Depuis quelques mois on assiste à une sorte de renaissance de ces deux auteurs, jadis liés par une amitié si indéfectible que même les horreurs et les folies de la première guerre mondiale n’ont pas réussi à détacher l’un de l’autre. Et pourtant, les tentations et aussi les occasions de se haïr et de s’entredéchirer n’ont pas manqué. Certes, certains échanges épistolaires entre Rolland et Zweig ne furent pas à l’abri de vives tensions mais les deux hommes ont toujours réussi à le surmonter.

Les maisons d’édition parisiennes semblent s’être donné le mot : Albin Michel vient de publier le premier volume de la correspondance entre Rolland et Zweig ; Gallimard a publié en fascicules distincts de merveilleuses nouvelles de Zweig et une maison, moins grande mais tout aussi talentueuse, Bartillat, vient de faire paraître l’imposant journal de Vézelay (1938-1944) de Rolland, au soir de sa vie.

On dispose donc d’un panorama complet de deux intellectuels qui assistent quasi impuissants à la ruine de l’Europe, sombrant dans un abîme de haine et de violence absolument inouïes…

En cette année de centenaire de la guerre de 1914, on se demande comment une telle erreur de jugement et d’appréciation des différents gouvernements, a été possible. Comment deux nations désormais si proches et si fraternelles ont pu s’entredéchirer à ce point… Les journaux intimes ainsi que les correspondances d’hommes célèbres offrent l’opportunité –rare- de découvrir ce qu’ils pensaient vraiment du monde qui les entourait et des événements qu’ils vivaient.

Cette remarque s’applique d’autant plus à ces deux hommes qui se faisaient confiance, chérissaient la paix et l’amitié entre leurs deux peuples et ne confondaient jamais patriotisme et nationalisme. Dès la fin de l’année 1914, Rolland rappelle qu’il ne faut pas confondre victoire et valeur. Il publia son célèbre appel Au de la mêlée dans le Journal de Genève le 15 septembre 1914.

Comment ces deux grandes figures du monde littéraire, germanique et français du début du XXe siècle, se sont-ils connus ?

Ce fut, je crois, Zweig qui découvrit chez une amie vivant à Rome l’ouvre

monumentale de Rolland, Jean-Christophe (dix volumes). Sa lecture fit sur lui l’effet d’une profonde découverte, d’une véritable renaissance : dès lors il s’ingénia à se rapprocher de l’auteur, lui rendit visite à Paris et s’efforça d’en favoriser la traduction allemande afin de créer un canal humaniste entre les deux pays et les deux cultures.

Plus tard, lorsque le vieux maître se réfugiera à Vézelay alors que la France était occupée par les armées nazies, des officiers de la Wehrmacht demanderont à être réçus par l’auteur de Jean-Christophe dont le sens de la Humanität les avait conquis.

Le vieux sage qui alla quitter ce monde le 30 décembre 1944, ne chercha pas à les encourager ni à les repousser, car il était certain que ces deux grandes nations, la France et l’Allemagne, pouvaient momentanément divorcer tout en étant condamnés à vivre ensemble.

Mais les écrivains ne vivent pas dans un monde éthéré, ils sont aussi concernés par ce que leurs gouvernements respectifs décident pour eux, et parfois, hélas, ils décident de partir en guerre.

Et c’est bien en cette année fatidique de 1914 que commence leur échange épistolaire… Lors des premiers mois, les sujets sont convenus entre deux écrivains qui s’estiment et se considèrent mutuellement : plus jeune que son idole, Zweig est dans le rôle d’un disciple admiratif qui considère Rolland comme une sorte de divinité tutélaire de son esprit (Schutzgott seines Geistes), cela peut paraître grandiloquent mais c’était bien vrai….

On a tendance à oublier que la première guerre mondiale n’a pas innové dans le seul domaine des tueries de masse, quand on envoyait chaque matin, à l’assaut des tranchées ennemies, des milliers de fantassins qui étaient alors hachés menu par les mitrailleuses françaises ou allemandes…

La première guerre a eu aussi innové en matière de désinformation : les rumeurs courant sur les actes de barbarie de l’autre camp étaient innombrables et plongeaient l’arrière, les opinions publiques, dans des états seconds, de véritables transes où la haine et la détestation de l’autre atteignaient des paroxysmes.

