Le problème

Depuis quelques jours, les journaux ne parlent que de lui, ce grand philosophe allemand dont l’œuvre est incontestablement importante, voire incontournable aux yeux de certains : Jürgen Habermas (p 114) est allé jusqu’à dire que la philosophie de Heidegger représente la plus grande rupture dans la philosophie allemande depuis Hegel (mort en 1832) . Pourtant ce même penseur qui ambitionnait de fournir un foyer à l’être, continue de défrayer la chronique au motif qu’on a édité ses Cahiers noirs où il consignait, pour lui-même, ses pensées les plus intimes, même les plus compromettantes, sans vraiment les destiner à la publication. Du moins, pas de son vivant.

Peter Trawny pose les bonnes questions au terme d’une longue et minutieuse investigation ; c’est lui qui a édité ces fameux cahiers noirs dont on se demande encore pourquoi Heidegger a voulu qu’ils fussent publiés à la fin de ses œuvres complètes. S’agit-il de son testament philosophique ? On espère qu’il n’en fut pas ainsi. Etait ce pour lancer un dernier défi à la spéculation ?

C’est plutôt le mot de Jacques Derrida qui s’impose ici, Heidegger a commis une véritable blessure de la pensée. Trawny, lui, pose une question bien plus grave : il utilise le terme de contamination: dans quelle mesure cette recherche de la purification de l’être, cette opposition entre l’être et l’étant, sous-tendue par une méfiance quasi-ontologique envers ce qui est juif et qui n’excluait même pas de cette discrimination, son propre maître et protecteur, Edmund Husserl, ont-elles prévalu au sein de cette pensée?

Le pseudo-complot de la juiverie mondiale

Il y a des détails qui laissent pantois le lecteur philosophique attentif. Par exemple, qu’un homme à la pensée aussi fulgurante que Heidegger, ait pu admettre en sa créance les délires des Protocoles des sages de Sion, un faux célèbre fabriqué par la police secrète tsariste. On y reviendra plus bas. Et lorsque Karl Jaspers (p 70) lui parla de la question juive, du non-sens stupide sur les Sages de Sion, l’auteur de Sein und Zeit eut le front de répondre ceci : Il existe pourtant bien une dangereuse association internationale des Juifs (Weltjudentum : juiverie mondiale) On trouve sous la plume de certains Juifs, atteints par la haine de soi (voir Théodore Lessing), la traduction en yddish de ce terme : la Weltchabrusse qui ourdirait je ne sais quel complot visant à s’assurer une domination mondiale.

Or, c’est dans ce faux que Hitler a puisé l’idée (qui l’arrangeait bien) selon laquelle les Sages comploteurs auraient décidé de dresser les peuples les uns contre les autres, voire même de déclencher une guerre mondiale afin d’assurer leur domination. Telle fut bien la trame d’un discours tristement célèbre d’Hitler en 1939 où celui-ci promettait un anéantissement total aux Juifs fauteurs de guerre, à ses yeux. Que Heidegger ait, d’une certaine manière, donné un habillage conceptuel à de telles balivernes défie l’entendement. Comment l’homme qui a vraiment rénové l’approche de l’être et déterminé à la suite de Husserl (même s’il s’en sépara à la fin) l’approche de cette question fondamentale a-t-il pu se fourvoyer de la sorte ?

La rivalité entre deux peuples messianiques dotés d’une mission universelle

Il semble que Heidegger ait vivement ressenti la concurrence existant entre ces deux peuples, les Juifs et les Allemands, aux prétentions messianiques si avérées. On peut même parler d’une rencontre manquée entre la judéité et la germanité, cette symbiose tant célébrée par des thuriféraires empressés mais qui a abouti hélas, à l’extermination et à la Shoah, sur laquelle Heidegger a observé un mutisme incroyable, même après la guerre. Heidegger voyait en l’Allemand le peuple qui incarnait le second commencement après les Grecs qui représentaient le premier commencement. En termes clairs, cela signifie que la philosophie est grecque aux deux tiers et allemande pour le dernier. Cela rejoint ce que nous écrivons plus bas, à savoir que le rêve de Hölderlin ne s’est pas réalisé, lui qui voyait en ses compatriotes les seuls à pouvoir poétiser la philosophie. Il parlait des muses qui auraient envahi chaque colline et chaque montagne d’Allemagne, ce petit paradis des poètes et des philosophes… Il suffit de lire quelques strophes de son poème intitulé Aux Allemands (An die Deutschen) pour mesurer l’étendue d’une telle déception. Et Heidegger avait du mal à s’y résoudre. Au lieu de se pencher philosophiquement sur le problème et d’en donner une solution authentiquement philosophique il a préféré déceler chez les Juifs un don unique pour le calcul. Même vis-à-vis de son maître Husserl, il dira que celui-ci n’avait pas la capacité de prendre les décisions essentielles et la responsabilité de cette inaptitude supposées en incombait à sa judéité. Il dénonce même son rationalisme vide et le don pour le calcul (p 120).

