Si vous parcourez comme je l’ai fait avec un plaisir infini ces différents cahiers d’Albert Camus, réédités par Gallimard, ne manquez pas de lire, en même temps ou aussitôt après, un émouvant texte de souvenirs, rédigé par l’un de ses amis d’Alger, Abel Paul Pitous.. Certes, ce texte qui ne couvre pas plus de quatre vingt dix pages, a sûrement été réécrit par les éditeurs mais cela ne lui a pas fait perdre un zeste de son incontestable sincérité.

Il s’agit d’un homme, ayant le même âge que Camus, qui habitait la même rue que lui, qui fut scolarisé dans la même école élémentaire que lui et surtout qui jouait au football avec lui et se livra parfois à des contorsions pour le faire admettre comme gardien de but dans l’équipe d’une école dont il n’était pas l’élève.

La vie ou l’intelligence des deux amis de classe et de voisinage finit par les séparer, leurs études les éloignèrent l’un de l’autre lorsque Camus, élève supérieurement doué, alla au lycée et réussit son bac haut la main tandis que le jeune Pitous partit en apprentissage…

Mais ils continuèrent de se voir jusqu’au début des années trente.

Le témoignage de ce condisciple de Camus est assez poignant sans être mièvre et nous fait découvrir le milieu exact où vivait le futur Prix Nobel de littérature.

Ce document se présente comme une lettre qu’on envoie à un ami passé à l’éternité mais que l’on n’a pas oublié.

Pitous y mêle la nostalgie à l’admiration : on sent un peu de gêne mais jamais de jalousie ni d’envie. On a l’impression qu’il se dit : j’ai durant de longues années partagé la vie d’une sommité, d’une célébrité future de la littérature et pourtant ce jeune garçon si frêle, maladif et dont la famille était aussi miséreuse que la mienne, est devenu une étoile au firmament de la culture mondiale.

Avec lui, j’ai joué au football, avec lui j’ai partagé le maigre sandwich que nos mères nous remettaient pour déjeuner… C’était un bon camarade, solidaire, conscient de ses talents sans jamais être arrogant, un ami, un bon camarade.

Et tout cela en s’adressant à Camus lui-même puisque cette lettre lui est destinée comme un courrier d’outre-tombe. La photo qui orne la couverture du livre nous montre un jeune Camus, à peine âgé de douze ou treize ans, habillé comme les enfants de mineurs dans des corons.

A cette différence près qu’à Alger il y avait toujours du soleil, contrairement au nord de la France où le ciel bas et le crachin, quand ce n’est le froid mordant de l’hiver, achèvent de rendre triste une vie déjà bien difficile.

Les anecdotes vraies sont nombreuses dans ce petit livre. Il en est une qui m’a particulièrement ému : le jeune Pitous doit aller en fin d’après midi après le match de foot à une réunion amicale.

A cet effet on lui a acheté un costume tout neuf avec , précise t il, un pantalon long, comme les grands, comme adultes, alors que d’habitude tout ce petit monde circulait en culottes courtes.

Je ne sais comment, le beau costume de Pitous est volé dans les vestiaires ou ce qui en tient lieu et il rentre avec ses chaussures crottées à la maison, espérant pouvoir trouver au moins un short ou quelque chose d’équivalent. Et voilà que sa maman avait remis ses deus seuls shorts à la teinturerie (en Algérie, les gens disaient : au dégraissage !).

Malheur ! Que faire ? Camus et un autre camarade arrivent et trouvent un Pitous désemparé, en plein désarroi.

Mais les deux garçons étaient, eux, bien habillés, endimanchés. Camus propose de suite une solution : nous partons mais nous revenons au plus vite afin de ne pas te laisser seul et pour passer la soirée avec toi. Et voici qu’en un temps record, les deux copains réapparaissent en short, d’un aussi mauvais

état que celui de Pitous. Tant de solidarité, tant de dignité même dans un milieu si miséreux.

Et ce thème de la misère nous servira de transition pour la suite, c’est-à-dire les cahiers dont il faut dire un mot. Tout n’est pas d’un niveau exceptionnel mais on peut relever quelques perles. Il faut aussi souligner la misère noire de la mère de Camus, veuve de guerre, obligée de faire des ménages pour joindre les deux bouts. Mais encore une fois, que de dignité !