Un exemple qui dresse les cheveux sur la tête : on avait accusé les troupes allemandes d’avoir inutilement bombardé la cathédrale de Reims, d’avoir tout détruit sur son passage dans la Belgique voisine, pourtant neutre à l’origine, et, dernier mais non moindre, d’avoir tranché la main droite à plus de 4000 jeunes Français âgés de 14-17 ans afin qu’ils ne puissent plus servir d’une arme ! Des journaux se sont même fait l’écho de la découverte de pieds de soldats français dans la musette d’un Allemand fait prisonnier… Mais toutes ces horreurs réelles ou inventées ne sont rien par rapport au débat sur la nécessité ou non de porter secours aux soldats allemands blessés sur les champ de bataille en France.. On lit chez les deux amis des raisonnements alambiqués sur le fait qu’un ennemi blessé n’est plus en mesure de porter les armes et même la guerre ne saurait oblitérer cette part d’humanité commune à tout homme (alles, was Menschenantlitz trägt).

Deux intellectuels, unis par des valeurs culturelles très fortes assistent au divorce sanglant de leurs nations respectives. L’un est mobilisé dans sa ville natale à Vienne où il travaille pour les archives de l’armée (Zweig n’était pas de très bonne constitution physique) et Rolland s’était réfugié à Genève où il travaillait bénévolement pour le comité international de la Croix-Rouge ; il logeait dans le quartier de Champel.

Le plus navrant est que Zweig, nettement plus prolixe que son aîné, lui annonce la mort sur le champ de bataille de grands écrivains qui vécurent comme un terrible traumatisme l’idée de combattre d’une tranchée à l’autre leurs collègues et amis devenus leurs ennemis.. A leur corps défendant, ils prenaient part à la barbarie.

Si Zweig avait moins eu à souffrir chez lui, en Autriche, pour ses amitiés françaises et sa franche francophilie, Rolland, qui avait une assise bien plus large (il décrochera le prix Nobel en 1915) devra se réfugier au calme à Genève car, chez lui, on le stigmatisait comme étant «l’ami des Allemands», ce qui, à l’époque, revenait ni plus ni moins à l’accusation de traîtrise et d’attitude antipatriotique.

Ils ne furent pas si nombreux les intellectuels des deux camps à refuser de se jeter dans la mêlée, pour reprendre le manifeste de Rolland, Au-dessus de la mêlée…… Même un auteur aussi prestigieux que Thomas Mann se laissa entraîner dans cette dérive nationaliste. Romain Rolland et Zweig parlèrent alors d’un «article forcené». Dans un article intitulé Gedanken im Kriege, paru dans le Neue Rundschau de septembre 1914, le futur Prix Nobel de littérature en 1929 s’est laissé aller à opposer le concept de Kultur germanique à la notion de

Zivilisation latine, donc romane, donc française. Se sentant visé pour son texte Au dessus de la mêlée, Rolland réagit par une cinglante réplique Les idoles où il dénonce l’asservissement de l’intellect à la brutalité de la force armée. Ceci donne raison à la phrase de Zweig qui souligne que l’époque est horrible et qu’elle nous fait obligation d’être humain afin de ne pas être indigne..

Rolland se voulait au-dessus des patries, dit-il, de toutes les patries. Il écrivit dans une lettre à Zweig (15 mai 1915) : vous n’imaginez pas combien je suis haï… (p 182). En cette même année 1915, les troupes russes refluèrent en désordre, évacuant la Galicie autrichienne reconquise par les troupes allemandes et leurs alliés.

Mais dans leur retraite, les Cosaques se livrèrent à d’horribles exactions sur les populations juives sans défense. Zweig qui reconnaît sans peine son origine juive (n’oublions pas que son tout premier texte fut publié dans le journal sioniste Die Welt dirigée par le jeune Martin Buber : Im Scbnee, Dans la neige) attire l’attention de son ami sur cette situation, dans l’espoir qu’il puisse faire quelques chose en tant que collaborateur du comité international de la Croix-Rouge…

S’ensuivit un curieux échange qui me laisse perplexe car je connais, moi, aujourd’hui, the end of the story. Mais sans accuser Rolland du moindre antisémitisme, je dois reconnaître que sa déclaration me laisse songeur :
Chacun est égoïste et ne voit que sa misère.

