Contraste entre deux nouvelles : « Tehilla « d’Agnon et « Vingt- quatre heures de la vie d’une femme « de Stefan Zweig.Peut-on vraiment parler d’un rapprochement entre ces deux nouvelles ?

Effectivement, le rapprochement peut sembler curieux, voire hasardeux, pourtant à bien scruter les époques, à mieux analyser certains aspects biographiques des deux écrivains, certes très différents mais non dépourvus d’origines communes, on peut relever des sensibilités et des valeurs semblables, voire des similitudes.

Commençons par les différences car elles sautent aux yeux et sont absolument indéniables.

Stefan Zweig naquit en 1881 à Vienne dans une opulente famille juive largement assimilée à la socio-culture autrichienne. Le père, Moritz Zweig, avait fondé une véritable industrie textile qui devançait par ses installations modernes les techniques contemporaines.

Ce fut un pionnier de cette industrie textile dont il proposa les produits à des prix défiant toute concurrence. C’est son fils aîné qui se destinait à reprendre l’affaire familiale tandis que son cadet, Stefan, préférait, depuis son plus jeune âge, la compagnie des muses, la fréquentation de la poésie, des théâtres et des opéras.

Chaque fois qu’il le pourra, il tentera d’entrer en contact avec les célébrités vivantes de Vienne et d’ailleurs. Notamment Rainer Maria Rilke, Gustav Mahler et Romain Rolland, sans omettre Martin Buber et Théodore Herzl.

Il mènera une vie à la fois oisive et productive au plan littéraire, n’ayant pas besoin d’exercer un métier rémunéré tant il se trouvait richement doté par des parents très fortunés.

Ces derniers, contrairement à ceux d’Agnon, qui étaient, eux, plongés dans la misère, logeaient dans les plus beaux quartiers de la ville impériale, Vienne ; et le père, Moritz, ne sortait jamais dans la rue sans son impeccable redingote sombre et son haut de forme, alors que la famille d’Agnon déambulait en guenilles, ou presque, dans les bourgades, les shtetel d’Europe de l’est..

La famille d’Agnon, qui vivait en Galicie orientale, là où le futur prix Nobel de littérature (1966 avec Nelly Sachs) allait naître en 1888, n’avait donc pas du tout le même statut social que les parents de l’auteur «Du monde d’hier», «Mémoires d’un Européen».

Alors que la voie de Zweig était, pour ainsi dire, toute tracée.

Né, comme on l’a déjà dit, à Vienne en 1881, il soutiendra, pour la forme, une thèse sur Hippolyte Taine, après avoir fébrilement voyagé, et s’être rendu dans tous les pays d’Orient, d’Extrême-Orient et d’Occident.

Pour le plus grand plaisir de ses parents, il était don un Herr Doktor, le symbole d’une reconnaissance tant espérée au sein de la république des lettres. Ses parents en étaient comblés de joie..

Songez que Stefan a même visité l’Algérie pour étancher sa soif de connaissances et de découvertes. On a l’impression qu’il avait vécu son enfance et son adolescence derrière des barreaux, certes, dorés, mais des barreaux tout de même.

D’où sa volonté de sortir, de tout quitter et de se frayer un chemin vers la liberté comme son compatriote, Arthur Schnitzler dont le livre bien connu («Der Weg ins Freie : Le chemin de la liberté») porte ce même titre.

Pour Agnon, il en allait tout autrement. Certes, il quitta sa Galicie orientale pour la métropole des Lumières de Prusse, la capitale du Reich, Berlin. Mais lui, par contre, devait travailler, voire même s’astreindre à une dure discipline, pour subvenir à ses besoins et à ceux de son épouse.

Par chance, il trouva en l’éditeur et homme d’affaires Zalman Schocken, l’ami de Gershom Scholem, un être bon et généreux dont il devint le protégé. Agnon fournissait des textes sous forme de nouvelles selon un rythme régulier, voire, parfois, de longs essais, que la maison Schocken éditait. Ce qui le mettait à l’abri du besoin.


