Une place à table de Joshua Halberstam (L’antilope) ou Les souffrances d’un jeune Werther hassidique.

Une place à table

Voici une tendance qui s’avère lourde ; des générations de Isaac Bashevis Singer à et de son frère aîné Joshua jusqu’à Halberstam réfléchissent désormais sur le prix que leur identité juive a dû acquitter pour s’intégrer aux Etats Unis d’Amérique.

Ce ne fut pas une simple promenade de santé, même aujourd’hui et déjà depuis de nombreuses années, les USA sont considérés par les juifs qui y vivent comme une terre promise… Qu’est-ce à dire ? Que la tradition juive vécue au jour le jour est parfois entrée en collision avec le monde contemporain qui n’a pas à naviguer entre une quantité d’écureuils qui jalonnent sa route. Il fallut faire des concessions, voire des sacrifices et c’est justement la trame de ce beau roman, bien écrit, très bien traduit et surtout rendant compte avec finesse de la densité des problèmes et du vécu des personnages.

Au début de ma lecture, je me suis demandé s’il ne s’agissait pas d’une resucée des problématiques à la Singer, à la Philip Roth ou a la Norman Mailer, et évidemment, en moins bien. Et ce ne fut pas le cas. L’histoire relatée dans ces pages est belle, touchante et même parfois haletante. De quoi s’agit-il ?

Un jeune homme, issu des milieux hassidiques de New York commence à se sentir un peu mal à l’aise, à l’étroit dans un univers étriqué, certes non dépourvu de qualités et de valeurs, mais tout de même coupant ses adeptes du reste du monde. C’est-à-dire de l’écrasante majorité de la population…

Ces gens ne sont pas seulement des Juifs vivant selon des règles bien précises et ne concernant qu’eux, non point, ils sont, en outre, membres d’une secte, d’une obédience hassidique qui va bien au-delà de ce que recommandent les commandements de la Torah…

Et c’est précisément là que le bât blesse puisque même leur mode vestimentaire est une sorte d’accoutrement qui les distingue à des kilomètres à la ronde de tous leurs coreligionnaires.

Le héros de l’histoire, un tout jeune homme d’à peine vingt ans, commence à se poser des questions et même à en poser à ses proches, alors que tant par son père que par sa mère il est issu de véritables dynasties hassidiques dont la figure tutélaire n’est autre que le Baal Schemtob, dit le Besht. Le maître du bon Nom signifie en clair qu’il pratiquait la magie blanche, donc se mettait au service de ses adeptes et de ses contemporains, sans exercer la moindre influence néfaste.

Ce jeune homme porte comme il se doit, le prénom d’un prophète biblique, ce qui permet de le repérer et de l’identifier de très loin, alors qu’il porte ce chapeau aux larges bords, de longues boucles le long des tempes et une redingote noire, même par temps de canicule. Ce que Halberstam veut montrer, c’est que tous ces signes distinctifs ne suffiront pas à établir une digue, un mur hermétique, infranchissable entre notre jeune Werther hassidique et le monde ambiant, celui d’une Amérique, véritable eldorado pour tant de Juifs d’Europe de l’Est fuyant les pogromes jalonnant la vie sous des régimes autoritaires.

Mais un jour, au terme d’un long processus de maturation, le jeune homme franchit le pas : il menace d’étouffer, de suffoquer dans ces quatre coudées de la Bible, du Midrash et du Talmud. Il annonce à sa famille (n’oublions pas que son propre père est un rebbe hassidique) qu’il va désormais se partager entre la Yeshiva et l’université de Brooklyn dont il fréquentera la bibliothèque avec assiduité. Et c’est bien là que tout se joue et se noue.

Cherchant des ouvrages nécessaires à l’avancement de ses études il se retrouve soudain face à une magnifique jeune fille, naturelle, pas méfiante pour une sou, heureuse de vivre de pouvoir communiquer avec autrui, non prévenue contre un monde extérieur parsemé de dangers, tout le contraire de ce qu’on nous a enseigné : attention ! Vérifiez d’abord et avant toute chose où vous mettez les pieds : Est il juif ? Est elle juive ? Cette précaution tout à fait légitime recèle aussi en elle les souffrances indicibles de toute jeunesse juive dans tous les pays de cette terre.

Deux mondes, deux univers mentaux si différents l’un de l’autre se font face, ils ne se rencontrent pas encore, ils entrent plutôt en collision. Halberstam décrit bien la gêne qui s’empare de son jeune héros élevé loin de toute personne de sexe féminin qui ne ferait pas partie de la famille proche. Ainsi se trouvait écarté tout danger d’idylle malvenue. Et c’est pourtant ce qui va se passer : deux jeunes gens, en toute innocence se font face et dans cette configuration on montre en creux ce qui ne va pas dans l’identité juive.

Le jeune fille ne voit en ce jeune homme un peu étrange qu’un être qui l’intrigue et ne demande qu’une chose, c’est mieux le connaître. Le jeune homme, lui, se retrouve immédiatement face à de nombreuses lignes rouges : impossible de toucher cette fille, impossible de manger avec elle car il faut manger cacher, impossible de faire l’amour puisque cela n’est permis que dans le cadre de l’amour conjugal et avec une épouse juive.