Je causais, ces derniers jours, avec des juifs réfugiés de Galicie ou de Pologne. Ils ne comprennent pas qu’on puisse songer à d’autres qu’à eux. L’injustice horrible dont ils souffrent leur semble la seule, l’unique. Et ile ne voient pas que cette façon de penser, farouchement exprimée, les rend aussi injustes et suspects aux autres races.

Ce qui rend si pénible la question juive, c’est qu’il s’agit en fait de deux peuples différents : l’un qui comprend les plus libres Weltbürger, les plus dénationalisés, comme vous, mon cher Zweig et comme tant d’autres qui me sont chers dans votre race, l’autre dont le nationalisme hébreu est plus intraitable et plus fermé à toute idée de communauté humaine que les pires nationalismes des états constitués.

Vraiment, si ce dernier réalise jamais, avec une force suffisante, son rêve politique, ce serait un loup de plus dans la mêlée.

Et les premières victimes seraient ses frères «européen»s, mes frères Weltbürger. (pp 214-215 : lettre de Romain Rolland à Zweig)..
Romain Rolland n’avait pas de sympathie pour les nationalistes juifs, les sionistes. L’Histoire lui a donné tort, mais c’est plus grave quand il accuse les juifs de nombrilisme et on dirait aujourd’hui de victimologie. En somme, aux juifs galiciens, livrés pieds et poings liés à la barbarie cosaque, digne continuatrice de l’affreux Chmilniecki, il rappelle le beau vers de Shakespeare, dit dans un contexte tout à fait différent : Be still sad heart and cease repining : Tais toi triste cœur et cesse de te plaindre ! D’autres souffrent au moins autant que toi. Le célèbre pacifiste parisien ne se doutait absolument pas de ce qui allait arriver à ces mêmes juifs d’Europe de l’Est vingt-cinq ans plus tard… Peut-on le lui reprocher ?

Nullement, personne ne pouvait prévoir la Shoah, pourtant elle allait frapper les mêmes juifs qui avaient à peine eu le temps de panser leurs plaies. Mais cet homme qui fit preuve d’une si grande lucidité, n’en était pas moins devenu un compagnon de route des communistes, même si le triste pacte germano-soviétique permettait de distinguer nettement le vrai visage des uns et des autres.. Il n’est pas rare que de grands esprits humanistes se fourvoient dans le domaine politique.

Mais la seconde remarque de Rolland au sujet des pogromes de Galicie me hérisse encore plus : il oppose le citoyen du monde au sioniste, alors que le siècle où était justement celui des nationalismes. On accepte tous les nationalismes sauf celui des juifs, les seuls à en avoir bien besoin…

Cette tragédie des juifs de la Galicie autrichienne avec sa capitale Lemberg (Lvov) nous renvoie aux notes de gens aussi différentes que Gustav Mahler qui écrivit à sa femme Alma qu’il était effaré de voir que ces juifs crasseux et arriérés étaient supposés être ses frères..

Cela nous renvoie à Hermann Cohen qui fit une tournée de conférence dans la région et qui se mit à parler d’impératif catégorique devant de pauvres juifs qui ne comprenaient pas un traître mot de ce qu’il leur disait car leur yiddish galicien était leur medium linguistique… Enfin, cela fait aussi penser à Martin Buber, confié, après le divorce de ses parents (il venait d’avoir trois ans !), à ses grands parents qui résidaient à Lemberg……

Dans sa réponse à Rolland, Zweig balaie d’un revers de main les arguments de son ami et lui demande de le croire : cette souffrance des juifs de Galicie est sans pareille (einmalig). Il faut me croire, dit-il, ces gens n’ont aucune patrie. La malédiction de Babylone s’accomplira à nouveau, ce qui signifie en clair la catastrophe qui suivit le sac de Jérusalem, la destruction du Temple et l’exil qui dura près de 19 siècles !! Pressentait-il les menaces qui allaient de nouveau planer sur l’Europe ?

C’est bien ce que je pense en lisant cette phrase de Zweig à Rolland : Mon monde, le monde que j’aimais est de toute façon détruit, tout ce que nous avons semé est foulé aux pieds. A quoi bon recommencer une nouvelle fois ? N’est ce pas la poignante monition de son livre Le monde d’hier ?