D. Shimoni, Y. H. Brenner, A.Z. Rabinowicz et S.J Agnon

Zweig et Buber

En lisant la correspondance de Zweig avec Romain Rolland ou avec d’autres, en parcourant aussi la passionnante biographe que Dominique Bona lui a consacrée il y a déjà quelques années, on réalise que ce juif viennois -assimilé mais non dépourvu d’une certaine conscience de cette communauté de destin (Schicksalsgemeinschaft) avec ses frères opprimés et malheureux d’Europe de l’est- passait le plus clair de son temps dans les cafés de Vienne à boire (des boissons chaudes), à fumer, à dévorer les magazines littéraires et à discuter ardemment avec les écrivains les plus célèbres de son temps…

Avant d’entrer dans le vif du sujet, à savoir Agnon / Zweig, je voudrais dire un mot de la relation entre Zweig et Buber, lequel avait publié la toute première nouvelle de Zweig, Im Schnee (Dans la neige) dans le journal sioniste qu’il éditait, Die Welt.. Il s’agit des dernières heures d’un village peuplé de juifs, au cours du Moyen Age, menacés de mort par des hordes antisémites. Ils tentent de trouver leur salut dans la fuite mais les flocons de neige qui tombent sans discontinuer se transforment en linceul qui les couvrira tous provoquant une mort inéluctable…

On sent ici que le tout jeune écrivain en herbe, s’essaye à un thème juif, comme il fera bien plus tard, avec Le chandelier enterré.

Pourtant, bien qu’il continuât de correspondre avec Buber (voir les trois volumes de la correspondance en allemand), et aussi en dépit de l’accueil quasi paternel que lui réserva Théodore Herzl en personne, en lui ouvrant sans peine les colonnes de son prestigieux journal la Neue Freie Presse (NFR), Zweig ne reprendra pas cette nouvelle dans ses œuvres complètes, un peu comme s’il regrettait de s’être trop identifié à une histoire, à une culture ou une religion avec lesquelles ses liens s’étaient assez distendus.

La même remarque vaut aussi du Dr Sigmund Freud, un ami de Zweig, qui était saisi de panique chaque fois que l’on tentait d’identifier sa psychanalyse avec ses origines juives. Si le maître de l’interprétation des rêves et de la théorie de l’inconscient a su faire preuve d’une grande lucidité dans ses découvertes si fécondes, son jugement n’a pas brillé d’un éclat similaire lorsqu’il s’agissait de clarifier sa relation au judaïsme et à l’hébreu…

J’en parle car Zweig avait envoyé à Freud les épreuves des «Vingt-quatre heures de la vie d’une femme» … Le fondateur de la psychanalyse lui répondit en faisant de l’auteur une analyse des passages où Zweig qui s’était tant attardé sur la finesse et la beauté des doigts de son héros, se voyait créditer entre les lignes d’une forte propension à la masturbation et à l’onanisme…

Il est souvent risqué de devenir l’ami d’un psychanalyste de l’envergure de Freud.

Avec Buber, les choses se passèrent correctement, même si les deux hommes qui avaient tant de points communs (origine sociale aisée, tempérament d’esthètes, etc…) divergeaient sur l’essentiel, en l’occurrence la vocation et l’avenir du peuple juif. Je trouve dans le volume I de la correspondance, entre autres échanges, deux lettres (N° 384, 385) traitant d’un débat sérieux et émouvant entre les deux hommes : l’avenir et la vocation du peuple juif. Zweig, adepte d’un judaïsme diasporique, optant pour ce mouvement perpétuel qui traverse le monde (l’image du juif errant) et Buber lui répondant sans ménagement que la tragédie que Zweig redoute tant n’est pas ce qui risque de se produire en terre d’Israël mais bien en Europe…

Quelle vision prémonitoire ! Vaste débat ! Dans son argumentation, Zweig reprend les poncifs antisionistes de son temps : que serait, dit-il, un peuple juif doté de structures étatiques avec un drapeau, une armée, des canons et des institutions politiques ?

Cela conduirait, poursuit Zweig, à une anesthésie complète de l’esprit juif (jüdischer Geist), en somme à un terrible appauvrissement ! Assez curieusement, Zweig soutient que le peuple juif ne donne toute sa mesure et ne manifeste son unité que lorsqu’il est soumis à rude épreuve (sic). Qu’est ce qu’une nation, interroge -t- il, sinon un destin en constante mutation?

Sous entendu : c’est de l’existence qu’elle mène depuis deux millénaires, que la nation juive tire son essence.

