Ceux et celles parmi les lecteurs qui sont familiers de nos livres ont souvent entendu parler de Moïse Mendelssohn, le fondateur du judaïsme d’Europe, c’est-à-dire du judaïsme moderne. Toute la modernité juive repose sur lui et sur son œuvre qui porte à la fois sur la philosophie allemande et juive, les recherches en esthétique et bien évidemment l’exégèse et la traduction de la Bible. D’une Bible à l’autre : à propos d’un ouvrage récent sur le sujet°

Lorsqu’il publia en allemand, à Berlin, ses premiers textes, Mendelssohn se tailla un très beau succès, notamment en offrant au public son Phédon ou dialogues sur l’immortalité de l’âme.

Ce titre lui valut le titre si élogieux de Socrate allemand. Pourtant, cet homme, devenu célèbre à force de consacrer le meilleur de ses jours et de ses veilles à l’étude infatigable de la Tora et des grands philosophes juifs, allemands et grecs, n’était que le fils d’un indigent scribe des rouleaux de la Tora, à Dessau, petite bourgade de l’Anhalt.

Je fus le premier à lui consacrer un volume dans la collection Que sais-je ? (Moïse Mendelssohn, 1996) et d’en parler encore plus dans les deux volumes des Lumières de Cordoue à Berlin (Pocket, 2006).

Aujourd’hui, un chercheur israélien a repris le problème sous un angle bien spécifique, celui de Mendelssohn traducteur et exégète biblique.

En effet, de 1780 à 1783, le grand philosophe allemand, figure de proue de l’Aufklärung berlinoise (Lumières), réunit autour de lui une équipe de jeunes érudits acquis à ses idées et partageant la même approche quant aux relations entre la Tora et les sciences.

C’est-à-dire l’Emancipation des juifs et un vaste processus de déghettoïsation sans déjudaïsation.

Il fallait donc traduire le Pentateuque en allemand, non point en caractères gothiques qui auraient repoussé les fils du ghetto mais avec des phonèmes hébraïques, ce qui faisait croire, en vérité, aux juifs qui s’y plongeraient qu’ils ne couraient aucun risque d’assimilation culturelle ni ne se feraient mal voir par leurs rabbins, gardiens sourcilleux de la tradition. Mendelssohn a longtemps été perçu de façon contradictoire : les voyaient en lui le pionnier de l’Emancipation, les autres le père de l’assimilation…

Le défi était double : il s’agissait de donner une bonne traduction du Pentateuque en haut allemand, de tourner le dos au yiddish, considéré à tort comme un jargon et de conduire progressivement le juif du ghetto vers une langue allemande correcte, ce qui devait lui permettre de s’intégrer sans jamais renoncer à son identité éthique et religieuse En second lieu, il fallait introduire dans cette traduction, plutôt traditionnelle, un certain nombre de commentaires de Mendelssohn et de son équipe, d’où transpireraient les idées des Lumières, si finement incarnées par le maître d’œuvre de cette entreprise.

Dans ses gloses, Mendelssohn se sert autant des commentateurs juifs médiévaux (Ibn Ezra, Maimonide, Juda ha-Lévi, Albo, Delmédigo, etc) que de kabbalistes tant juifs que chrétiens.

Une telle démarche est synonyme d’un passage de l’exégèse à la thèse ou, inversement, de la thèse à l’exégèse.

Comme le disait Ernest Renan, on introduit sa foi dans les saintes Ecritures bien plus qu’on ne l’y puise. C’est ainsi que Mendelssohn et ses principaux collaborateurs apposent aux versets de la Tora qu’ils traduisant en allemand des commentaires en hébreu, saturés d’idéaux du siècle des Lumière. Le texte sacré servait donc de véhicule, de substrat et de support aux idées nouvelles.

En agissant de la sorte, ces traducteurs-herméneutes ne sollicitaient pas le texte mais montraient simplement le parfait accord entre les enseignements de la Tora et les idées nouvelles.