Heidegger et Husserl

Husserl arriva à Fribourg en 1916 et Heidegger finit par devenir l’un de ses meilleurs étudiants. Il n’est donc guère étonnant que Husserl en fit son assistant une fois qu’il fut habilité. Et lorsque Heidegger publia en 1926/ 27 l’ouvrage qui allait le rendre célèbre il le dédia à celui qu’il considérait comme son maître, l’assurant de sa très haute estime…Et en octobre 1927, il donne du maître paternel (Doktorvater) à Husserl le remerciant des jours passés avec lui à Fribourg ; il lui écrit qu’il s’était presque senti comme son fils !! (p 117, note 5) Selon toute vraisemblance, Husserl n’avait pas encore lu le livre de son ancien étudiant puisque plus tard il en désapprouvera le contenu, allant jusqu’à y dénoncer la part d’irrationalisme de notre temps, allusion transparente à l’idéologie national-socialiste de l’époque.

Sommes-nous en présence du classique meurtre du père ? Heidegger en un autre passage parle de la psychanalyse du Juif Freud. Or, avec ce dernier il n’avait pas, que je sache, de rapport de concurrence et aurait très bien pu s’abstenir de cette remarque. Il faut rappeler que Heidegger voyait d’un très mauvais œil l’affluence d’étudiants juifs dans les universités allemandes. Cette remarque était même étrangement partagée par une personne comme… Hannah Arendt. D’un de ses meilleurs assistants au département de philosophie de l’université de Fribourg, Michael Brock, Heidegger dira qu’il manque à ce Juif quelque chose pour pouvoir enseigner dans son centre… On se demande quoi !

L’œuvre d’un philosophe est le reflet de sa vie intérieure

Dans ce livre de Peter Trawny, on lit un petit chapitre très bien écrit et finement analysé, intitulé l’œuvre et la vie ; la question est : peut-on les dissocier l’une de l’autre ? Pour un philosophe la chose est impossible, pour un pur scientifique, la chose est concevable sans être honorable. Pourtant, l’auteur souligne que Heidegger a été capable de mener deux choses contradictoires de front : avoir avec certains Juifs des relations cordiales, voire intimes (Hannah Arendt) et parallèlement à cela leur vouer une détestation absolument indéniable. En désespoir de cause, Trawny conclut ainsi : Cette tension correspond à une observation connue de la recherche sur l’antisémitisme. (p 132).

Depuis le XIXe siècle, voire même avant avec Madame de Staël, la France a toujours nourri un complexe d’infériorité vis-à-vis de l’Allemagne spirituelle. Et ce retard s’explique par l’attitude de l’Hexagone face à ce qui se nomme ici le fait religieux. Aux yeux des Allemands, même avant les guerres de religion, terminées par les traités de Westphalie, la religion est une matière académique comme les autres (Religion ist ein akademisches Fach) et les meilleurs esprits parmi la jeunesse se destinent sans honte au métier de pasteur. Sait-on que le jeune Hegel avait pour projet d’écrire une biographie de … Jésus ? Madame Merkel est fille de pasteur, l’actuel président de la République Fédérale est aussi un pasteur et le discours qu’il prononça à Oradour sur Glane a, quelque peu tranché par rapport à l’allocution de son homologue français.