Et il ajoute : Et que restera- t-il d’elle si elle cherche à échapper à son destin ? Voilà bien des idées que Buber ne voulait pas entendre, d’où sa rebuffade (nous sommes en 1918, l’Allemagne est vaincue et l’Europe saigne de toutes parts). Et même s’il a déjà bien publié, le jeune Stefan n’a que vingt-neuf ans, et n’a encore reçu aucune formation scientifique juive digne de ce nom.

La réponse de Buber, en date du 4 février 1918, fut cinglante : l’Etat juif ne ressemblera en rien à ce qu’en dit Zweig, il sera ce que ses partisans voudront bien en faire. Buber a compris que Zweig dénonçait l’aspect prétendument réducteur, particulariste du sionisme. Un peu comme le vieil adage de l’Evangile qui qualifie élogieusement le peuple de Dieu de sel de la terre, ce qui signifie qu’il doit continuer à se disperser, et à être présent aux quatre coins du monde, sans jamais tenter de rebâtir une nation ou un état.

Dans cette perspective, ce serait une perte incommensurable et une trahison de son essence que de le confiner sur la terre de ces ancêtres.

Buber démonte cette argumentation éculée en disant que l’on peut faire fonctionner ensemble à la fois l’aspect humain propre des juifs, leur particularisme, et l’aspect universaliste de leur histoire au sein de l’humanité dans sa totalité. Les deux façons de voir ne s’excluent pas mutuellement. L’établissement en terre sainte, loin d’entraver le développement de l’esprit juif, comme le redoute Zweig, ne fera, bien au contraire, que le renforcer et l’aidera à illuminer le reste de l’univers. Prolonger la vie en exil, conclut Buber, c’est sombrer dans une dégénérescence inéluctable (Entartung). Les deux hommes ne pouvaient pas être plus diamétralement opposés l’un vis-à-vis de l’autre.

Si j’ai fait ce petit détour par Buber et son journal sioniste Die Welt, et aussi par Herzl et son prestigieux quotidien la NRF, ce n’est pas par amour de la digression, mais simplement pour montrer que tout assimilé qu’il fût, Zweig avait eu dans sa jeunesse de multiples contacts avec différentes catégories de juifs à Vienne et ailleurs. Du reste, pendant cette même première guerre mondiale, alors que des sommités de l’époque, comme Fritz Mauthner, juif pragois assimilé, préconisaient d’abandonner les pauvres juifs de l’est à leur triste sort (ils étaient pris entre deux feux et en 1917 les troupes russes, battant en retraite, s’étaient vengées sur les communautés juives locales) en leur fermant les frontières du Reich où ils voulaient trouver refuge, Zweig reviendra sans cesse sur le sort tragique de ses coreligionnaires dans sa correspondance avec Romain Rolland, lequel n’avait qu’une sympathie fort limitée pour les sionistes.

Même un homme aux convictions aussi affirmées que Buber fit savoir à Mauthner que cette prise de position, si inhumaine en soi, n’affecterait en rien leurs bonnes relations.. Curieuse attitude. Il faut rappeler que Mauthner n’a pas même hésité à publier un texte où il appelait les juifs à se convertir enfin à la religion dominante, au culte établi.

Agnon a-t-il lu la nouvelle de Zweig avant d’écrire la sienne, «Tehilla» ?
Après la fin de la grande guerre, Agnon arrivera en Allemagne, vivra à Berlin et dans ses environs durant plus de douze ans. Comme il était animé d’une très forte conscience juive (Scholem dira de lui qu’il était le juif des juifs, i.e. le plus juif de tous) (Levinas aurait dit : la conscience de la conscience juive), il fréquentait les milieux intellectuels et prenait part aux multiples débats qui s’y déroulaient. Il est impensable que les œuvres d’un homme comme Zweig, si célèbre et de sept ans son aîné, aient échappé à son attention.

Je rappelle que Zweig avait déjà publié une nouvelle intitulée Angoisse (Angst) en 1913 ! Et qu’au cours des années vingt, Agnon se tenait encore informé de tout ce qui paraissait dans ces cercles intellectuels, même si, après quelques hésitations il décida de se concentrer sur une question, vitale à ses yeux : le rapprochement entre la culture européenne moderne et la piété juive traditionnelle.

