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C’est un livre surgi de mon travail depuis « Le récit de la disparue », en 1977. Il clarifie ma méthode intellectuelle et ma contribution à l’avancement créatif de la pensée juive, c’est-à-dire d’une pensée qui ne ferait pas que reprendre ou simplement commenter ce qui existe déjà au lieu d’inventer et de créer, comme ce fut toujours le cas jusqu’au 18 è siècle pour ce qui est de la pensée juive (qui est à distinguer de la pensée des Juifs – pas nécessairement « judaïque » – ou de la pensée des intellectuels d’origine juive). J’entends par là une pensée qui jette un regard souverain sur l’univers et qui puise dans la source hébraïque.

Dans mon avant-dernier livre, « Le judaïsme et l’esprit du monde », j’ai entrepris de reconstruire le modèle de la cohérence systématique des idées et des comportements (« éthique » et « éthos » dans mon langage) du judaïsme. Dans ce livre-ci, il s’agit de déceler et de révéler la cohérence secrète de l’univers mental et noétique hébraïque, du paysage de l’intellect où germent les idées de cette pensée, de la pensée à l’état zéro avant même qu’elle ne produise théories et doctrines. C’est ce que j’appelle la « pensée des pensées ». Et cette pensée est en puissance dans la langue hébraïque qui n’est pas seulement un instrument au service des idées mais, en elle-même, un univers de pensée, une compréhension de l’univers, de la matière, de l’existence, des actions dans le monde, etc. Toute langue est singulière et porte un monde; celui que porte l’hébreu atteint son expression la plus parfaite dans le texte biblique. Ce dernier résonne de façon extraordinaire quand il se reflète dans la structure de l’hébreu et aucune traduction ne pourra répercuter son écho. Néanmoins, l’exercice de la traduction permet d’éclairer la langue hébraïque en la reflétant dans une autre langue. La désarticulation qui s’ensuit est très riche et fertile pour la pensée parce qu’elle permet que la substantifique moelle de l’hébreu s’exhale de la langue dans l’interaction des deux langues. C’est au carrefour des autres langues que l’hébreu dévoile son secret. Cela nous explique peut-être pourquoi les œuvres de la pensée juive (philosophie, Talmud, Zohar) ont été écrites dans des langues autres que l’hébreu.

Vous semblez éviter dans ce livre – qui est très exigeant – la question de savoir pourquoi l’hébreu est appelé « lachone hakodesh », langue de la sainteté. C’est une question qui a divisé des auteurs prestigieux.

Ce n’est pas une question à mes yeux. Car la « kedousha », la sainteté hébraïque n’a rien à voir avec le sacré, le magique, le tabou. Elle désigne la « séparation », l’élection, la sortie hors de Babel qu’illustre le cheminement abarahamique et hébraïque (sortie d’Égypte). Lachon hakodesh : »La langue séparée » qui va de pair avec un peuple « séparé » des autres peuples et dont la langue doit servir à tous les actes de la vie. Ceux qui s’interdisent de l’employer dénient au peuple juif la capacité de vivre, d’y être incarné et sujet de l’histoire. Ils vivent dans un conservatoire d’antiquités. Le peuple juif n’est pas mort et n’est pas confiné à demeurer sous une vitrine d’un musée. Or, dans la vie d’un peuple, il y a des hauts et des bas. Cela n’effarouche pas la « sainteté » hébraïque en tant qu’elle est « séparation » et pas « tabou ». La séparation reste un enjeu permanent dans la vie courante. Ce que j’avais appelé dans mon premier livre « L’Hébreu des profondeurs » réside de façon éternelle dans l’Hébreu parlé et pouvant être « désacralisé ». Il conserve une potentialité créatrice toujours présente et effervescente.

Vous pointez du doigt des différences entre l’hébreu biblique et l’Hébreu moderne. Vous dites du premier qu’il est « compact alors que le second a plus de « discursivité analytique ». Qu’est-ce que cela signifie ?

L’hébreu est dans son génie même une langue compacte. Cela découle du radical trilittère de son vocabulaire, sur la base duquel les mots et les verbes sont formés au moyen de vocalisations différentes. Pas de possibilité comme en français de recourir aux préfixes et suffixes grecs ou latins pour former des mots dialectiques. C’est ce qui rend le français ou l’allemand (pas l’anglais) plus « analytique ». Cette expérience est très forte quand vous vous essayez à traduire une pensée énoncée en français vers l’hébreu (ou l’anglais). Et puis, dans la grammaire hébraïque, le verbe être ne peut se conjuguer au présent et, de toute façon, le temps présent n’y existe pas en vérité. Il est artificiel, fabriqué, de même que le verbe avoir n’existe pas… Imaginez une société moderne sans cette capacité de dire « être » et « avoir » au présent!

