Depuis quelques jours, les journaux ne parlent que de lui, ce grand philosophe allemand dont l’œuvre est incontestablement importante, voire incontournable aux yeux de certains, et qui continue de défrayer la chronique au motif qu’on édite ses cahiers noirs où il consignait, pour lui-même, ses pensées les plus intimes, même les plus compromettantes, sans les destiner à la publication. Du moins, pas de son vivant.img

Martin Heidegger

Dans ces cahiers noirs ( car leur couverture était de cette couleur) on trouve des déclarations largement antisémites mais pas seulement : il y a aussi des appréciations peu flatteuses sur les Français. Par exemple : ne disait-il pas que lorsqu’un Français commence à philosopher, il se met aussitôt à parler allemand ? C’est une manière assez inélégante de dire que l’Allemagne, contrairement à la France, est la patrie des philosophes et des poètes et que nous devons nous mettre à l’école des penseurs et des chantres d’outre-Rhin quand nous nous risquons dans ces deux domaines, celui de la philosophie et de la poésie. Il est vrai que la France n’a jamais eu un Kant ni un Hölderlin..

Depuis le XIXe siècle, voire même avant avec Madame de Staël, la France a toujours nourri un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne spirituelle. Et ce retard s’explique par l’attitude de l’Hexagone face à ce qui se nomme ici le fait religieux. Aux yeux des Allemands, même avent les guerres de religion, terminées par les traités de Westphalie, la religion est une matière académique comme les autres (Religion ist ein akademisches Fach) et les meilleurs esprits parmi la jeunesse se destinent sans honte au métier de pasteur. Sait-on que le jeune Hegel avait pour projet d’écrire une biographie de … Jésus ? Madame Merkel est fille de pasteur, l’actuel président de la République Fédérale est aussi un pasteur et le discours qu’il prononça à Oradour sur Glane a, aux yeux de tous, nettement surclassé l’allocution de son homologue français.

Mais ce statut remonte aussi, comme je le notais plus haut, au XIXe siècle. Un esprit supérieur comme Ernest Renan notait dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse le détail suivant pour expliquer sa crise de vocation et son départ du grand séminaire, sans entrer dans les ordres : j’appris l’hébreu et l’allemand, et cela changea tout… En effet, le contact avec la critique biblique des Allemands ravagea les croyances naïves inculquées au Séminaire. Sans Das Leben Jesu de David Friedrich Strauss, nous n’aurions jamais eu une Vie de Jésus de Renan Sans la Geschichte des Volkes Israël de Heinrich Ewald pas d’Histoire du peuple d’Israël de Renan ! Ce dernier, voulant flatter -alors qu’il était encore jeune et au début de sa carrière- un coryphée de la philosophie, Victor Cousin, lui tressa des couronnes à l’occasion de son anniversaire en disant dans un article un peu servile que l’esprit français avait parfois besoin d’être … fécondé par l’esprit germanique ! Il est vrai que Cousin nous avait ramené d’Allemagne la philosophie de l’histoire car il s’était rendu auprès de Hegel qui exposait alors ses idées sur le sujet dans ses cours à l’université. On le voit donc aisément, cette fascination de la pensée philosophique allemande sur les élites française ne date pas d’hier.

Heidegger pouvait donc compter sur un impressionnant travail de préparation en faveur de la philosophie allemande. L’auteur de ces lignes n’est pas vraiment ce qu’on pourrait appeler ein Deutschenfresser, tout au contraire, il se veut sans complexe un admirateur de la culture philosophique allemande. Mais le cas de Heidegger est un peu à part. Aucun esprit sérieux ne pourrait contester valablement la profondeur et l’esprit novateur de sa pensée . Certes, il n’a pas inventé de toutes pièces la problématique de l’être qui préoccupe tous les philosophes au moins depuis Platon (Parménide), voire les présocratiques. Le problème central de la philosophie, c’est l’être. Mais il y eut d’autres penseurs de la même époque, comme Franz Rosenzweig (1886-1929) dont la façon de philosopher a ouvert des perspectives qui furent développées par Heidegger lequel eut aussi la chance de ne pas souffrir d’amyotrophie musculaire et de ne pas mourir à 43 ans ! Ce qui fut le cas de Rosenzweig, auteur de l’Etoile de la rédemption.