Il ne faut pas oublier que cette entreprise exégétique de vaste ampleur ne s’est imposée à Mendelssohn qu’à la fin de sa vie, entre 1780 et 1783, alors qu’il devait quitter cette terre trois ans plus tard… C’était le généreux dévouement d’un homme, parvenu à la gloire, mais qui s’inquiétait du sort de ses coreligionnaires, retranchés derrière les hauts murs du ghetto.

Or, les Juifs ont toujours lié leur sort et leur vie à la fidélité à leur religion. Et cette religion est fondée sur la Bible. En la traduisant en allemand et en le commentant dans l’esprit des Lumières, Mendelssohn favorisait l’intégration de ses frères dans la société allemande, sans , répétons le, que cela soit préjudiciable à leur essence juive.

Cette attitude a de tout temps caractérisé la loyauté des juifs à l’égard de ceux qui les admettaient en leur sein. La cadeau qu’ils font au pays hôte a toujours été le présent de la parole du Dieu vivant dans la langue de ce pays d’accueil. Ce fut le cas pour la Bible des Septante dont la Lettre à Aristée nous relate la facture miraculeuse, ce fut le cas avec Saadya Gaon dans son environnement judéo-arabe, ce sera le cas avec les Allemands en Europe. Cette générosité n’a pas toujours été payée de retour, mais c’est ainsi.

Mendelssohn n’avait pas que des amis dans la communauté juive allemande, notamment berlinoise, de son temps. Maints rabbins, notamment Ezéchiel Landau de Prague, s’opposèrent farouchement à la diffusion de ce Béour qui leur apparaissait comme un véritable cheval de Troie, visant à couper les juifs de leurs racines juives… Ce que les rabbins redoutaient n’était autre que l’assimilation pure et simple de leurs ouailles et une telle aliénation commençait par une intrusion de la culture germano-chrétienne au cœur même de la synagogue..

Pour se faire une idée de l’opposition de cette traduction commentée il faut rappeler l’anathème du fondateur du fondamentalisme juif, le fameux Moses Sofer, (ob. 1839) qui interdisait à ses proches, à ses descendants et à ses fidèles le moindre contact avec cette Bible mendelssohnienne qui symbolisait à ses yeux la quintessence de l’impureté. Be-kitvé RaMaD (rabbi Moshé Dessau, i.e. Mendelssohn) al tishléhou yad : ne mettez jamais la main sur les écrits de Mendelssohn !)

On raconte même qu’un jour, ce même rabbin se trouvait chez l’un de ses fidèles mais qu’il ne put se concentrer sur la prière de l’après-midi.

Il eut beau s’isoler pour se concentrer, rien n’y fit. En désespoir de cause, il interrogea le maître de maison : avez vous, dans cette maison quelque chose qui soit contraire à l’esprit de sainteté ? Non, répondit l’hôte. Cherchez bien, répondit le rabbin.. Oui, j’ai ici le Pentateuque de RaMaD… C’est cela, mettez le immédiatement dehors.. Ce qui fut fait, et aussitôt après, l’inspiration revint chez le saint homme et l’office de l’après-midi put être célébré…… Cette anecdote historique se passe de tout commentaire. Mais elle ne laisse d’être instructive de l’état d’esprit des anciens rabbins ultra orthodoxes.

C’est que cette traduction et cette exégèse introduisaient maintes idées nouvelles, susceptibles de menacer l’orthodoxie aux yeux de ceux qui déclaraient incompatibles l’identité juive et la culture européenne, oubliant par là même que les valeurs spirituelles de l’Europe dérivent en droite ligne de l’ancien testament, soit la Bible hébraïque, la Tora. Les notions de bien et de mal, la sacralité de la vie humaine, l’ordre éthique de l’univers, la solidarité entre les générations, les règles du savoir-vivre, l’amour des parents, le respect qui leur est dû, tout ceci est contenu dans le Décalogue biblique.

C’est d’ailleurs ce que Carl Schmitt avait développé dans son recueil Théologie politique : aux yeux de ce juriste allemand qui avait, cependant, fait un bout de chemin avec les Nazis, tous les thèmes majeurs de la vie sociale et politique étaient des notions théologiques, des théologoumènes, sécularisés.

