Une des contributions essentielles du Judaïsme à notre compréhension de l’art de gouverner tient en son insistance, très tôt dans l’histoire, sur ce que Montesquieu a appelé, au 18ème siècle, « la séparation des pouvoirs ».

8 Adar Rishon, 5774

Tetzaveh (5774) –
לקבלת המאמר בשפה העברית לחצו כאן

Ni l’autorité, ni le pouvoir, ne peuvent être concentrés entre les mains d’un seul individu ou sous un unique mandat. Au lieu de quoi, le pouvoir était partagé entre plusieurs types de rôles spécifiques.

Une de ces distributions les plus importantes – anticipant, plusieurs millénaires avant, sur la « séparation entre l’église et l’état » – s’établissait entre le roi, à la tête de l’état, d’un côté, et le grand prêtre, la fonction religieuse la plus distinguée, de l’autre. Cette situation était révolutionnaire. Les rois des cités-états de Mésopotamie et les Pharaons d’Egypte étaient respectés comme des demi-dieux ou des chefs intermédiaires avec les dieux. Ils officiaient lors des fêtes religieuses suprêmes. Ils étaient considérés comme les envoyés du ciel sur terre.

Dans le Judaïsme, par un contraste saisissant, la monarchie a très peu ou pas du tout de fonction religieuse (autre que l’exposé par le roi du livre de l’Alliance, tous les sept ans, au cours du rituel appelé hakhel). En effet, la principale objection des Sages envers les rois Asmonéens, disait qu’ils avaient rompu cette règle ancestrale, certains d’entre eux se proclamant, eux-mêmes, comme étant, également, des grands prêtres. Le Talmud commente cette objection : « Contente-toi de la couronne de la royauté. Laisse la couronne du sacerdoce aux fils d’Aaron. 1″>Article original La conséquence de ce principe a été de laïciser le pouvoir. 2″>Article original

Non moins fondamentale était la division de la gouverne religieuse elle-même en deux fonctions distinctes : celle du prophète et celle du prêtre. C’est ce qui est mis en scène, dans la parasha de cette semaine, qui s’arrête, comme il se doit, sur le rôle du prêtre, par opposition à celui du prophète. Tetsaveh est la première parasha depuis le début du livre de l’Exode dans lequel le nom de Moïse est absent. C’est sûrement la parasha la plus sacerdotale, par opposition au domaine de la prophétie. Les prêtres et les prophètes ont eu des rôles très différents, en dépit du fait que certains prophètes, dont le plus connu, Ezéchiel, étaient également des prêtres.

1 – Le rôle du prêtre découlait de l’appartenance à une dynastie, alors que celui du prophète était charismatique. Les prêtres étaient fils et descendants d’Aaron. Ils sont nés avec ce rôle qui leur est dévolu. La parenté n’intervient, par contre, pas du tout, dans le rôle du prophète. Les propres enfants de Moïse n’avaient pas le talent des prophètes.

2 – Les prêtres portaient des tenues très particulières pour officier. Il n’y avait pas d’uniforme officiel qui distinguait le prophète.

3 – La prêtrise était exclusivement réservée aux hommes ; ce qui n’était pas le cas pour les prophètes. Le Talmud établit la liste de sept femmes prophétesses : Sarah, Myriam, Déborah, Hannah, Abigail, Huldah et Esther.
.
4 – Le rôle du prêtre n’a pas varié avec le temps. Il existait un calendrier annuel très précis pour les offrandes, qui ne changeait pas d’un iota, avec le temps. A l’opposé, le prophète ne pouvait pas savoir ce en quoi consisterait sa mission, jusqu’à ce qu’Hachem ne la lui révèle. La prophétie n’appartient pas au domaine de l’habitude ou du rituel.

5 – Par conséquent, le prophète et le prêtre ont des conceptions très différentes du temps. Le Temps du Grand Prêtre était celui de Platon : « l’image mouvante de l’Eternité », le domaine de l’éternel retour. Le prophète, quant à lui, vivait intensément dans son époque historique. Son jour d’aujourd’hui n’était pas identique à celui d’hier et demain serait un autre jour. Une façon de le comprendre, c’est que le prêtre entendait la Parole d’Hachem pour tous les temps. Le prophète entendait la parole d’Hachem pour cette époque-ci.