Zweig défend les juifs opprimés mais pas tous les juifs, certainement pas Ernst Lissauer qui rédigea le chant Haßgesang gegen England que les jeunes soldats de la Reichswehr chantaient sur la ligne Siegfried… Et cet homme qui nourrissait vigoureusement la haine en Europe fut décoré par l’empereur Guillaume II de l’ordre de l’Aigle Rouge…

Il existe chez Zweig qui pourtant un juif largement assimilé une indéniable sensibilité juive (jüdisches Gemüt) qu’ l’on sent affleurer ans certaines de ses lettres à Romain Rolland, notamment dans celle du 26 février 1916 ( p 320) où il loue les belles pages écrites par Ernest Renan sur les prophètes dans son Histoire d’Israël… Zweig défend aussi le «renanisme», jadis honni par une église catholique qui en avait fait sa phobie.

Zweig revient sur le drame des Juifs de Galicie, contrairement à un autre juif de Prague, Fritz Mauthner qui demanda la fermeture de la frontière allemande afin d’interdire aux rescapés juifs de s’y réfugier, les livrant ainsi aux exactions de la soldatesque russe et cosaque. Même Buber, qui avait des attaches sentimentales avec cette région où il avait passé ses dix premières années avec ses grands parents paternels, en fut profondément ulcéré, ce qu’il confiera à son ami Gustav Landauer…

Le 13 avril 1915, Zweig écrivit ceci à son correspondant français réfugié à Genève : je vous assure… je vous assure que l’actuelle tragédie des juifs est la plus horrible depuis leur entrée dans l’Histoire.

La Belgique se relèvera et se remettra après la guerre, indépendamment de l’issue de celle-ci. La tragédie juive ne fera que commencer avec la paix ; je ne puis vous en dire davantage mais je vous demande de me faire confiance ; croyez moi quand je vous dis que cette tragédie ne fait que commencer, qu’elle est loin d’être terminée. Je n’accuse personne, c’est peut-être inhérent à l’esprit de ce peuple, inhérent à sa destinée mystique que partout où il redevient un peuple, une nation il est condamné à être chassé et à redevenir le viel Ahasvérus (le juif errant) (p 211).

Pour se consoler de ce qui arrive, Zweig rappelle à Rolland que les livres qui se vendent le plus en Allemagne en ces temps de guerre sont ceux de Dostoïevski qui avait eu cette phrase prophétique : la rencontre des peuples en temps de guerre éveillera en eux le désir de se connaître en temps de paix… (p 207).

La guerre a tout de même provoqué un incident qu’on qualifierait de loufoque s’il n’était, dans son essence, tragi-comique : la guerre avait surpis hors de France Rainer Maria Rilke, lequel habitait un petit appartement à Paris .

N’ayant pas l’autorisation de rentrer à Paris dans sin appartement dont il n’avait pas acquitté le loyer depuis plusieurs mois, ses meubles et ses inestimables manuscrits furent vendus aux enchères…

Le poète en fut terriblement bouleversé car il tenait, par dessus tout, à ses œuvres inédites. Zweig, Rolland et Gide unirent leurs efforts pour sauver ce qui pouvait l’être en rachetant ce qui avait été dispersé lors de ces ventes publiques. Un tel incident illustre mieux que tout autre la folie des nations en guerre qui pulvérisent tant de destins individuels.

Mais il ne faut jamais baisser les bras ni céder au pessimisme.

On conclura donc par cette citation prémonitoire de Stefan Zweig à Romain Rolland (lettre du 19 octobre 1914), au sujet de l’avenir des relations franco-allemandes :
Ce n’est qu’une arme que l’Allemagne dresse contre la France, non le cœur ; le rêve allemand de conclure une alliance avec la France, de devenir son ami, existe toujours. je sais que cet amour est unilatéral mais ce n’est pas une raison pour le nier. et je crois que sur le plan de l’esprit, tel que nous l’entendons, l’entente entre la France et l’Allemagne est tout à fait possible.

Nous, la France et l’Allemagne, nous sommes, c’est vrai, le cœur de l’Europe et ces deux pays doivent arriver un jour à s’entendre. C’est pourquoi, tout ce qui empoisonne cette relation, chez vous comme chez nous, est un crime. Personne ne sait comment finira cette guerre, mais je sais qu’après il y aura la paix, et que le devoir de ceux qui ne se battent pas est de préparer cette paix, et dès maintenant.

(Romain Rolland & Stefan Zweig : Correspondance (1910-1919) Albin Michel, 2014, p 91)

Maurice-Ruben Hayoun

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