Après avoir été un admirateur de la pensée hégélienne et avoir rédigé une thèse de doctorat sur Hegel et l’Etat, une thèse qui lui valut les félicitations de son maître, le professeur Friedrich Meinecke et la proposition d’ une charge de conférences à l’Université de Berlin, Rosenzweig se livra à une incroyable entreprise de déconstruction de la pensée philosophique de Thalès à Hegel ou de l’Ionie à Iéna, comme on disait jadis. Dans son texte fondateur intitulé Le nouveau penser (Das neue Denken) Rosenzweig commence à décomposer les mots comme par exemple verabreden qui signifie prendre rendez-vous, convenir d’une rencontre, il écrit alors Verab- reden… La même chose pour le verbe allemand nachdenken signifiant réfléchir sur, méditer quelque chose, et qui se scinde en deux : nach-denken (penser après, après coup ). Or, c’est exactement ce qui qu’on lit chez Heidegger.

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Rosenzweig

Dans ce texte comme dans son recueil intitulé Zweistromland, Rosenzweig introduit un certain courant théologique mais rejette l’abstraction paralysante des concepts pour se concentrer sur l’expérience vécue :

*Toute philosophie se pose la question de «l’essence». C’est par cette interrogation qu’elle se sépare de la pensée a-philosophique de l’entendement humain sain, lequel ne se demande pas ce que la chose est «en propre». Il suffit de lui dire qu’une chaise est une chaise. Cela ne l’intéresse pas de savoir si la chaise pouvait être quelque chose de totalement différent. Or, c’est exactement ce que demande la philosophie lorsqu’elle veut connaître l’essence. Le monde ne peut en aucun cas être le monde. Dieu ne peut en aucun cas être Dieu et l’homme en aucun cas être l’homme : tous doivent être «à proprement parler» tout autre chose. S’ils n’étaient pas autre chose, s’ils n’étaient vraiment que ce qu’ils sont, alors –Dieu nous en garde et nous en préserve- la philosophie deviendrait superflue. A tout le moins, une philosophie qui souhaiterait trouver «quelque chose de tout à fait différent». (Le nouveau Penser)

Ou encore, cette autre citation qui va dans le même sens et accorde une nette préférence à l’expérience :

*Que signifie raconter ? Celui qui raconte ne veut pas dire comment ce fut «à proprement parler», mais comment cela s’est passé en réalité. Même lorsque l’éminent historien allemand utilise tel mot et pas tel autre dans sa célèbre définition de son projet scientifique, il pense comme on vient de le dire. Le narrateur ne veut jamais montrer que les choses se sont passées tout à fait différemment, car cette attitude serait celle d’un piètre historien obsédé par les concepts et en quête de sensations rares, non il veut seulement montrer comment ceci ou cela, ce que tout le monde a à la bouche sous forme de concept ou de nom, la guerre de trente ans ou la Reforme, s’est vraiment passé. Aux yeux de cet historien aussi, c’est l’essentiel, un nom ou un concept qui se dissout non pas dans une autre entité équivalente mais dans sa propre réalité, plus précisément dans sa propre réalisation. Il ne construira guère de phrases avec le verbe être au présent, ni même au passé, tout au plus le fera-t-il au début. Des substantifs, c’est-à-dire des termes substantiels, s’introduisent dans son récit, mais l’important ne tient pas à eux mais bien au verbe, c’est-à-dire au terme-temps (Zeit-wort). (Le nouveau Penser)

Sein und Zeit de Heidegger a paru en 1927 et Das neue Denken de Rosenzweig en 1925 ; je n’insinue pas que Heidegger dépend de Rosenzweig mais il n’est pas exclu qu’il ait lu ce texte, censé faciliter l’accès à l’œuvre maîtresse de Rosenzweig, L’étoile de la rédemption. Dans une belle étude publiée dans un recueil intitulé Sous l’étoile, le regretté Stéphane Moses a montré que même un écrivain comme Walter Benjamin avait, sous l’influence de son ami Gershom Scholem, étudié l’Etoile de la rédemption et qualifié son auteur d’éminent penseur….