6 – Le prêtre était “saint” et, par conséquent, il se tenait à l’écart du peuple. Il devait consommer sa nourriture en état de pureté, et devait éviter tout contact avec la mort. Au contraire, le prophète vivait le plus clair de son temps au beau milieu du peuple et parlait un langage qu’il comprenait. Les prophètes pouvaient provenir de n’importe quelle classe sociale.

7 – Les mots-clés pour le prêtre étaient : tahor, tamei, kodesh et chol : “pur, impur, sacré et profane.”. Les mots-clés pour les prophètes étaient : tzedek, mishpat, chessed et rachamim, soit : « la droiture, la justice, l’amour et la compassion ». Cela ne veut pas dire que les prophètes se préoccupaient de moralité, alors que les prêtres ne s’en souciaient pas. Quelques-uns des impératifs moraux, tels que : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », proviennent bien des sections sacerdotales de la Torah. C’est, plutôt que les prêtres pensaient en termes d’ordre moral s’incarnant dans la structure-même de la réalité, qu’on appelle parfois une « ontologie sacrée » 3″>Article original . Les prophètes avaient tendance à penser les choses ou les actions, non pas en elles-mêmes, mais en termes de relations entre les personnes ou les classes sociales.

8 – La mission du prêtre était de marquer les limites. Les verbes essentiels assortis au sacerdoce, sont : le-havdil et le-horot, l’art de discerner, distinguer une chose d’une autre et de lui appliquer les règles qui lui sont propres. Les prêtres conféraient les règles, les prophètes donnaient des avertissements, sonnaient l’alerte.

9 – Il n’y a rien de personnel dans le rôle d’un prêtre. Si l’un d’entre eux –et même le Grand Prêtre – était dans l’incapacité de faire office durant un service donné, on pouvait lui en substituer un autre. La prophétie est essentiellement personnelle. Les Sages disaient : « Il n’existe pas deux prophètes qui aient prophétisé de la même façon » (Sanhedrin 89a). Osée n’était pas Amos, Isaïe n’était pas Jérémie. Chaque prophète possédait une voix claire et distincte.

10 – Les Prêtres constituaient un ordre religieux. Les prophètes, au moins ceux dont les messages sont restés pour la postérité dans le Tanakh, n’étaient pas un ordre, mais un contre-ordre, un contre-pouvoir, porteurs d’une critique en règle des autorités constituées.

Le rôle des prêtres et des prophètes a évolué avec le temps. Les prêtres ont toujours officié au service des offrandes dans le Temple. Mais ils étaient, également, Juges. La Torah dit que si un dossier est trop difficile à traiter par le tribunal local, on doit « aller vers les prêtres, les Lévites et vers le Juge qui est en charge, en cette période. Fais-leur ta requête et ils te donneront leur verdict » (Deut. 17: 9). Moïse bénit la tribu de Lévi en disant qu’ « Ils vous enseigneront Vos ordonnances pour Jacob et Votre Torah à l’intention d’Israël » (Deut. 33: 10), suggérant par là-même, qu’ils avaient aussi un rôle d’enseignants.

Malachi, prophète de la période du Second Temple, dit : « Par les lèvres du prêtre, la connaissance devrait être préservée, parce qu’il est le messager du Seigneur Tout-Puissant et le peuple cherche les directives qui sortent de sa bouche » (Mal. 2: 7). Le prêtre était le gardien de l’ordre social sacré d’Israël. Pourtant, il est évident, à travers le Tanakh, que la prêtrise a été en proie à la corruption. Il y a eu des périodes où des prêtres ont obtenu des pots-de-vin, d’autres où ils ont compromis la Foi d’Israël et se sont adonné à des pratiques idolâtres. Certaines fois, ils se sont engagés en politique. Certains se sont pris pour une élite d’exception, n’éprouvant que du mépris pour le peuple en général.

En de telles périodes, le prophète se faisait la voix d’Hachem et la conscience de la société, rappelant au peuple sa vocation spirituelle et morale, l’appelant à revenir et à se repentir, rappelant au peuple ses devoirs envers Hachem et envers son prochain, en l’avertissant des conséquences s’il ne le faisait pas.

