d’abord été proposée à une autre germanique Deutsche Dichtung avec la motivation suivante : je ne veux pas, écrivit Zweig à la rédaction, laisser croire que j’opte pour un ralliement aux idéaux nationaux…

Il y a un aspect crépusculaire dans l’œuvre de Zweig, l’expression d’un mal-être qui conduit au suicide. Mais est-ce un suicide voulu ou imposé par des dispositions congénitales ?

La mort rôde dans les nouvelles de cet auteur. Est ce sa naissance juive et l’antisémitisme qu’elle impliquait qui ont déterminé son caractère ?

Ce n’est pas à exclure. Même s’il ne pratiquait pas, même s’il a toujours opté pour la culture européenne au détriment d’une identité juive affirmée et sioniste (il aurait pu, car il était en contact avec Herzl et Buber à Vienne), son attachement, sa fidélité à ses origines demeurent indéniables.

Je renvoie à l’émotion qu’il éprouvait lorsque les habitants juifs de Galicie orientale furent pris entre deux feux, coincés entre les troupes russes battant en retraite et les forces germano-autrichiennes qui avançaient à toute vitesse, semant la destruction et la mort.

Les circonstances politiques du moment ont broyé un homme qui se voulait un Européen, conscient de la nécessité de préserver un patrimoine culturel commun. Relisez son roman Le chandelier enterré, publié en 1936… donc quatre ans après l’arrivée des Nazis et deux ans après les lois raciales de Nuremberg.

De telles coïncidences ne sauraient être le fruit du hasard.

Certaines identités juives peuvent être douloureuses, voire écrasantes de malheur et donc insupportables… Voici ce qu’on peut lire dans cette même légende présentant l’histoire comme une interminable martyrologie : Tous les maux de l’univers retombaient inévitablement sur eux, ils le savaient, et ils savaient aussi depuis longtemps qu’ils devaient accepter leur destin sans murmurer, car, toujours et partout, ils étaient peu nombreux, toujours et partout, faibles et impuissants. Leur seule arme était la prière……

Pourtant fin 1947, ses frères juifs d’Allemagne et d’Autriche, voire de l’Europe entière, prouvèrent qu’ils n’étaient plus les plus faibles ni les moins nombreux. Ils devinrent puissants et surent relever la tête pour avoir raison de leurs ennemis et faire refleurir le désert. Zweig a commis une erreur de jugement, d’appréciation de la situation. Qui sait ?

Peut-être aurait il survécu s’il avait orienté sin choix différemment..

Curieuse histoire que celle du Joueur d’échecs, où Zweig dénonce les crimes du nazisme. Lui-même dut s’exiler très loin alors qu’il avait, peu auparavant obtenu la nationalité britannique.

Ce qui rend cette nouvelle encore plus émouvante, c’est que Zweig va envoyer le manuscrit à son éditeur, deux jours exactement avant son suicide le 23 février 1942…

Ce fut son épître de l’adieu.

Maurice-Ruben Hayoun

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