En somme, la compatibilité entre l’identité juive et une certaine culture européenne, un thème qui intriguait tant, à la même époque, un esprit aussi fort que Hermann Cohen.

C’est en 1924 que parut cette nouvelle qui allait faire de Zweig un auteur connu et choyé par tous les publics, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme.

Il est temps de s’y arrêter : une lady anglaise, veuve depuis de nombreuses années, se trouve dans une ville célèbre de la côté d’azur dont elle fréquente le casino. Un personnage, absolument inconnu d’elle, retient durablement son attention à la table de jeu.

Mais ce qu’elle voit surtout en ce jeune homme, tout juste âgé de vingt-quatre ans, ce sont ses mains dont l’auteur brosse, sur des pages et des pages, les mouvements dans une frénésie presque métaphysique, d’où l’interprétation freudienne évoquée plus haut.

Ces mains expriment les émotions les plus intimes du joueur qui souffre d’une incroyable addiction au jeu. Il gagne beaucoup, mais décide de tout rejouer, pour ensuite finir dans le dénuement le plus total. Il a tout perdu et sort sous la pluie, l’air hagard, faisant craindre à la dame anglaise qu’il qui ne l’a pas quitté des yeux, commette l’irréparable.

Comme attirée par un aimant, cette dame qui n’a jamais plus connu d’homme depuis la disparition de son mari et dont Zweig précise sans cesse l’âge –soixante-sept ans, mais vingt ans de moins au moment des faits, ce qui représente selon J_P Lefebvre, la somme des âges de Zweig et de son épouse : 34 et 33 ans, est hors d’elle-même.

Elle se lance à la poursuite du joueur qu’elle trouve affalé sur un banc public alors qu’il pleut à verse… Je ne peux pas tout raconter mais cette femme qui, je le répète, n’a plus jamais été approchée par un homme depuis le décès de son mari, se réveille au petit matin, dans une chambre d’hôtel minable, dans les bras de cet inconnu qui avait commencé par la prendre pour une prostituée.

Il la tutoie, lui dit avec rudesse qu’elle se trompe de client et qu’il n’a plus le sou..

Zweig ne s’étend pas vraiment sur ce qui s’est passé cette nuit là. Je veux dire qu’il ne consacre pas un seul mot aux délices de l’amour que cette veuve si austère a dû éprouver depuis la dernière étreinte de son défunt mari. Il laisse la place au récit car il y a ici, comme dans la plupart des nouvelles de Zweig ( et c’est là aussi un point commun avec le récit d’Agnon dans Tehilla ), une sorte de chevauchement subtil entre le narrateur et l’écrivain.

Ici, nous avons droit à une long récit-confession de la dame anglaise, interrompu peu de fois par de brèves déclarations ou impressions de l’écrivain qui, à cette occasion, se distingue de la narratrice. Zweig met dans la bouche de cette femme qui est loin d’être une simulatrice ou une nature perverse, asservie au plaisir de ses sens, des propos qui sonnent juste et qui décrivent ce véritable envoûtement à la vue de ce jeune homme à la poursuite duquel elle se lance malgré les trombes d’eau..

Comment cette lady britannique a t elle pu agir ainsi, héler un fiacre dans la nuit, prier le cocher de les conduire, elle et son ami inconnu, dans n’importe quel petit hôtel (sic : ce sont ses propres mots !)..

Au réveil, la description de son amant d’une nuit est si attendrissante et reflète surtout son regard de mère : ce n’est plus le même homme qui se retrouve à ses côtés dans le même lit. Contrairement à la veille où son visage et ses mains étaient une véritable boule de nerfs parcourus de tics irrépressibles, il dégage désormais une sorte de bien-être, de quiétude, voire de bonheur poupin.

Là Freud n’a pas tort de donner de cet épisode l’interprétation qu’il en a donnée. Ce sont les différentes facettes de l’amour féminin, oscillant entre l’affection maternelle et le plaisir sexuel.

Mais je reviens à Zweig qui ne cesse de rappeler les différents âges de cette femme : à quel âge elle est devenue veuve, à quelle âge elle a connu cette aventure sans lendemain et enfin, à quel âge elle s’est confiée à lui, son narrateur.