La prêtrise s’est massivement politisée et s’est laissée corrompre, au cours de la période helléniste, particulièrement sous le règne des Séleucides, au deuxième siècle avant l’ère commune. De Grands Prêtres hellénisés, comme Jason et Ménélas ont introduit des pratiques idolâtres, et même, à un certain moment, une statue de Zeus, à l’intérieur même du Temple. Cela a provoqué cette révolte interne qui conduit aux évènements que nous commémorons lors de la fête de Hanukkah.

Pourtant, en dépit du fait que l’instigateur de la révolte, Mattathias, était lui-même un prêtre vertueux, la corruption a refait surface sous les rois Hasmonéens. La secte de Qumran, qu’on connaît grâce aux rouleaux de la Mer Morte, était particulièrement acerbe envers l’ordre sacerdotal de Jérusalem. Il est frappant que les Sages retracent le parcours de leur legs spirituel des prophètes, et non des prêtres (Avot 1: 1).

Les Cohanim avaient un rôle essentiel dans l’antique Israël. Ils ont donné à la vie religieuse sa structure, sa continuité, ses rites et ses pratiques, ses fêtes et célébrations. Leur tâche était de garantir qu’Israël reste un peuple saint avec Hachem au milieu de lui. Mais ils représentaient une institution, et comme toute institution, ils étaient, au mieux, les gardiens des plus hautes valeurs de la nation mais au pire, ils sont devenus corrompus, usant de leur position pour conserver le pouvoir, en s’engageant en politique intérieure pour obtenir des avantages personnels. C’est la destinée des institutions, particulièrement celles où l’adhésion dépend, uniquement d’une question de naissance.

C’est pourquoi les prophètes étaient essentiels. Ils étaient les premiers critiques de l’ordre social au monde, missionnés par Hachem pour parler le langage de la vérité, face au pouvoir. Jusqu’à aujourd’hui, pour le meilleur ou pour le pire, les autorités religieuses ressemblent toujours à la prêtrise d’Israël. Qui, cela étant dit, sont les prophètes d’Israël, de nos jours ? L’enseignement essentiel de la Torah est que l’art de gouverner ne peut jamais être concentré entre les mains d’une classe ou d’un rôle. Il doit toujours être réparti et partagé. Dans l’Israël antique, les rois étaient en charge du pouvoir, les prêtres de la sainteté, et les prophètes de l’intégrité et de la fidélité de la société dans sa globalité. Dans le Judaïsme, l’art de la gouvernance est moins une fonction qu’un champ de tensions entre différents rôles, chacun selon sa propre perspective et sa propre voix.

L’art de gouverner, dans le Judaïsme, est un contrepoint, une forme musicale définie comme « la technique qui superpose deux lignes mélodiques ou plus, de telle façon qu’elles établissent une concordance harmonieuse en conservant leur propre individualité linéaire. » C’est sa complexité interne qui procure à l’art Juif du pouvoir, sa vigueur, le préservant de l’entropie, de la perte d’énergie au fil du temps.

Le pouvoir doit toujours, je crois, être conçu ainsi. Chaque équipe doit être composée de personnes avec des rôles, des forces, des tempéraments ainsi que des perspectives différentes. Ils doivent toujours rester réceptifs et ouverts aux critiques et ils doivent être vigilants à l’état d’esprit d’un groupe particulier. La gloire du Judaïsme est son insistance sur le fait qu’il n’y a qu’au ciel qu’il puisse y avoir Une voix qui ordonne. Ici-bas sur cette terre, aucun individu ne peut jamais détenir le monopole du pouvoir. En dehors de ce conflit d’opinions –le roi, le prêtre et le prophète – il réside un dessein plus grand que chaque individu ou rôle doit accomplir.

Rabbin et Lord Jonathan Sacks Article original

Adaptation : Florence Cherki & Marc Brzustowski.

________________________________________

1″>Article original Kiddushim 66a.

2″>Article original Dans le pouvoir au sein du Judaïsme, excepté ce qui est réalisé par Hachem, il n’y a rien de sacré.

3″>Article original Concernant cette idée plutôt difficile à comprendre, voir Philip Rieff, My Life Among the Deathworks, University of Virginia Press, 2006. Rief a été un critique inédit et perspicace de la modernité. Pour une introduction à son œuvre, voir : Antonius A.W. Zondervan, Sociology and the sacred : an introduction to Philip Rieff’s theory of culture, University of Toronto Press, 2005.

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Esther

C’est le secret de la vraie démocratie.
Bravo pour ce bel article très instructif.