Renan et l’Allemagne

Mais ce statut remonte aussi, comme je le notais plus haut, au XIXe siècle. Un esprit supérieur comme Ernest Renan notait dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse le détail suivant pour expliquer sa crise de vocation et son départ du grand séminaire, sans entrer dans les ordres : j’appris l’hébreu et l’allemand, et cela changea tout… En effet, le contact avec la critique biblique des Allemands ravagea les croyances naïves inculquées durant les années d’études au Séminaire. Sans Das Leben Jesu de David Friedrich Strauss, nous n’aurions jamais eu une Vie de Jésus de Renan. Sans la Geschichte des Volkes Israël de Heinrich Ewald pas d’Histoire du peuple d’Israël de Renan ! Ce dernier, voulant flatter -alors qu’il était encore jeune et au début de sa carrière- un coryphée de la philosophie de son époque, Victor Cousin, lui tressa des couronnes à l’occasion de son anniversaire en disant dans un article un peu servile que l’esprit français avait parfois besoin d’être … fécondé par l’esprit germanique ! Il est vrai que Cousin nous avait ramené d’Allemagne la philosophie de l’histoire car il s’était rendu auprès de Hegel qui exposait alors ses idées sur le sujet dans ses cours à l’université. On le voit donc aisément, cette fascination par la pensée philosophique allemande des élites françaises ne date pas d’hier.

Heidegger pouvait donc compter sur un impressionnant travail de préparation en faveur de la philosophie allemande. Mais ce cas est un peu à part. Aucun esprit sérieux ne pourrait contester valablement la profondeur et l’esprit novateur de sa pensée. Certes, il n’a pas inventé de toutes pièces la problématique de l’être qui préoccupe tous les philosophes au moins depuis Parménide et les présocratiques.
Mais sans même parler de Rosenzweig et de son Nouveau Penser, concentrons nous sur ce qui apparaît comme des déclarations antisémites ou, à tout le moins antisémitisantes dans ces fameux Carnets noirs de Heidegger.

Les traducteurs de Trawny en français qui n’ont pas eu la tâche facile s’en sont bien tirés mais ils ont éprouvé la nécessité d’expliciter la traduction de certains termes en français. Il s’agit de composés du terme Juden : Judentum, Judenheit, Judenschaft que Heidegger utilise dans des contextes bien précis dans ces fameux Carnets. Le premier peut désigner de manière objective soit l’ensemble des Juifs en tant que communauté religieuse soit nationale sans nuance péjorative ; le second peut se traduire par judéité ou judaïcité, toujours sans hostilité aucune, sauf indication contraire et enfin le troisième, le plus controversé, pourrait correspondre au français juiverie qui, chez nous, revêt une connotation nettement péjorative. En fait, en bonne langue allemande, il signifie seulement un groupe de Juifs se trouvant quelque part ou ce lieu même, en tant que tel.. Bien avant Heidegger il y avait eu le pamphlet de Richard Wagner qui avait utilisé le terme Judenthum pour Das Judenthum in der Musik (1850). Comme le jugement de Wagner sur les juifs (excepté par exemple Hermann Lévi qui dirigea Parsifal à la demande expresse du maître) est nettement dépréciatif, certains spécialistes proposent de traduire en français par: La juiverie dans la musique.

L’habillage conceptuel ou la métaphysique de l’antisémitisme

Le problème avec ces Cahiers noirs, c’est qu’on y trouve une sorte de métaphysique de l’antiélitisme, un élément de l’antisémitisme intégré à l’histoire de l’être. En somme, si je comprends bien ce que veut dire Heidegger, il y aurait une façon juive spécifique de concevoir cette problématique philosophique et d’appréhender l’être. On sait que Heidegger fut l’élève d’un philosophe d’origine juive Edmund Husserl qu’il critiqua ultérieurement (et cela est bien normal, c’est ce que fit Aristote avec Platon) ; mais ce qui l’est moins, c’est d’écrire que l’essence juive se caractérise dans le domaine de la pensée par une prédilection pour le calcul… L’auteur de Sein und Zeit (Être et temps) va jusqu’à opposer un peuple calculant (les Juifs) à un peuple méditant (les Allemands). Ce qui ne laisse pas d’étonner sous la plume de l’un des plus grands penseurs du XXe siècle, contaminé, comme le dit Trawny, par les poncifs antisémites de l’époque national-socialiste. Mais Heidegger ne s’en tient pas là puisqu’il stigmatise l’absence d’attachement au sol, d’enracinement (Bodenständigkeit). En somme, le vieux mythe du Juif cosmopolite qui calcule tout, n’est attaché à rien, n’obéit qu’à ses réflexes innés que rien ne peut modifier. Et qui se sent chez lui partout et nulle part…