On sait que Zweig éprouvait des envies sexuelles assez fréquentes et violentes. Même à Paris, il s’est arrangé pour avoir une liaison avec une jeune modiste, nommée Marcelle. Et puis il va entretenir une autre liaison, presque simultanément, avec une femme mariée, Friderike von W. dont il fera sa première épouse avant d’en divorcer au cours des années trente pour convoler en secondes noces avec Lotte Altmann, une secrétaire, recrutée pour lui par sa propre épouse !! Il a donc déjà, même en écrivant cette nouvelle en 1924 une certaine expérience de la gent féminine.

Il décrit donc à merveille cette dialectique sentimentale des pulsions contradictoires amante / mère avec une grande authenticité ; du coup, on juge la réaction de la lady plutôt vraisemblable. Comme son instinct maternel a pris le dessus, elle ne cherche pas à fuir cet homme avec lequel elle s’est commise, bien au contraire elle lui fixe un rendez vous pour le lendemain afin de lui payer son billet de chemin de fer lui permettant de rentrer chez lui et de retrouver les siens.

Si elle avait considéré cette aventure comme une insupportable souillure, elle aurait agi autrement. Or, elle dit dans sa narration : je l’ai sauvé… A ses yeux, elle l’a sauvé d’une mort certaine, d’un suicide et elle décrit avec des détails atroces à quoi aurait ressemblé ce gracieux visage juvénile si cet homme s’est jeté du haut de la falaise..

En s’offrant à ce jeune inconnu, elle pense avoir contribué à un apostolat. Je ne raconterai pas la fin qui est triste mais la conclusion ne laisse pas d’être édifiante. La narratrice et l’écrivain reprennent chacun leur rôle et l’auteur donne une description assez crépusculaire de cette femme, redevenue vieille (elle a soixante-sept ans). Zweig écrit cette phrase empreinte d’une profonde sagesse : vieillir n’est jamais rien d’autre que n’avoir plus peur du passé.. (p 120)

La dernière phrase de ces Vingt-quatre heures de la vie d’une femme se lit ainsi «Et je m’inclinai alors pour embrasser avec respect sa main fanée qui tremblait un peu comme des feuilles d’automne»..

Ce sont des amours mortes dans un cœur blessé lequel saisit cette opportunité pour se décharger d’un trop lourd fardeau.
Tehilla d’Agnon, une femme qui veut qu’on lui pardonne une faute qu’elle n’a jamais commise mais dont elle s’estime co-responsable…

Cette fin, à la fois triste et désabusée, sert de transition à la nouvelle de S.J. Agnon dont l’héroïne qui a donné son nom à la nouvelle, Tehilla, a, si je ne trompe, cent-quatre ans. Pour couper court à tout malentendu, je précise que le comportement de Tehilla qui est une sainte, fille d’un grand maître et épouse fidèle d’un homme qui va lui aussi, comme le mari de la lady, mourir assez vite, n’est nullement comparable.

Mais comme chez Zweig, il a une narratrice et un écrivain. Comme chez Zweig, l’écrivain éprouve du respect et une grande considération pour cette vénérable dame qui consacre le plus clair de son temps à aider les pauvres et à pourvoir à leurs besoins.

Tout comme la lady n’a pas hésité un seul instant en sentant que la vie de son protégé était en danger… Ici aussi, la rencontre entre Tehilla et l’écrivain se fait par hasard : ce dernier cherche la maison d’un rabbin à Jérusalem et croise Tehilla qui transporte un bidon destiné aux pauvres. Je rappelle que la lady anglaise rencontre son inconnu dans un cercle de jeu, par pur hasard. Tehilla connaît l’adresse du rabbin et conduit l’écrivain jusqu’à sa porte.

Ce dernier propose de porter son bidon d’eau. La réponse de Tehilla qui lit un Psaume chaque jour que Dieu fait (il y en cent-cinquante), répond d’une curieuse manière : je ne veux pas que votre aide réduise la valeur de mon action méritoire (mitsva) et elle ajoute merveilleusement : Béni soit Celui qui permet à ses créatures de pouvoir porter les choses dont elles ont besoin..