Alors que fait Heidegger dans ses carnets intimes ? Il critique l’enjuivement de son pays (Verjudung), la surreprésentation des juifs dans les carrières académiques et s’insurge contre ce qu’il nomme la juiverie internationale (Weltjudentum). Ce qui, à l’évidence, porte gravement atteinte à la qualité de sa pensée : que vaut l’enseignement d’un homme qui se veut un grand penseur tout en nourrissant des préjugés infondés à l’encontre d’un groupe ethnique ou religieux ? Pourquoi cet auteur a t il ressenti l’impérieux besoin de consigner par écrit de telles insanités alors que ses considérations sur l’être et la vocation philosophique lui tenaient tant à cœur ? Je ne reviens même pas sur son incroyable aventure sentimentale avec une jeune étudiante juive qui fréquentait son séminaire, Hannah Arendt…

Peut-on alors parler d’un problème de sincérité au cœur même de la pensée de ce philosophe ? Si vous développez publiquement une spéculation philosophique libre de tout élément raciste ou racial mais que dans le plus grand secret de votre conscience vous pensez le contraire, on peut s’interroger sur l’unité de votre pensée. Unité ou dualité ? Heidegger, grand philosophe, ou Heidegger, un antisémite de bas étage ? Cette discontinuité pose un grave problème éthique.

On se souvient que cette controverse avait déjà éclaté lorsque Victor Farias avait soulevé cette épineuse question de l’antisémitisme de l’auteur de Sein und Zeit.

En gros, cela me fait penser à deux références : la première se déroule au cours du Moyen Age, plus exactement au cours du XIIe siècle, un penseur juif vivant en Espagne, Juda Halévi avait dans un pamphlet antiphilosophique (Le Cousari) critiqué Aristote en disant que sa pensée produisait de belles fleurs sans donner de fruits… En clair : une belle mécanique intellectuelle, d’impressionnantes prestations mais rien d’utilisable dans la vie pratique de tous les jours…. Aucun effort en vue d’améliorer le quotidien de nos congénères.

La deuxième référence est d’origine talmudique et a pour arrière-plan le procès que le monothéisme judéo-hébraïque a fait au gnosticisme et au manichéisme. On met en scène un grand érudit Elisha ben Abouya qui se rendait un matin à l’académie pour y étudier avec ses collègues la Tora. En cours de route, il assiste à la chute mortelle d’un enfant juché sur une grande échelle pour se saisir d’oisillons dans un nid. En voyant cet accident, Elisha est indigné car il se souvenait du verset du Deutéronome (22 ;6 et 7) qui recommande grosso modo ceci :

*Si en chemin tu rencontres un nid d’oiseaux sur quelque arbre ou à terre, avec des petits ou des oeufs, la mère reposant sur les petits ou sur les oeufs, tu ne prendras pas la mère avec sa couvée,

*tu ne manqueras pas de laisser s’envoler la mère, et tu pourras prendre les petits,
afin qu’il t’en arrive du bien et que tu prolonges tes jours.

ne prends pas la mère mais seulement les oisillons. C’est bien ce que voulait faire le petit enfant, mort en voulant appliquer un commandement de la Tora. Elisha se dit qu’il y a probablement deux divinités au ciel, celle qui demande le bien et celle qui est responsable du mal… Vieux débat ! Il s’exclame, bouleversé : c’est donc cela la Tora et c’est ainsi qu’elle récompense ceux qui appliquent ces préceptes (Zot Tora we-zé sekharah).

Le talmud nous parle de son hérésie et de son excommunication car ses idées gnostiques étaient incompatibles avec la doctrine monothéiste stricte. Mais la situation n’est pas facile : ce grand érudit avait eu de nombreux disciples dont le célèbre Rabbi Méir (en français Méir le lumineux) en raison de ses exégèses lumineuses de la Tora. Comment faire ? Fallait-il désavouer l’enseignement d’un homme, dispensé dans la première partie de s vie, qui a mal tourné, par la suite ? Fallait il, pour Rabbi Méir, honnir la mémoire d’un maître qui lui avait tout appris ?

Le talmud trouve une solution qui illustre bien sa grande ingéniosité : rabbi Méir, dit-on, a trouvé un fruit ; il en a mangé l’intérieur et en a jeté l’écorce loin de lui……

C’est exactement ce qu’il faut faire avec Martin Heidegger qui s’est déshonoré sans déshonorer sa pensée. Enfin, presque….

Maurice-Ruben HAYOUN

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