Pourquoi évoquer en ce temps ci le souvenir d’un grand penseur judéo-allemand, fortement attaché à sa tradition ancestrale, l’homme qui, au terme d’une vie hélas abrégée par une implacable maladie, nous donna tout de même » l’Etoile de la rédemption « (1921), « le Livret de l’entendement sain et malsain » et d’innombrables contributions de plus petite taille, recueillies dans ses « Opera minora » ? Pour la bonne raison que la transmission de la tradition juive a toujours constitué un défi pour chaque nouvelle génération.

A la mémoire du professeur Stéphane Moses ZaL

Franz Rosenzweig naquit à Cassel en Allemagne en 1887 dans une famille de la petite bourgeoisie juive assimilée. Comme tous les intellectuels juifs de son temps, il veut faire une carrière universitaire et devenir ein Akademiker..

Il jette alors son dévolu sur les idées politiques du plus grand philosophe de l’époque, mort un demi siècle auparavant, Hegel. Il soutiendra donc une belle thèse sur Hegel et l’Etat.

Mais cet idéalisme allemand dont Hegel est le couronnement ne le satisfait pas.

Il cherche autre chose.. Confusément, il a mal à son judaïsme et à son identité juive. L’Europe va bientôt entrer en guerre et tout l’ordre établi en sera chamboulé.

Autour de lui, les juifs désertent la maison du judaïsme, jusqu’à son cousin Eugen Rosenstock-Huessy qui a franchi allégrement le pas et le presse d’en faire autant..

Le moral est au plus bas, Rosenzweig s’interroge : doit-il lui aussi quitter le judaïsme au motif que celui-ci se trouve dans une passe fort difficile ?

Il est ébranlé au plus profond de son être. Et c’est alors que survint une sorte de miracle, peut-être une sorte de légende, un récit hagiographique qui fera basculer la vie de ce jeune homme, en quête de fidélité et d’absolu.

Je ne sais pas si ce que je vais raconter s’est vraiment produit ainsi mais c’est ce qu’a légué l’histoire.

La veille de yom kippour, le point culminant de la spiritualité juive, le jour où tout le peuple d’Israël se tient debout devant Dieu et confesse ses péchés devant l’Eternel dans l’espoir de recevoir l’absolution, ses pas ne le guident pas vers les cathédrales juives que sont les grandes synagogues de Berlin avec leur orgue et leurs chanteurs d’opéra, mais plutôt vers un quartier d’immigrés juifs d’Europe de l’est, le Scheunenviertel.

Là, il passe devant un minuscule oratoire de juifs polonais qui, dans le désordre vocal mais avec une poignante ferveur, épanchent leur âme devant Dieu en psalmodiant leurs prières.

Il se sent invinciblement attiré par cette authentique piété, cette foi naïve qui semble tout emporter sur son passage. Il prend son courage à deux mains et, lui, le jeune intellectuel juif allemand, élevé dans la meilleure culture européenne, décide de joindre sa prière à celle de ces hommes dont il comprend à peine la langue.

Cette rencontre aura permis à Rosenzweig de refaire son âme, pour reprendre une expression d’André Neher. Et dès le lendemain soir, après le jeûne de kippour, il écrit à son cousin apostat pour lui dire en résumé : Ich bleibe also Jude : j’ai donc décidé de rester juif…

Mobilisé lors de la première guerre mondiale, Rosenzweig écrit sur des cartes et des petits bouts de papier son grand’ œuvre, «L’étoile de la rédemption» («Der Stern der Erlösung») qui sera publié en 1921.

Démobilisé, rendu à ses foyers dans un Reich allemand en déliquescence, Rosenzweig reprend ses activités et se voit proposer par l’université de Berlin une charge de conférences portant sur la philosophie de Hegel, qu’il refuse pour se
consacrer à l’étude traditionnelle et vivant du judaïsme.

Attention !

Il ne souscrit pas à l’historicisme de la Wissenschaft (que moi j’aime tant), il ne veut se pencher sur le passé que pour mieux préparer l’avenir et insuffler de la vie dans l’étude, au lieu de se faire l’archéologue de la pensée juive.

Il décide de fonder un Beth ha-Midrash en 1920 dans la cité de Francfort sur le Main et il l’appelle, en traduisant littéralement Freies jüdisches Lehrhaus : maison d’étude juive libre.

Pourquoi libre ? Pas uniquement parce qu’il ne veut dépendre de personne et appliquer ses propres idées, mais plutôt parce que chaque auditeur, chaque professeur est libre de parler, de prendre la parole sans avoir à tenir compte de la sensibilité de l’un ou de l’autre.

Rosenzweig explique qu’il ne cherche pas des experts, des spécialistes, ce qui le placerait sous la coupe de la Science du judaïsme dont l’idéologie lui déplaît.

Dans un lettre adressée à son fidèle disciple et ami Rudolf Hallo, il explique que les gens qui donnent des conférences dans son Lehrhaus (Beth ha Midrash) sont médecin, chimiste, homme politique.

Ce ne sont pas des experts, dit-il, mais je suis sûr d’une chose au moins avec eux : ils sont juifs ! De l’automne 1920 au printemps 1923, Rosenzweig dirigera lui-même son Lehrhaus et en déterminera les programmes.

Il voulait que les instructeurs fussent assis parmi les auditeurs afin de susciter un vrai dialogue. Beaucoup plus tard, Buber qui sera l’ami de Rosenzweig dira que le Lehrhaus de son ami peut être considéré comme l’institution éducative juive la plus illustre de tous les temps.