Heidegger souligne toutefois ce qui le sépare de l’idéologie national-socialiste. Pour la première fois ; des expressions antisémitiques de Heidegger dans un contexte philosophique nous sont disponibles (p.18). Entre 1938 et 1941, Heidegger ne peut pas avoir vécu en vase clos, ignorant tout de la guerre et de l’extermination. Trawny rappelle que lorsque Heidegger méditait avec ses étudiants de Fribourg sur la deuxième intempestive de Nietzsche, la Synagogue locale brûlait…On trouve, poursuit l’auteur, bien des expressions de deuil sur les souffrances des Allemands, mais aucune sur celles des Juifs (p 21). On est bien en présence d’une pensée qui s’est ouverte à un antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être. Une telle affirmation peut, si elle s’avère, discréditer entièrement la philosophie d’un homme pour lequel le rejet du Juif est un ingrédient de sa réflexion sur l’être. Pourtant, Heidegger a écrit des textes dans l’immédiat après-guerre dans lesquels il accuse les vainqueurs de l’Allemagne nazie de vouloir éliminer les Allemands de la surface du globe, en en tuant un grand nombre et en en affamant autant d’autres et en faisant des réfugiés chasses des territoires de l’est.. Mais sur la Shoah, sur le million d’enfants sacrifiés, rien.

La puissance de la juiverie internationale est insaisissable

Peter Trawny montre aussi une étrange parenté entre certains commentaires de Heidegger consignés dans ces Cahiers noirs et les affabulations d’un faux célèbre, fabriqué par la police de la Russie Tsariste, Les protocoles des sages de Sion.(voir supra) Il cite même, en vis-à-vis, certains extraits de discours d’Hitler lequel menaçait d’exterminer les Juifs de toute l’Europe si la juiverie mondiale (Weltjudentum) continuait à exciter les peuples les uns contre les autres, au point de susciter une véritable guerre mondiale. Trawny cite un passage de Heidegger : La juiverie mondiale excitée par les émigrants qu’on a laissé partir d’Allemagne, est surtout insaisissable, et malgré tout ce déploiement de puissance, elle n’a nulle besoin de participer aux actions militaires, face à quoi, il ne nous reste qu’à sacrifier le meilleur sang de notre propre peuple . (p 76) Curieux raisonnement : les Juifs disséminés sur toute la surface du globe, en proie à d’horribles persécutions, sans défense et abandonnés de tous, auraient, malgré leur situation de grande faiblesse, la possibilité de se coaliser, de s’unir et de communiquer pour cordonner leur opération de conquête du monde !! Mais s’ils étaient si puissants et si sournois, pourquoi donc se laissent ils massacrer sans réagir ? On ne comprend pas.

Et qui sont donc ces émigrants qu’on a laissé quitter l’Allemagne ? S’agit-il de grands écrivains qui comme Thomas Mann ont fui leur pays et se sont mis au service de l’ennemi (émissions en allemand sur la BBC) ? Quant au meilleur sang de notre peuple, on ne peut pas exclure que Heidegger pensait à ses deux fils enrôlés dans l’armée allemande…

De tels propos proviennent en droite ligne des Protocoles des sages de Sion selon lesquels la juiverie mondiale dresse les peuples les uns contre les autres et si elle n’arrive pas à ses fins, elle fait tout pour lancer une déflagration mondiale. Hitler ne dira rien d’autre dans son discours du 30 janvier 1939 devant le Reichstag…Même les crimes commis, dit-il, dans les caves des prisons sordides de Staline, sont imputables à la juiverie mondiale (les plus grands criminels planétaires) qui tient les leviers de commande même à Moscou. C’est bien connu, le bolchevisme est instrumentalisé par cette même juiverie mondiale… Allusion transparente à la surreprésentation juive dans les rangs du parti communiste.
Même derrière l’Amérique dont il se veut un implacable censeur, Heidegger soupçonne la main agissante des Juifs. On peut parler d’une terrible trinité formée par la juiverie mondiale, l’américanisme assimilé à un anhistorisme et la machination (i.e. la mécanisation de secteurs entiers de l’économie, et notamment de l’agriculture). Et voila les Juifs présentés comme une élément dissolvant des valeurs de la société ancienne à laquelle Heidegger semble tant tenir.