L’hébreu biblique a, par ailleurs, une syntaxe fondée sur la juxtaposition, ce qu’exprime bien la répétition des « et » dans le texte biblique, alors que l’hébreu moderne possède toutes les conjonctions pour exprimer toutes sortes d’articulations, subordonnées de tout type, causal, circonstanciel, etc.? Les « et » bibliques  » indiquent que le rapport entre les propositions est mobile et exposé à toutes les interprétations. Ce n’est pas un état primitif de la langue mais une expression de sa nature profonde qui a un sens philosophique à mes yeux.

Cette différenciation est objectivement l’objet d’un débat en Israël. Un linguiste israélien a récemment publié un livre qui soutient que la langue que parlent les Israéliens est l' »israélien » et pas l’hébreu. Des formes non hébraïques gouvernent l’usage de la langue. Pour dire « , j’ai » on dit en hébreu « , Il y a pour moi » et donc l’avoir n’a pas d’objet direct. Mais voilà les Israéliens ajoutent le complément d’objet à cette forme, Yesh li ete, comme s’ils disaient « , J’ai (quelque chose) », ce qui est hébraïquement impossible…

Vous définissez l’hébreu moderne comme « une langue européenne qui parle hébreu ». C’est d’autant plus curieux que l’hébreu a connu de nombreuses configurations et des mutations.

Si l’on compare l’hébreu biblique et l’hébreu moderne, on constate deux choses, à savoir que ces deux langues sont très proches l’une de l’autre, ce qui n’est pas le cas de l’hébreu du Moyen Âge, mais aussi que la syntaxe, voire le sens des mots sont différents. C’est tellement vrai qu’il y a quelques années est parue en Israël, une traduction « en hébreu » (c’est-à-dire en israélien!) de la Bible, ce qui atteste que les Israéliens d’aujourd’hui ne la comprennent plus et qu’ils sont dans un autre univers mental. Cette différence est encore vérifiée par la syntaxe, c’est-à-dire l’ordre des phrases, leur structure. Dans l’hébreu moderne, on retrouve la syntaxe des langues occidentales qui n’est pas celle de l’hébreu biblique. Et c’est inéluctable car la résurgence de l’hébreu dès le XIX° siècle comme langue pouvant rendre compte de la réalité et de la modernité ne pouvait se détacher d’une telle structure adéquate à la complexité spécifique à la vie moderne. Je veux dire par là qu’une langue porte toujours une culture, une civilisation, un ordre social et j’essaie de le montrer pour l’hébreu dans son état premier. Il y eut d’autres configurations de l’hébreu: je montre qu’à chaque grande entreprise intellectuelle dans l’ordre de la pensée juive, on a eu une économie spécifique de la langue dans sa terminologie et son herméneutique. Voir par exemple le lexique de Maïmonide qui occupe tout le début du Guide… ou celui, kabbalistique, de Gikatila dans Shaare Ora.

Venons-en à l’essentiel. L’Hébreu, selon vous, serait porteur d’une vision du monde, du cosmos, de l’être et de l’existence, bref d’une métaphysique. Et aussi de ce que vous appelez « une nouvelle pensée juive ». Quelles sont les caractéristiques de cette pensée ?

