Il paraît que Gotlib est juif… Ah oui ?, s’étonneront un certain nombre de ses fans à qui la chose n’avait jamais sauté aux yeux. Gotlib, roi de la dérision et du second degré ? Oui.
« Jujube et Gai-Luron », par Gotlib.

Gotlib, dieu du trait à l’impeccable élasticité ? Oui. Gotlib, créateur de journaux d’humour débridé ? Oui. Gotlib, lider maximo de la sainte déconnade ? Oui et plus que oui. Mais Gotlib, artiste juif ? Inutile de relire l’ensemble de son oeuvre – commencée en 1954 en tant que lettreur chez Opera Mundi/Edi-Monde – pour chercher des indices allant dans ce sens : ils y sont très peu visibles. Ils existent suffisamment néanmoins pour que le Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris, décide de consacrer une exposition à l’auteur de bande dessinée français, qui fêtera en juillet son 80e anniversaire.

Alors qu’il ne prête plus d’originaux depuis longtemps – lassé de n’en voir revenir qu’une partie –, Gotlib a confié 150 planches dessinées de sa main et n’ayant jamais été exposées. Complété d’archives photographiques, écrites et audiovisuelles, l’accrochage se révèle le plus important qui lui ait été consacré depuis l’exposition de 1992 au Festival d’Angoulême, qui faisait suite à sa nomination au palmarès des Grands Prix.

« JE N’AI JAMAIS CLAIRONNÉ QUE J’ÉTAIS JUIF »

On peut s’étonner qu’un auteur de sa trempe ait été si peu célébré dans son pays. S’il est le premier à s’en contreficher, Gotlib a été plutôt surpris de l’initiative du Musée d’art et d’histoire du judaïsme. « Je suis avant tout athée mais, d’un autre côté, je suis juif et si je ne l’étais pas, je serais athée également. Tout ça est bien compliqué, tente-t-il d’expliquer dans sa maison de la région parisienne d’où il sort peu en raison de problèmes de santé. Disons que je suis obligé de tenir compte de cette appartenance à la judéité dans la mesure où cela a été la dégringolade du côté de ma famille pendant la guerre. Cela dit, je n’ai jamais claironné que j’étais juif. Mais je ne l’ai jamais caché non plus . »

Né dans le 18e arrondissement de Paris de parents émigrés hongrois, Marcel Gotlieb – son patronyme comprend un « e » qui ne figure pas dans son nom d’artiste – avait 8 ans quand il a vu son père se faire arrêter par la police française en septembre 1942. Interné à Drancy, Ervin Gottlieb – avec deux « t », avant qu’une négligence administrative ne lui en supprime un – sera déporté au camp de travail et de concentration de Blechhammer, en Haute-Silésie, puis à Buchenwald, où il mourra trois mois avant la capitulation du IIIe Reich.

NANARD ET JUJUBE, HAMSTER JOVIAL, SUPERDUPONT…

Cet épisode tragique de sa vie, Gotlib l’a raconté par écrit dans son autobiographie, J’existe, je me suis rencontré , que les éditions Dargaud viennent de ressortir, mais jamais sous forme dessinée. Le faire au milieu des aventures désopilantes de ses différents personnages – Nanard et Jujube, Gai-Luron, Hamster Jovial, Superdupont et autre Pervers Pépère – n’aurait pas été simple, on en convient. A la rigueur, seule une conférence du professeur Burp dans la « Rubrique-à-brac » aurait pu évoquer la question de la déportation, à condition toutefois de prendre des pincettes d’une précision chirurgicale. Encore que…

« On peut rire de tout, mais tout dépend avec qui , poursuit Gotlib, citant Desproges. Il se trouve que le domaine dans lequel j’ai travaillé toute ma vie – le comique – ne m’a jamais donné le loisir d’aborder ces sujets-là. L’occasion ne s’est jamais présentée. » Deux de ses histoires seulement font directement référence à la seconde guerre mondiale et à sa condition de juif européen.

ÉMOTION ET TENDRESSE

La première, publiée en 1969 dans Pilote, s’appelle Chanson aigre-douce et met en scène un garçon de 8 ans hébergé par une famille de paysans en 1942. Un jour d’orage, troublé par une comptine dont il ne comprend pas le sens (« Leblésemouti, Labiscouti, Ouleblésmou, Labiscou »), l’enfant se réfugie dans l’étable de la ferme en compagnie d’une chèvre qu’il a adoptée et qu’il caresse tendrement. Plongé dans son passé, le narrateur évoque alors sa fille qui vient de naître et manie la métaphore : « En l’an de grâce 1977, ma fille aura à son tour 8 ans. J’espère alors qu’il n’y aura pas d’orage. Pour qu’elle puisse avoir, de son enfance, autre chose qu’une comptine, autre chose qu’un museau de chèvre, tiède et humide, dans le creux d’une paume, au fond d’une étable obscure, comme souvenir à se mettre sous la dent… »

Au-delà de son message, cette double page rappellera aux visiteurs que Gotlib a aussi excellé dans le registre de l’émotion et de la tendresse.