A juste titre, Katrina ( c’est son nom) trouve que ce jeune étudiant est compliqué, sur ses gardes, se pose toutes sortes de questions. En une phrase, manque de naturel. L’acte de courtiser une belle jeune fille, de l’inviter à partager son repas, de sortir avec elle, toutes choses permises aux jeunesses du monde entier ne le sont pas dans le cas qui nous occupe.
C’est en gros, la trame du livre qui analyse dans le détail tous les obstacles sur la route de ce jeune couple.

On y croise aussi des personnalités originales, comme l’oncle maternel qui est un dissident déclaré de la secte tout en s’y conformant publiquement. Cela ne l’empêche pas, cependant d’avoir des aventures avec de belles inconnues dont il oublie le nom très vite… Le jeune Elisha, c’est son nom, en est quelque peu troublé mais cela renforce ses doutes sur la nécessité d’observer à la lettre de telles règles.

Sans l’arrière-plan social de la secte, sans son idéologie, sans les sentences de ses différents maîtres ou gourous, l’ouvrage ne serait pas ce qu’il est. J’ai particulièrement savouré les passages sur Kafka et surtout j’ai été très agréablement surpris de lire la mention du nom d’un de ses amis, un juif de la bourgeoisie pragoise assimilée qui était allé rejoindre (malgré son homosexualité) les membres de la secte du Belzer Rebbe.

J’ai nommé Jiri Mordekhaï Langer dont j’ai traduit de l’allemand en français L’érotique de la kabbale il a de nombreuses années (Die Erotik der Kabbala)
Les dicta hassidiques, ces perles de la sagesse des Juifs d’Europe de l’Est confèrent à l’ouvrage une qualité de grande valeur.

J’ai bien aimé l’aggada présentant l’ange aveugle qui ne parvient pas, en raison de sa cécité, à trouver le bonne porte donnant accès au paradis de l’homme, de son protégé dont il est l’ange gardien. Mais l’affaire connaît un happy end puisque le tribunal céleste finit par se laisser convaincre de l’intégrité morale du justiciable…

Mais alors, quelle est la moralité de l’histoire ? Comment se termine cette belle histoire ? Eh bien, on ne nous le dit pas, il faut l’interpréter. La fin est ouverte.

Aux obsèques de cet oncle maternel volage dont j’ai parlé plus haut, le père de notre héros, accepte, les larmes aux yeux, de s’entretenir avec son fils bien aimé du cas de cette belle non-juive qui a conquis le cœur de Elisha. J’ai oublié de vous dire que le père s’est rendu en Israël avec son fils dans le secret espoir que ce séjour le ramènerait à la raison et lui ferait oublier cette amourette qui menace la préservation de sa lignée juive…

Elisha nous dit, pourtant, que même en plaquant ses lèvres contre le Kotel du temple, il ne parvient pas à produire la moindre prière. Le voulait il vraiment ou la messe était déjà dite, si l’on me permet cette métaphore ?

C’est un beau livre et la fin est assez poignante. Le titre, une place à table, connaît au moins deux occurrences et signifie que le jeune Elisha ne sera jamais rejeté. Pour lui, il y aura toujours une place non seulement à la table de ses parents mais dans leur cœur. Le père, sage et humain, reconnaît ne pas pouvoir avaliser cette union de son fils avec une non juive… Mais il ne le maudit ni ne le rejette. Il continuera de l’aimer. Curieusement, on ne parle nulle part de conversion mais d’un intérêt pour le judaïsme des propre initiative.
C’est déjà ça…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage:

 

Le nouveau cycle de conférences, Aux racines de la culture européennese penche sur l’humus spirituel et les valeurs premières qui gisent au fondement de ce continent. Mais l’Europe n’est pas seulement un continent, c’est aussi et surtout une culture, axée autour de courants spirituels et d’écoles philosophiques, qui passent à juste Titre pour sa constitution théologico-politique ou éthique.

Les réflexions qui seront exposées dans la salle des mariages de la Mairie de notre arrondissement couvrent la critique biblique, la littérature éthique, la philosophie médiévale sous son triple aspect, gréco-arabe, chrétienne et juive au miroir des pères spirituels de l’Europe : Thomas d’Aquin, Maimonide, Averroès et Maître Eckhart.

Salle des Mariages Mairie du 16e Arrondissement – 71, avenue Henri Martin- 75016 Paris

Jeudi 11 janvier -19h
Hannah Arendt, égérie de Martin Heidegger?

Jeudi 8 février – 19h
Le Moïse de Sigmung Freud, selon Y. Yerushalmi

Jeudi 15 mars – 19h
Franz Rosenzweig, la philosophie et la Révélation: le problème de la Vérité

Jeudi 5 avril – 19h
Emmanuel Levinas et Moïse Mainonide

Jeudi 17 mai – 19h
L’historien Marc Bloch et Simone Veil face au Kaddish

Jeudi 7 juin – 19h
La langue judéo-arabe: plaidoyer pour une culture (presque) oubliée

 

 

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