Il existe un autre élément qui a dû déterminer la pensée antisémite de Heidegger, c’est la concurrence acharnée entre la vocation universelle du peuple juif (messianisme, espoir d’un âge d’pr et d’une paix universelle) et celle que certains auteurs allemands attribuaient à leur propre peuple. On peut s’en référer à Geibel qui concluait un poème en 1863 par les vers suivants : et peut être que le monde sera régénéré par l’essence allemande (Und mag die Welt am deutschen Wesen genesen). Peut-il exister deux peuples messianiques ?

Le vœu de Fr. Hölderlin

Comme Hölderlin, Heidegger ambitionnait de développer une philosophie qui finirait par confluer avec la poésie. Et à cet égard, il ne comprenait pas pour quelle raison, l’Occident ne parvenait pas à faire triompher ses propres idéaux, lesquels, il faut le dire, tournaient le dos à la modernité et au progrès technique en général : la mission venue des Grecs d’une fondation du monde dans la pensée et la poésie… Heidegger est aussi obsédé par la notion d’étrangeté. Il accuse ses compatriotes d’être des épigones et des imitateurs : ils courent derrière les autres…

Le Nouveau Penser de Franz Rosenzweig, alternative à Heidegger

Dans son texte fondateur intitulé Le nouveau penser (Das neue Denken) Rosenzweig commence à décomposer les mots comme par exemple verabreden qui signifie prendre rendez-vous, convenir d’une rencontre, il écrit alors Verab- reden… La même chose pour le verbe allemand nachdenken signifiant réfléchir sur, méditer quelque chose, et qui se scinde en deux : nach-denken (penser après, après coup ). Or, c’est exactement ce qui qu’on lit chez Heidegger.

Dans ce texte comme dans son recueil intitulé Zweistromland, Rosenzweig introduit un certain courant théologique mais rejette l’abstraction paralysante des concepts pour se concentrer sur l’expérience vécue:

Toute philosophie se pose la question de «l’essence». C’est par cette interrogation qu’elle se sépare de la pensée a-philosophique de l’entendement humain sain, lequel ne se demande pas ce que la chose est «en propre». Il suffit de lui dire qu’une chaise est une chaise. Cela ne l’intéresse pas de savoir si la chaise pouvait être quelque chose de totalement différent. Or, c’est exactement ce que demande la philosophie lorsqu’elle veut connaître l’essence. Le monde ne peut en aucun cas être le monde. Dieu ne peut en aucun cas être Dieu et l’homme en aucun cas être l’homme : tous doivent être «à proprement parler» tout autre chose. S’ils n’étaient pas autre chose, s’ils n’étaient vraiment que ce qu’ils sont, alors -Dieu nous en garde et nous en préserve- la philosophie deviendrait superflue. A tout le moins, une philosophie qui souhaiterait trouver «quelque chose de tout à fait différent». (Le nouveau Penser)

Ou encore, cette autre citation qui va dans le même sens et accorde une nette préférence à l’expérience :

Que signifie raconter ? Celui qui raconte ne veut pas dire comment ce fut «à proprement parler», mais comment cela s’est passé en réalité. Même lorsque l’éminent historien allemand utilise tel mot et pas tel autre dans sa célèbre définition de son projet scientifique, il pense comme on vient de le dire. Le narrateur ne veut jamais montrer que les choses se sont passées tout à fait différemment, car cette attitude serait celle d’un piètre historien obsédé par les concepts et en quête de sensations rares, non il veut seulement montrer comment ceci ou cela, ce que tout le monde a à la bouche sous forme de concept ou de nom, la guerre de trente ans ou la Reforme, s’est vraiment passé. Aux yeux de cet historien aussi, c’est l’essentiel, un nom ou un concept qui se dissout non pas dans une autre entité équivalente mais dans sa propre réalité, plus précisément dans sa propre réalisation. Il ne construira guère de phrases avec le verbe être au présent, ni même au passé, tout au plus le fera-t-il au début. Des substantifs, c’est-à-dire des termes substantiels, s’introduisent dans son récit, mais l’important ne tient pas à eux mais bien au verbe, c’est-à-dire au terme-temps (Zeit-wort). (Le Nouveau Penser)