Il faut dire que c’est dans cadre qu’il développa les idées devenues en 1924 son maître livre «Je et Tu (Ich und Du»).

Dès le commencement, au premier trimestre, Rosenzweig propose un cycle de conférences, intitulé L’homme juif. Tout un programme ! Il procède à une périodisation qui est la suivante : classique, historique et moderne.

Rosenzweig inaugure une nouvelle méthode qu’il nomme Das neue Denken, le Nouveau Penser où le verbe vivant et vivifiant se substitue à la pensée abstraite et conceptuelle dont Hegel s’était justement fait le champion.

Et ce Nouveau Penser est inspiré par la méthode du midrash, si chère au disciples le plus fidèle que Rosenzweig ait jamais eu, Emmanuel Levinas.

Rosenzweig dira ceci : l’élément juif n’est pas mon objet d’étude il est ma méthode, manière de procéder. Donne t il ici la définition de l’authentique penseur juif ?

Rosenzweig avec ce Nouveau Penser inverse les priorités qui avaient cours de son temps : c’est la Tora qui est le centre et le cœur, et c’est la culture européenne qui est la périphérie. On ne doit plus aller de la vie vers la Tora mais inversement de la vie vers la Tora.

Car cette dernière est synonyme de vie… Quand on pense que c’est le même homme qui fut à deux doigts de passer au christianisme, quelques années plus tôt, on mesure l’étendue et la profondeur de la conversion d’un juif… à son judaïsme.

Dans ses «Opera minora», Rosenzweig s’en prend même au chantre de la néo orthodoxie de son temps, décédé en 1888, Samson-Raphaël Hirsch qui parlait de mêler de manière égale la Tora au dérekh éréts, la culture générale.

Pour l’auteur de l’Etoile de la rédemption, ce n’est pas assez.

Telle fut l’idéologue du Lehrhaus : ramener les juifs perdus ou isolés au judaïsme de leurs ancêtres, combattre l’ignorance, rattraper ces juifs perdus, les ramener au bercail…

Quelle ne fut ma surprise en découvrant, au gré de mes recherches, que ce petit Rosenzweig qui se voulait du plus profond de lui-même, l’éducateur de son peuple, avait eu un arrière grand père Samuel Meyer Ehrenberg qui avait dirigé la Samson-Schule de Wolfenbüttel, fondée en 1787 !

Ce Ehrenberg avait réformé l’école en une demi journée : le grand Léopold Zunz qui avait fait son apprentissage dans cette école dit dans ses mémoires qu’en quelques heures, Ehrenberg a fait passer cette école du Moyen Age aux temps modernes…

Donc, si nous étions des kabbalistes de tendance lourianique, nous dirions que L’arrière petit fils a recueilli des étincelles d’âme (nittsosté neshama) de son arrière grand père Ehrenberg…

Rosenzweig qui fut pourtant un juif assimilé à ses débuts a déploré largement que le talmid hakham ait été détrône par le grand érudit ou l’éminent professeur d’université.

D’ailleurs, cet homme est aussi devenu célèbre pour ses fines traductions des poèmes de Juda Ha-Lévi, le grand adversaire de la philosophie néo-aristotélicienne.

Rosenzweig ne faisait qu’une confiance très limitée à Maimonide dont le Guide des égarés lui semblait si peu juif. En fait, Maimonide n’aurait été, selon lui, qu’un représentant juif de l’esprit grec.

En 1919, Rosenzweig avait écrit un manifeste intitulé «Bildung und kein Ende» («La culture sans fin»), fidèle à la tradition talmudique qui prescrit que l’étudie de la Tora ne connaîtra pas de fin tant le poly-sémantisme ou la polysémie de ce Verbe de Dieu est inépuisable.

D’ailleurs, même les meilleurs d’entre nous ne sont jamais que des disciples des sages (talmidé hakhamim).

Bien qu’il ait collaboré au projet de Buber de traduction de la Bible en allemand, aussi longtemps que son état de santé le lui permettait, Rosenzweig était persuadé que la langue de Goethe était intrinsèquement chrétienne.

D’où sa volonté de la remodeler au plus profond d’elle-même, de l’investir d’un noyau nouveau reflétant d’authentiques concepts juifs.

Vers 1923, peu avant que Rosenzweig ne soit contraint de cesser ses activités en raison de sa paralysie musculaire, le Lehrhaus comptait près de 1100 auditeurs inscrits alors que la totalité de la communauté juive de Francfort sur le Main ne dépassait pas les 30.000 âmes.

Je parle des gens inscrits et déclarés comme juifs auprès des instances communautaires.

Le 12 décembre 1929 Franz Rosenzweig quittait ce monde mais on œuvre lui a survécu et je voudrais ici rendre hommage à un grand homme qui fut germaniste comme moi, mais qui lui a tout abandonné pour rejoindre l’Université Hébraïque de Jérusalem : Stéphane Moses.

C’est lui qui a fait sa thèse sur le renouveau de la pensée juive en Allemagne à partir du XIXe siècle. Alors que je n’avais pas encore vingt ans, j’avais lu dans le recensement des thèses des études germaniques l’intitulé de son travail en préparation. Son livre Système et révélation est excellent.

Sans lui, nous ne connaîtrions pas Rosenzweig aujourd’hui en France , aussi bien.

Grâce lui soit rendue…

Maurice-Ruben Hayoun

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