LE « PEUPLE DES RATS »

Antérieure d’un an, l’autre histoire raconte la destruction des halles de Paris du point de vue des rongeurs qui y vivaient alors dans le bonheur absolu. Difficile, là aussi, de ne pas voir comme une allusion à la persécution des juifs l’opération de dératisation réalisée par les humains à l’aide d’un gaz appelé le « fléau ». Idem du déménagement du marché central à Rungis, vécu comme un « grand cataclysme » par le « peuple des rats » contraint à l’exode. Nous sommes en 1968 : trois ans plus tard, l’Américain Art Spiegelman commencera les premières ébauches de ce qui deviendra ensuite Maus, son récit sur la Shoah où les juifs seront dessinés avec… des visages de souris.

Etonnamment, Gotlib prétend n’avoir pas cherché à revisiter l’histoire avec ce court récit destiné à la « Rubrique-à-brac » : « Si je l’ai fait, c’est de manière inconsciente », confie l’ancien co-créateur de L’Echo des savanes et de Fluide glacial, deux magazines de BD pour adultes qu’il n’aurait jamais pu fonder, dit-il, « sans une analyse de dix ans ». « On a tendance à beaucoup interpréter mes travaux, poursuit-il. J’en tombe souvent sur le cul – vous écrirez “c” avec trois petits points, hein ? »

Sa pudeur en la matière ne serait pas éloignée, à l’en croire, de celle de celui qui fut en partie son père de substitution, René Goscinny, qui scénarisa pour lui Les Dingodossiers – Goscinny dont la famille venait de Pologne : « Lui-même n’abordait jamais le sujet, comme s’il cherchait à le dissimuler. Nous n’en parlions en tout cas jamais, lui et moi. La seule fois où on l’a entendu s’exprimer là-dessus, c’était en 1968 après le putsch mené contre lui par les auteurs de Pilote dont il était le rédacteur en chef. Il a piqué une colère terrible en hurlant : “Toute ma vie, j’ai eu des emmerdements parce que je suis juif ”, m’a-t-on rapporté, car je n’étais pas présent ce jour-là. »


« God’s Club », planche 1 (détail), parue dans « L’Echo des savanes » nº 6, 1er janvier 1974.

UN USAGE MASSIF DE L’AUTODÉRISION

Parmi les interprétations qui circulent autour de son oeuvre, l’une d’elle veut aussi que Gotlib aurait en quelque sorte fait de « l’humour juif » sans le savoir, à la manière d’un M. Jourdain. L’explication vient de son usage massif de l’autodérision .

A partir des années Pilote et jusqu’à la fin de la période Fluide glacial, le dessinateur n’a eu de cesse de se mettre en scène et de se moquer de lui-même. « J’ai peut-être manié ce genre d’humour parce que je suis juif, mais allez savoir, élude-t-il à nouveau. Le fait est que j’ai été nourri d’humour anglais avec Jerome K. Jerome, d’humour américain grâce à la lecture de Mad, que j’ai découvert après mon service militaire, mais aussi d’humour français : je possède l’intégrale d’Alphonse Allais et j’ai toujours adoré Tristan Bernard. Tout cela fait un gros paquet d’influences. A un moment, il n’y a plus de place pour autre chose. » Sinon au génie, peut-être.

Il paraît d’ailleurs que Marcel Gotlieb, dit Gotlib, dessinateur de « petits miquets », en est un…

Les Mondes de Gotlib. Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, Paris 3e. Tél. : 01-53-01-86-60. De 6 à 8 euros. Lundi, mardi, jeudi, vendredi de 11 heures à 18 heures, dimanche de 10 heures à 18 heures, mercredi jusqu’à 21 heures. Jusqu’au 20 juillet.


Couverture de l’autobiographie de Gotlib, sortie en mars 2014.
« J’existe, je me suis rencontré », autobiographie, par Gotlib, éd. Dargaud. 250 pages, 19,99 euros.

« Hors-série Gotlib », numéro spécial collector de Pilote et Fluide glacial réunis . 122 pages. 7,90 euros.

LE MONDE | 13.03.2014 à 10h28 • Mis à jour le 14.03.2014 à 22h01 |
Par Frédéric Potet

Frédéric Potet
Journaliste au Monde

lemonde.fr Article original

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Richard

A notre cher Gotlib: avec rubriques-à-brac, tout petit, j’ai compris que je suis juif parce que je ne suis pas un bourricot.

Richard

Génial Gotlib ! il en aura fait marrer des enfants pendant toute leur scolarité et avec combien d’intelligence, entre lui et Gainsbourg quelle époque !!!