Sein und Zeit de Heidegger a paru en 1926/7 et Das neue Denken de Rosenzweig en 1925 ; je n’insinue pas que Heidegger dépend de Rosenzweig mais il n’est pas exclu qu’il ait lu ce texte, censé faciliter l’accès à l’œuvre maîtresse de Rosenzweig, L’étoile de la rédemption. Dans une belle étude publiée dans un recueil intitulé Sous l’étoile, le regretté Stéphane Moses a montré que même un écrivain comme Walter Benjamin avait, sous l’influence de son ami Gershom Scholem, étudié l’Etoile de la rédemption et qualifié son auteur d’éminent penseur…

Alors que fait Heidegger dans ses carnets intimes ? Il critique l’enjuivement de son pays (Verjudung), la surreprésentation des juifs dans les carrières académiques. Peut-on alors parler d’un problème de sincérité au cœur même de la pensée de ce philosophe ? Si vous développez publiquement une spéculation philosophique libre de tout élément raciste ou racial mais que dans le plus grand secret de votre conscience vous pensez le contraire, on peut s’interroger sur l’unité de votre pensée. Unité ou dualité ? Heidegger, grand philosophe, ou Heidegger, un antisémite de bas étage ? Cette discontinuité pose un grave problème éthique. On se souvient que cette controverse avait déjà éclaté lorsque Victor Farias (1986) avait soulevé cette épineuse question de l’antisémitisme de l’auteur de Sein und Zeit.

Une solution de nature talmudique ?

En gros, cela me fait penser à deux références : la première se déroule au cours du Moyen Age, plus exactement au cours du XIIe siècle, un penseur juif vivant en Espagne, Juda Halévi avait dans un pamphlet antiphilosophique (Le Cousari) critiqué Aristote en disant que sa pensée produisait de belles fleurs sans donner de fruits… En clair : une belle mécanique intellectuelle, d’impressionnantes prestations mais rien d’utilisable dans la vie pratique de tous les jours…. Aucun effort en vue d’améliorer le quotidien de nos congénères.

La deuxième référence est d’origine talmudique et a pour arrière-plan le procès que le monothéisme judéo-hébraïque a fait au gnosticisme et au manichéisme. On met en scène un grand érudit Elisha ben Abouya qui se rendait un matin à l’académie pour y étudier avec ses collègues la Tora. En cours de route, il assiste à la chute mortelle d’un enfant juché sur une grande échelle pour se saisir d’oisillons dans un nid. En voyant cet accident, Elisha est indigné car il se souvenait du verset du Deutéronome (22 ;6) qui recommande grosso modo ceci : ne prends pas la mère mais seulement les oisillons. C’est bien ce que voulait faire l’ enfant, mort en voulant appliquer un commandement de la Tora. Elisha se dit qu’il y a probablement deux divinités au ciel, celle qui demande le bien et celle qui est responsable du mal… Vieux débat ! Il s’exclame, bouleversé : c’est donc cela la Tora et c’est ainsi qu’elle récompense ceux qui appliquent ces préceptes (Zot Tora we-zé sekharah).

Le talmud nous parle de son hérésie et de son excommunication car ses idées gnostiques étaient incompatibles avec la doctrine monothéiste stricte. Mais la situation n’est pas facile : ce grand érudit avait eu de nombreux disciples dont le célèbre Rabbi Méir (en français Méir le lumineux) en raison de ses exégèses lumineuses de la Tora. Comment faire ? Fallait-il désavouer l’enseignement d’un homme, dispensé dans la première partie de s vie, qui a mal tourné, par la suite ? Fallait-il, pour Rabbi Méir, honnir la mémoire d’un maître qui lui avait tout appris ? Le talmud trouve une solution qui illustre bien sa grande ingéniosité : rabbi Méir, dit-on, a trouvé un fruit ; il en a mangé l’intérieur et en a jeté l’écorce loin de lui.

C’est exactement ce qu’il faut faire avec Martin Heidegger qui s’est discrédité sans discréditer sa pensée. Enfin, presque.

Maurice Ruben Hayoun

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