Ce qui témoigne de la pieuse éducation reçue dans la maison de son père. Quelle femme, me direz vous, et comment oser la comparer à la vieille Lady qui s’est compromise de la sorte avec un inconnu ? On voit aussi que le prénom de la dame est tiré des Psaumes qui se disent en hébreu (au pluriel) Tehillim ; ce prénom peut être considéré comme un singulier de Tehillim (le vrai pluriel grammatical serait Tehillot, qui est d’ailleurs attesté).

Je ne compare pas vraiment mais dresse plutôt les éléments de l’étude d’un contraste : deux femmes qui se débattent avec un sentiment de culpabilité, l’un réel et l’autre imaginaire, mais les similitude formelles sont frappantes : deux femmes, deux veuves, se confient à un inconnu, un écrivain rencontré par hasard et qui accepte d’être le porte-plume de leur vie. Chemin faisant, car beaucoup de confidences ici aussi, comme chez Zweig, se font dans le mouvement, en marchant, ou en train…

Certes, on n’est plus à Monte Carlo comme chez Zweig, au milieu des années vingt, mais à la fin de l’année 1950, année de parution de la nouvelle d’Agnon, dans les rues et les cours des maisons de Jérusalem, encore divisée. La vieille dame fait des allusions très claires à la situation et à «l’entrisme» des Arabes dans la ville sainte.. Elle justifie même la longueur du trajet en arguant que les cours de maisons offrant un raccourci ne sont plus occupées par des juifs, ce qui les rend dangereuses et contraint à de longs détours.

Tel café arabe, dit-elle, était jadis une école talmudique, une yeshiva… Mais au départ des juifs, les Arabes sont venus s’installer à leur place. Et elle redit la même chose chaque fois qu’elle le juge nécessaire. Il est vrai que le souvenir de l’évacuation de vieille ville par les juifs, vaincus par la légion arabe jordanienne, remontait à moins de deux ans. La blessure n’était pas encore cicatrisée.

La blessure secrète de «Tehilla»

Je résume en peu de lignes l’histoire, mais rassurez vous, en la lisant dans l’excellente traduction française d’Emmanuel Moses (Gallimard, 2014), vous éprouverez encore la joie de la découverte. Lorsque Tehilla était une enfant, son père était entré en pourparlers avec la famille d’un jeune garçon, nommé Schrag, afin qu’ils convolent en justes noces. Un contrat de fiançailles fut même signé entre les deux familles mais voilà que le père de Tehilla, adversaire acharnés des Hassidim, donc un opposant (mitnaggued), découvre cette filiation (odieuse à ses yeux) dans la famille du fiancé.

De rage, il déchire le contrat de fiançailles en mille morceaux, qu’il renvoie aux parents de Schrag, leur signifiant de cette violente façon qu’il n’existait plus d’engagement entre les familles et que tout projet de mariage était nul et non avenu.

Comme le père de Tehilla était un grand notable de la communauté, la famille de Schrag finit par comprendre qu’elle n’avait plus d’avenir sur place et devait migrer vers des cieux plus cléments, puisque, nous dit-on, même le jour de Simhat Tora (La fête de la Tora), la famille du fiancé éconduit n’était pas appelée à la lecture des rouleaux sacrés, ce qui constitue une mesure vexatoire et discriminatoire absolument inouïe.

Au fil des années, Tehilla se voit proposer un autre parti avec lequel elle mènera, au début, une vie harmonieuse. Mais le drame se noue progressivement ; ses deux enfants meurent de manière soudaine et inexpliquée, son mari les suit peu après, et les affaires commerciales de Tehilla, devenue veuve, périclitent.

Dans le récit, on sent une sorte d’existence sous le signe de Job, mais dans ce cas précis, la sainte et pieuse Tehilla commence à se faire une idée précise sur l’origine de tous ces malheurs qui ont fondu sur elle et sur ses enfants.

Or, tous ces événements, Tehilla les raconte à l’écrivain, un peu comme la vieille lady anglaise relatait son attirance inexplicable pour ce jeune joueur qu’elle voulait protéger contre lui-même.
Durant toutes ces années, Tehilla vit, rongée par le remord. Elle ne dit pas un mot contre son père mais on sent bien qu’il a, par son acte tyrannique, brisé les rêves d’une enfant qui garde un tendre souvenir de celui auquel on l’avait promise.