Mendelssohn, et c’est là que reposent sa grandeur et son esprit pionnier, ne s’est pas limité aux quatre coudées de la Bible, du talmud et du midrash, il a étudié les sciences, les arts et le lettres. Le catalogue des livres de sa bibliothèque le prouve. Son medium linguistique ne fut pas que la seule langue hébraïque, il a principalement écrit en allemand, mais il lisait tout aussi bien l’anglais, le français, comprenait le latin etc… Initialement formé à la philosophie par l’étude intensive du Guide des égarés de Maimonide, au point d’en tomber malade (il disait même avec humour qu’il lui devait sa bosse) Mendelssohn a rédigé d’innombrables compte-rendus dans des revues bibliographiques allemandes (notamment ADB : Allgemeine Deutsche Bibliographie) et il a même encensé l’évêque anglican Lowth pour son œuvre remarquable sur la poésie sacrée des Hébreux. Grâce à ce mélange, à cette double culture, il a su dégager le noyau de la foi d’Israël de sa gangue et proposer des pistes nouvelles que nul n’avait osé explorer avant lui.

On peut considérer sa Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme (Berlin, 1783) comme l’un des ouvrages fondateurs de la laïcité, allant dans le sens d’une séparation des églises et de l’Etat. Dans ce même contexte, il a œuvré en faveur de la liberté de la conscience, renforçant ainsi les droits de la personne et de l’individu.

Il a aussi procédé au découplage de l’appartenance religieuse d’un homme et de ses droits imprescriptibles en tant que citoyen. Si vous êtes qualifié pour un poste, l’Etat ne doit pas laisser interférer votre dénomination religieuse.. Enfin, il a su prouver que la cause des juifs était aussi celle de l’humanité en tant que telle et que la défense de leurs droits coïncidait en tout point avec celle des droits de l’homme (Judenrechte, Menschenrechte). Ce qui revenait à dire que le judaïsme, loin d’être un particularisme étroit et étriqué était en fait, si on le concevait et le comprenait bien, une catégorie de l’universel.

La Bible hébraïque a posé les grandes questions auxquelles se confronte l’humanité pensante et croyante depuis que le premier homme a foulé le sol de cette terre.

Certes, Mendelssohn n’a pas touché aux livres de la sagesse (Proverbes, Ecclésiaste, Job) mais il s’est penché sur cet Ecclésiaste et n’a pas négligé les Psaumes disant même que leur méditation lui a fréquemment radouci des moments difficiles.

Le Psalmiste fut l’homme le plus religieux que la terre ait jamais porté…
Job pose principalement la question de la théodicée, un thème qui a tant intrigué Leibniz, une des sources de Mendelssohn dans son Béour.

Il y a des digressions sur le bien et le mal, le sens de la vie sur terre, le messianisme (qui fut d’ailleurs un sujet de polémique car on accusait les juifs den pas se sentir chez en Europe, d’avoir l’œil fixé sur Jérusalem, tout en exigeant l’octroi des droits civiques, normalement adonnés à des citoyens d’un pays) : comment être citoyen d’un pays que l’on ne reconnaît pas comme étant vraiment le sien ?

Telle fut, par exemple, la critique malveillante d’un grand érudit orientaliste Johann David Michaelis qui ne pouvait même pas admettre l’idée qu’il pût exister des juifs intègres et vertueux… Ce Béour a donc permis aux juifs qui se trouvaient encore au ghetto et qui étaient des non-personnes au plan juridique, d’arborer fièrement leur héritage biblique et de montrer sa puissance séminale puisque ce christianisme européen qui se plaisait à le persécuter et à l’opprimer, y était pourtant né.

Le judaïsme a été le giron maternel, la matrice de la religion de Jésus.
Quand on rédige un telle œuvre, à savoir une traduction allemande, commentée en hébreu, de la Tora, surtout à l’époque du Béour, dans la dernière décade du XVIIIe siècle, on doit se positionner face aux acquis de la haute critique.

Surtout, quand cette entreprise prend naissance en Allemagne, pays avec la Hollande qui fut le siège de la critique biblique. A l’évidence, Mendelssohn adopte une attitude très circonspecte, pour ne pas dire empreinte de méfiance.