Pitous reproduit les échanges avec les oncles de Camus qui étaient des illettrés (l’un des deux était même un ivrogne) et leur discours était incompréhensible, mais que de droiture, que de solidarité, que de soin de leur sœur, la mère de Camus…

Pitous expliquait dans sa lettre posthume qu’on avait tout pris à ces pauvres gens, tout sauf leur dignité qui était chevillée à leur corps. Lorsque la mère de Camus relève que leur réduit est si sombre, il lui répond : en hiver, ce sera très triste… Pas de plainte, pas la moindre révolte, pas de remise en cause d’un ordre social si inique, surtout dans une société coloniales.

Le 21 octobre 1937 (il a déjà 24 ans) Camus se plaint de devoir voyager pauvrement, de se contenter d’un repas par jour, de compter et recompter le peu d’argent qu’il a, etc… Que d’énergie dépensée quand on n’a pas les moyens.

Voici ce que Camus disait de la politique et des politiques en1937… La crise du politique doit, à mon humble avis, remonter au moins à Platon, le père de la cité parfaite qui n’a jamais existé autrement que dans son cerveau. Les érudits lisent tout ; c’est ainsi qu’en me plongeant dans le premier Carnet d’Albert Camus, j’ai relevé un certain nombre de déclarations intéressantes sur Luther, Kierkegaard, le protestantisme, etc… mais la plus prophétique me semble être celle-ci qui achève de discréditer entièrement la politique et les politiques :

Chaque fois que j’entends un discours politique, ou que je lis ceux qui nous dirigent, je suis effrayé depuis des années de n’entendre rien qui rende un son humain. Ce sont toujours les mêmes mots qui disent les mêmes mensonges.

Et que les hommes s’en accommodent, que la colère du peuple n’ait pas encore brisé les fantoches, j’y vois la preuve que les hommes n’accordent aucune importance à leur gouvernement et qu’ils jouent vraiment, oui, qu’ils jouent avec toute une partie de leur vie et de leurs intérêts soi-) disant vitaux… (Albert Camus, Carnets I Mai 1935-Février 1942, pp 55-56 Gallimard, folio, 2013).

Cela se passe de commentaire ; on se croirait en mai 2014 !!

Et voici une autre citation tout aussi éloquente :

La politique et le sort des hommes sont formés par des hommes sans idéal et sans grandeur. Ceux qui ont une grandeur en eux ne font pas de politique. Ainsi de tout. Mais il s’agit maintenant de créer en soi un nouvel homme.

Il s’agit que des hommes d’action soient aussi des hommes d’idéal et les poètes industriels. Il s’agit de vivre ses rêves -de les agir. Avant, on y renonçait ou s’y perdait. Il faut ne pas s’y perdre et n’y pas renoncer. (Ibid. p 87.).

Quand je pense qu’il écrivait cela en 1937……

Lorsque la guerre éclate, Camus ne peut pas être mobilisé car il est malade et le conseil de révision le réforme définitivement. Il note un échange avec un lieutenant qui dit textuellement ceci : mais ce petit est très malade, nous ne pouvons pas le prendre. Camus commente ; ce petit a 27 ans et a une vie… Et je sais ce que je veux (p 156).

Voici ce qu’il écrira le 7 septembre 1939 : Ce monde est écœurant et cette montée universelle de lâcheté, cette dérision du courage, cette contrefaçon de la grandeur, ce dépérissement de l’honneur.

Je ne peux pas ne pas évoquer la visite de Pitous dans le cimetière du petit village de Lourmarin. Il a beau chercher la tombe de son ami, il ne la trouve pas. Jusqu’au moment où il croise un couple qui lui indique une tombe des plus modestes, non surmontée d’une croix.

Un Prix Nobel modestement enterré au point qu’on ne trouve pas même son lieu de sépulture. Quelle humilité.

Camus a souhaité une sépulture correspondante à sa manière de vivre : avec humilité.

Gloire à sa mémoire, lui dont tous les lycéens de France et de Navarre ont étudié et expliqué les textes.


Maurice-Ruben Hayoun

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