C’est une victime qui ne s’apitoie pas sur son propre sort mais pense plutôt à l’humiliation et à la peine imméritées de Schrag.

Tehilla juge que son défunt père avait commis un péché contre Schrag et sa famille au seul motif de leur affiliation au mouvement hassidique. Il aurait dû demander pardon à cette famille comme la tradition nous en fait l’obligation le jour de Kippour : il faut se rendre auprès de ceux que l’on a offensés pour faire sincèrement acte de repentance.

Il ne l’a pas fait et l’a payé de sa vie et de celle de ses petits enfants. Mais Tehilla est tout de même restée en vie, à son âge. D’ailleurs, cent-quatre, c’est aussi le numéro d’un Psaume cosmologique qui commence ainsi : Bénis, O mon âme, l’Eternel, et qui convient tout à fait à la piété saine, authentique et non maniérée de cette dame.

Animée par le désir de réparer une grave faute commise par son père, Tehilla convoque l’écrivain chez elle pour rédiger une sorte de testament ou de demande de pardon d’outre-tombe. Elle le prie de lui montrer sa plume et son encrier mais l’écrivain extrait de sa poche un stylographe, au grand étonnement de Tehilla. Mais que veut-elle, au juste ? C’est que Tehilla ne veut pas quitter ce monde avant d’avoir accompli un dernier devoir afin de se présenter en toute innocence, voire avec un halo de sainteté, devant le Tout-

Puissant. Durant toute sa vie, elle a pensé à celui auquel elle avait été promise mais qu’une passion paternelle déplacée l’a contrainte à quitter pour vivre avec un autre. Durant toute son existence, elle a ressassé cette culpabilité (je répète qu’elle a cent quatre ans…)

Un jour, accompagné de l’écrivain, elle se rend à la société des pompes funèbres pour vérifier que le contrat de sa concession était toujours valide. Mais les employés ne se lèvent même plus en la voyant, elle est coutumière du fait. A l’écrivain, ils expliquent leur impavidité en rappelant que Tehilla revient régulièrement les voir, alors que ce n’est pas nécessaire.

Tout est en ordre. Mais nul ne peut connaître l’heure de sa mort. Eh bien, pour Tehilla les choses se présentent autrement. Elle dit même qu’elle a convoqué à une certaine date les dames chargées de faire sa toilette mortuaire. Pour mourir, elle n’attendait plus qu’une chose ; rédiger une supplique, une demande de pardon à un garçon qui a été privé du bonheur de partager sa vie. Et qui est déjà passé à l’éternité avant elle. Elle se prépare donc à cette rencontre avec le plus grand soin .

Obtenir le pardon du fiancé éconduit devant le tribunal céleste
Alors pour quelle raison prie-t-elle l’écrivain d’écrire quelque chose pour elle ? C’est avec une émotion rare qu’elle lui demande de tracer majestueusement, la lettre LAMED en hébreu, qui est l’initiale de Li-Khvod, à l’intention de Monsieur un tel ou un tel. Elle dicte une lettre qui est une demande de pardon posthume à son fiancé dont elle a appris la mort récemment. Et quand l’écrivain lui demande si c’est bien vrai, si elle est parfaitement sûre et certaine, elle affirme avoir entendu son nom distinctement prononcé à la synagogue, lors de la prière pour le repos de l’âme des défunts.

Cet homme a été, selon Tehilla, victime d’une injustice grave qu’il faudra réparer dans l’au-delà puisque ce ne fut pas possible ici bas. Kant aurait applaudi à cette demande de réparation même dans l’autre monde, lui qui nous a parlé des racines métaphysiques du droit. Le droit qui transcende le monde de la matière.

Or, le DROIT de ce pauvre garçon, sans défense, a été foulé aux pieds, son bonheur a été annulé en raison d’une prétendue faute de son père. Or, même la Bible, dans le chapitre XVIII du prophète Ezéchiel spécifie que les fils ne paieront pas pour les péchés des pères et inversement.. Tehilla implore le pardon de cet éphémère fiancé dans cette lettre qu’elle demande à l’écrivain de sceller dans un récipient qui sera déposé dans sa tombe.

