Erri de Luca, Première heure : Les maçons…
Cathédrale Saint-Pierre de Rennes. Platon : « Nul n’entre s’il n’est Géomètre ».

C’est une nouvelle fois de cet auteur italien non-juif, mais doté d’une grande sensibilité judéo-hébraïque, puisqu’il a appris l’hébreu biblique à la seule fin de pouvoir lire les textes bibliques dans leur originalité, que je voudrais vous reparler. Et c’est encore à mon auditeur de l’université de Genève, M. Joseph Rueff, que je le dois.

De quoi s’agit-il dans cette brève mais émouvante nouvelle intitulée Maçons ? Eh bien de nombreuses occurrences dans la Bible hébraïque de cette idée de construire, de bâtir, de réparer, bref d’apporter du positif sur terre, mais pas toujours avec de bonnes intentions, comme dans le cas de la tour de Babel sur laquelle je reviendrai dans un instant.

Il existe cependant un exemple plus ancien, voire archaïque où Dieu en personne répare, reconstruit ou referme ce qu’il avait lui-même défait. Il s’agit de la création d’Eve à partir de la côte d’Adam. Après avoir opéré tel un chirurgien, Dieu recoud, referme la blessure par des points de suture.

C’est le premier acte réparateur du livre de la Genèse puisqu’il se situe aux origines de l’histoire humaine : sans la présence de ce couple paradisiaque, pas de postérité, pas de descendance humaine. Mais là il s’agissait d’êtres vivants. Le vrai maçon va intervenir plus tard et dans un tout autre esprit.

C’est le mythe de la tour de Babel et ce qui est intéressant c’est que l’auteur italien a lui-même travaillé sur des chantiers avec des équipes internationales où l’ingénieur ne comprenait pas la langue de ses ouvriers et inversement. Pour avancer dans un projet, pour bâtir ensemble, il faut avoir une langue commune afin que les instructions données par le bâtisseur en chef soient suivies à la lettre par les exécutants. Or, la divinité qui se sentit menacée dans son empyrée par une humanité ingrate et stupide, n’a rien trouvé de mieux à faire, en guise de contre attaque, qu’à semer la zizanie entre les maçons et que de brouiller les rapports entre eux. En quoi faisant ? En introduisant la multiplicité des langues, rendant impossible toute avancée de la tour, fût-ce d’un millimètre. La conséquence immédiate fut la dispersion, d’où le nom de génération de la dispersion (dor-hapelaga) qu’il faudrait peut-être mieux appeler la génération de la division et de la dissension. En araméen talmudique, quand on veut dire qu’un Sage n’est pas d’accord avec la décision adoptée, on utilise le terme ou-peliga de (le désaccord de…).

Pour construire, il faut s’entendre, au propre comme au figuré. Et pour cela, il faut parler la même langue. Ce qui signifie placer les mêmes concepts derrière les mêmes mots. C’est ce trouble grave qui a causé la division de l’humanité en cultures différentes qui sont peut-être sa richesse mais aussi le drame de sa désunion qui perdure.

Dans la littérature prophétique et dans les Psaumes, on parle souvent de construire et de maçons et le contre exemple, c’est la construction du temple de Jérusalem par Salomon mais que le livre des Chroniques, inconsolable en constatant que ce ne fût pas David en personne, attribue à ce dernier in petto, le rôle principal dans l’érection de cet édifice.

Dieu lui-même est souvent présenté comme la muraille, voire la muraille de feu qui entoure son peuple Israël afin de le protéger contre des ennemis qui cherchent sa destruction. Et chaque fois qu’il y aune brèche dans cette muraille, Dieu cherche un maçon pour boucher ce trou et s’il ne trouve personne (Amos 9) il le fait lui-même.

Dans la Bible hébraïque, lorsque les matriarches ont des difficultés à enfanter, elles s’adressent à leurs servantes dans l’espoir qu’elles seront EDIFIEES par elles. Ici, il y a un jeu de mots entre BEN (fils) et BANO (édifier, construire). C’est le cas de la matriarche Sarah, épouse d’Abraham, qui parle de Agar dans l’espoir qu’elle donne à son mari un fils afin d’être «édifiée par elle.»

Ces sens connexes, fils et construire ou bâtir, n’ont pas échappé aux vieux maîtres des sources juives anciennes, qui disent ceci : n’appelle tes fils que ceux qui te bâtissent, c’est-à-dire te construisent, poursuivent ton œuvre, dans ton sillage. (Banayikh ella bonayikh). On parle donc ici d’une filiation spirituelle, ce qui est d’ailleurs la chose la plus importante.

Je me souviens de tête d’un échange talmudique très ironique entre un groupe d’érudits juifs (deux célèbres convertis au judaïsme) et des descendants du grand pontife Aaron. Les deux convertis font sentir à ces derniers qu’il ne sert à rien de se prévaloir d’une si illustre ascendance si l’on en trahit l’esprit, si l’on n’en incarne pas la filiation spirituelle.

Mais ce qui m’a le plus frappé, c’est la rencontre inconsciente de l’Italien avec un illustre philosophe juif, Franz Rosenzweig, auteur d’un très beau texte, quelques années avant sa mort (en 1929), Les bâtisseurs (Die Bauleute), publié ici même dans ma traduction française. Rosenzweig s’y adressait son collègue et ami Martin Buber pour lui expliquer l’importance du respect des lois concrètes de la Tora. Et Rosenzweig se réclamait explicitement de cette lecture talmudique de Banayikh et Bonayikh..

Il fallait relever ce point de convergence entre un philosophe éminemment juif et religieux et un auteur italien non-juif, mais profondément imprégné d’une très forte sensibilité biblico-hébraïque, lui qui avait appris par cœur le texte en hébreu d’un passage prophétique parlant d’ériger un édifice qui ne soit ni un mur de séparation ni une enclave dans un espace non prévu à cet effet.

Par Maurice Ruben-Hayoun.

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