Ce n’est pas une nouveauté. C’est le propre de toute langue de porter une métaphysique, une anthropologie, une politique. Celle que porte l’hébreu est objectivement importante non seulement parce que la Tora se dit dans cette langue mais aussi parce que le Tanakh a un impact planétaire. L’hébreu est la chair, l’ossature qui porte le Livre, les idées et les perspectives qu’il délivre. J’ai voulu montrer que la polyphonie de sens des radicaux hébraïques s’inscrivait dans une cohérence métaphysique avant même que la Tora nous en donne une économie achevée. Nous avons là l’atelier de la pensée juive et de toutes les formes qui s’y illustrent, de sorte que cet atelier pourrait à nouveau produire, créer des pensées nouvelles et inédites, que la créativité biblique puisse retrouver une jeunesse et une résurgence. De ce point de vue l’hébreu moderne avec sa syntaxe européenne est une chance parce qu’elle permet que l’hébreu puisse dégager ses effluves philosophiques dans l’hébreu et pas dans d’autres langues. Il peut désormais y avoir une philosophie juive en langue hébraïque et cela inaugure un nouvel Âge de la pensée pour le monde juif. Je définis cette philosophie comme « hébraïque » et elle sera différente de la classique « philosophie juive ». La redécouverte de ces puissances cachées dans l’Hébreu ouvre un âge « poétique » comme dirait Paul Valéry, c’est-à-dire un âge pour la « mélékéhte mahshava », ce dont Betsalel a le don (Exode 35) quand il pense le tabernacle avant de le réaliser. Cette « melakha »c’est ce que je veux dire quand je parle d’atelier de la pensée. Une pensée vivante et pas une pensée par procuration, une pensée créatrice, ce que le judaïsme rabbinique nous a interdit après le 18e siècle pour ne pas parler de l’université dès ses origines.

Les pages les plus denses et les plus originales de votre travail sont probablement celles que vous consacrez à la notion de « guer » dans le récit biblique. C’est une question qui a surgi récemment dans la scène israélienne à propos des « immigrants clandestins »

J’y reprends une analyse que j’ai développée dans Le judaïsme et l’esprit du monde (Grasset 2011) et Philosophie de la Loi, l’origine de la politique dans la Tora (Le Cerf 1991). Le mot guer qui désigne l' »étranger » (ou, dans la langue talmudique le « converti ») est formé sur un radical étonnant: le verbe « habiter ». L’étranger est celui qui habite. Habiter c’est être étranger. Toute une philosophie est ici en puissance, un jugement sur la réalité du monde. Cependant, deux autres termes désignent aussi l' »étranger » nekhar, zar. Nekhar désigne l’étranger national, le guer l’étranger à domicile. Ces termes désignent des statuts politiques précis dans Israël biblique. Et pas des réalités contemporaines, il ne faut pas en tirer le laïus habituel sur « l’amour de l’étranger ». A moins que l’on redécouvre la politique hébraïque, ce que j’ai tenté de faire dans d’autres ouvrages, mais pas seulement, car il faut savoir en tirer une politique pour notre temps, ce qui est encore devant nous.

Dans votre conclusion, vous semblez penser que « l’idée qu’il y a dans le judaïsme une confusion structurelle entre religion et politique est fausse »

Totalement, fausse tant dans la langue que dans la doctrine. Il n’ y a pas de mot hébreu pour dire « religion ». Avoda, Poulkhan, désignent le culte. Le mot dath est persan, il désigne la »loi », « lédit » et apparaît pour la première fois dans le livre d’Esther pour désigner « la loi » des Juifs, que les Perses leur avaient autorisée, sur la base d’un statut en vertu duquel les peuples vaincus avaient le droit d’exister uniquement sur la base de leur religion. C’est ainsi que l’empereur Cyrus permit aux Juifs de reconstruire le Temple de Jérusalem détruit par les Babyloniens. C’est avec le Sanhédrin napoléonien que le mot dath a fini par dire « religion », « confession » plutôt et c’est ce mot que l’Hébreu moderne a adopté pour désigner une instance qui n’existe pas à l’origine dans l’univers hébraïque, mais dans le monde indoeuropéen (perse et romain). Cependant, dans la doctrine même du judaïsme, biblique comme talmudique, il y a une distinction non seulement entre le pouvoir cultuel et le pouvoir politique, mais entre le pouvoir inspiré et le pouvoir de l’administration cultuelle. En langue talmudique (Traité Avot), la Couronne de la prêtrise est séparée de la couronne de la Royauté mais aussi de la couronne de la Tora, celle que porte l’autorité prophétique: ces trois instances sont distinctes. La résurgence cataclysmique aujourd’hui de la couronne de la Royauté, du pouvoir politique en somme, augure de la fin du modèle galouthique en la matière. Ce sera la tâche du XXI° siècle de la penser. Je veux aider à défricher le terrain philosophique de cette résurgence.

Un entretien avec Shhmuel Trigano

– Information Juive n° 437-Novembre 2014

Shmuel Trigano, professeur des Universités, publie un nouvel ouvrage, « L’Hébreu, une philosophie » (Editions Hermann, 2014, 25 euros) dans lequel il s’interroge sur le type de pensée qui peut germer de la langue hébraïque.

Adressé par l’auteur à JForum.fr

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