Là où la critique biblique pousse à l’extrême ce qu’elle nomme l’hypothèse documentaire (l’assemblage et l’homogénéisation de sources diverses par les soins de rédacteurs postérieurs) en s’appuyant sur le différentes désignations de l’Eternel, Mendelssohn (qui fut à l’origine de cette traduction en usant du terme allemand der Ewige) préfère se cantonner aux opinions de la tradition car il savait bien que les fils du ghetto n’étaient pas mûrs pour de telles idées.

Il faudra attendra un bon demi siècle pour les idées de la réforme juive (Abraham Geiger, Samuel Holdheim, David Einhorn) fassent leur apparition et conquièrent les esprits et les cœurs.

Mais je ne jurerai pas que Mendelssohn reprenait à son compte dans un sens littéral l’expression talmudique Tora min ha-shamayim ; la Tora est venue du ciel… Mais il croyait de toutes les fibres de son être que cette Tora est la parole incontestable du Dieu d’Israël, et que le judaïsme est l’expérience religieuse du peuple juif à travers l’Histoire..

Mais comme toute œuvre innovante, surtout lorsqu’il s’agit de communautés juives, ce Béour a soulevé une tempête de protestations, voire d’indignation. On a vu plus haut la réaction de rejet total initié par le Hatam (Moshé) Sofer (Hiddushé Totat Moshé).

Mais l’ironie de l’histoire a voulu que les petits fils des opposants les plus irréductibles de ce Béour s’en servent pour célébrer la cérémonie de leur Bar-Mitswa ; quelle revanche posthume pour Mendelssohn qui voyait, sans le vivre puisqu’il avait disparu, la validation de son analyse : le judaïsme n’a rien à craindre du progrès, de la critique et de la science, ce sont les obscurantistes et les ignoramus qui y ont tout à perdre.

Ce sont ces gens qui maintenaient le judaïsme dans un état de croupissement et d’encapsulement, qui ont subodoré l’hérésie dans tout cela.

Par la suite, les mêmes ont instrumentalisé l’inconduite grave des enfants de Mendelssohn dont seul le fils aîné Joseph est resté fidèle à la tradition de son père : mais il s’agit là d’un argumentum ad hominem…

Jusqu’au début du XXe siècle, ce Béour a connu de multiples rééditions et à chaque nouvelle parution on reprenait une expression comme Or li-netiva ou Meqor hayyim..

L’auteur de ce livre a même repéré à Jérusalem une édition quasi inconnue de Johannisburg en 1861.

J’avoue, en tant que spécialiste de la question, ne pas partager en tout point le plan choisi par l’auteur de cet ouvrage, tout en rendant un hommage mérité à la peine qu’il s’est donnée.

On est surpris de ne pas trouver d’indication fiable et à jour concernant les œuvres dont Mendelssohn s’est servi et dont la traduction française récente existe : «les Dix-neuf épître sur le judaïsme» de Samson-Raphaël Hirsch (Cerf, 1986) «l’Histoire de ma vie» de Salomon Maimon qui a connu une réédition largement augmentée en 2011 chez Pocket, «La Megillat Sefer» de Jacob Emden (Cerf, 1996), «l’Examen de la religion» de Eliya Delmédigo (Cerf, 1992), «la Vorrede» au texte allemand de Manassé ben Israël, et tant d’autres choses.

Mais ne faisons pas preuve d’une sévérité qui pourrait paraître excessive. Nous tenons ici une intéressante contribution à une meilleure connaissance de Béour, testament philosophico-religieux de toute une époque, celle des Lumières juives, la haskala.


Jean Ledermann,« La philosophie des Lumières dans l’exégèse de Moses Mendelssohn», Paris, Honoré Champion, 2013

Maurice-Ruben Hayoun

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Maguid

Ce que je relève, entre autres, dans le §20, qui commence par « c’est que… » la phrase:
dérive…de la thora. C’est le cas de le dire: dérive. Et, d’après le dico, dérive signifie :
CHANGER de direction, remplacer la thora par autre chose, et c’est précisément ce que je lui reproche.
Si la religion juive ne lui convient pas, eh bien qu’il se convertisse, mais qu’il ne cherche pas à convertir la thora.