Elle l’emportera avec elle dans l’autre monde et ainsi le tort causé à Schrag sera réparé et la faute commise par le père de Tehilla pardonnée.. Quel pointillisme juridique…

Dans la tradition juive, obsédée par l’éthique, le jour de l’enterrement, les connaissances et la famille du défunt défilent devant son corps et demandent qu’un pardon, terrestre et céleste, leur soit accordé (mehilat shamayim wa-aréts).

Au fond, Tehilla, cette sainte, n’a fait que se conformer à l’usage en vigueur.

Après s’être acquitté de sa tâche, l’auteur prend congé de Tehilla qui lui annonce que sa propre mort est imminente. Interloqué, l’homme s’en va mais revient sur ses pas quelques jours plus tard. Il croise le rabbin par l’intermédiaire duquel il avait fait la connaissance de Tehilla, lequel lui annonce que l’âme de Tehilla a quitté récemment ce monde.

Le cœur lourd, l’écrivain se rend dans la maison désormais vide de Tehilla et aperçoit que l’eau de sa toilette mortuaire finit de couler dans la maison…

Dans les deux cas, la fin est triste : Chez Agnon, c’est l’eau et chez Zweig, ce sont les feuilles de l’automne, la saison où la nature semble morte. Comme Agnon n’a écrit sa nouvelle qu’en 1950 et que celle de Zweig avait été publiée depuis 1924, on peut supposer que c’est Agnon qui a lu Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme et qu’il s’en est un peu inspiré, quoique dans un tout autre esprit.

Au fond, nous avons affaire à deux femmes, victimes des aléas de l’existence. Mais l’univers mental des deux auteurs est radicalement différent. Agnon a dû apprendre que Zweig s’était fortement préoccupé du sort des juifs d’Europe de l’est et donc de ceux de la Galicie orientale, d’où lui-même était originaire..

Variations sur un même thème : l’amour d’une femme, l’amour de Dieu, la volonté de rétablir le droit, de fonder la justice, cette sainte femme qui veut demander pardon à celui dont elle devait, en principe, porter les enfants et qui ne fut pas en situation de le faire car un destin adverse en avait décidé autrement.

Le destin de Zweig qui s’est suicidé en 1942 avec sa seconde épouse Lotte Altmann, aurait pu être différent.

C’est une malédiction qui pesait sur tous ces intellectuels juifs au début d’un XXe siècle particulièrement tragique et éprouvant.

Agnon a pris, lui, la bonne décision : renouer avec la tradition juive, se réimplanter dans le berceau du judaïsme.

En fin de compte il obtint le Prix Nobel de littérature en 1966, partagée avec l’inoubliable Nelly Sachs.. Il quitta ce monde en 1970, enterré dans le pays de ses ancêtres..

Quand on pense à la fin de Zweig, grand écrivain de son temps, on pense aussi à Walter Benjamin, lui-même suicidaire, qui mit vraiment fin à ses jours à la frontière franco-espagnole…

Si Benjamin avait suivi les conseils de Gershom Scholem de venir le rejoindre à Jérusalem, si Zweig avait suivi la voie de Herzl et de Buber qui l’ont rencontré et aidé à Vienne, n’aurait-il pas survécu, lui aussi au lieu de reposer dans une terre étrangère, à l’autre bout du monde ?

Stefan incarne le destin tragique de l’homme non pas sans qualités mais sans racines.

Dommage…

Maurice-Ruben Hayoun

Maurice-Ruben Hayoun sera à La Source de Vie sur France 2, ce dimanche.

Dans le groupe de livres bibliques dédiés à la littérature de la sagesse, l’Ecclésiaste, Qohélét en hébreu, n’a pas encore livré tous ses secrets. Composé de manière définitive vers 225 avant notre notre -nous le savons car il est cité dans la Sagesse du Siracide qui est de 190 environ-, c’est un livre résolument philosophique, attribué au roi Salomon.

Ce livre a failli passer à la trappe à cause de son caractère un peu hétérodoxe.. Mais les sages de la tradition de la traditionpar le verset qui contient une formule dédicatoire (de Salomon) et grâce au dernier verset, à l’épilogue qui cachérise l’ensemble.

C’est aussi le seul livre biblique qui enseigne clairement l’immortalité de l’âme (we ha-ruah tashouv el ha Elohim asher netanah

Dimanche 4 mai 2013 sur Frence 2 à partir de 0h15

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