Un monument couvert de croix gammées nazies à Jedwabne (nord-est de la Pologne), en septembre 2011. Il marque le lieu où plusieurs centaines de Juifs ont été brûlés vifs, le 10 juillet 1941, par leurs voisins polonais. Jendrzej Wojnar / REUTERS

 

Des violents incidents ont marqué un récent colloque sur la Shoah à l’École des hautes études en sciences sociales. Son directeur, Christophe Prochasson, est inquiet.

L’affaire s’est déroulée les 21 et 22 février, lors d’un colloque sur « la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah », qui s’est tenu à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), dans un amphithéâtre de 250 personnes.

Durant ces deux jours, une trentaine d’individus ont perturbé les interventions des chercheurs, mis en cause leurs travaux et proféré des insultes antisémites. Le sujet était très sensible : l’implication de Polonais dans des massacres de Juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Cette réalité historique, mise en évidence de façon assez récente (2001) par l’historien Jan Gross, professeur à l’université américaine de Princeton, est totalement récusée par l’extrême droite et les nationalistes polonais.

Ces derniers n’y voient qu’une tentative de « salir l’honneur » de la Pologne, comme ils l’ont, du reste, exprimé si violemment durant ce séminaire.

Deux semaines plus tard, la tension n’est pas retombée. L’Ehess fait toujours l’objet d’attaques sur les réseaux sociaux. Pis, ces perturbateurs n’ont pas été condamnés par les instances officielles polonaises. Directeur de l’honorable institution parisienne, Christophe Prochasson revient sur cette affaire d’une ampleur inédite.

L’Express : Que sait-on des activistes venus perturber le séminaire de l’Ehess ?

Christophe Prochasson : Certains sont issus de la diaspora polonaise, d’autres étaient venus spécialement de Varsovie. Il y avait, parmi eux, un prêtre, qui exerçait une autorité morale sur tout le groupe, mais aussi des sympathisants du journal nationaliste Gazeta Polska. Le second jour, des jeunes, impressionnants sur le plan physique, les ont rejoints. Il y avait, clairement, une volonté d’intimidation physique, même si aucun acte de violence n’a été commis.

Comment expliquez-vous un tel déchaînement ?

Ce colloque visait à faire connaître en France les très intéressants travaux sur la Shoah que conduisent, en Pologne ou à l’étranger, des historiens, des anthropologues, des sociologues et même des psychanalystes.

Mais il y a, dans un tel sujet, un enjeu politique, qui est la question de l’implication du peuple polonaise dans la Shoah, un sujet ultrasensible en Pologne, puisque le peuple polonais se considère – à juste titre – comme une victime des nazis et des Soviétiques. Établir que des Polonais aient pu soutenir le processus d’extermination durant la Seconde Guerre mondiale leur est intolérable.

La Pologne a pourtant mené un travail de mémoire. En 2001, le président Aleksander Kwasniewski s’est même rendu dans le village de Jedwabne, dans le nord-est du pays, pour demander pardon: plusieurs centaines de Juifs y ont été brûlés vifs, le 10 juillet 1941, par leurs voisins polonais…

C’est vrai, mais cette question de l’antisémitisme n’en demeure pas moins un élément saillant de la culture nationale. On l’a bien vu durant ce colloque. Derrière la question historiographique se dissimule en réalité un profond antisémitisme dans une partie de la société polonaise.

Aucun des propos antisémites prononcés durant ces deux jours n’a été condamné par des instances officielles, qu’il s’agisse de l’Institut de la mémoire nationale, pourtant représenté dans la salle, ou de l’ambassadeur de Pologne à Paris. La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a même écrit à son homologue polonais, qui s’est contenté d’une vague réponse.

En juin 2018, une loi a été amendée en Pologne, suite aux fortes pressions internationales. Elle visait à punir ceux qui terniraient « la réputation de la Pologne » en évoquant une « responsabilité » du pays dans les crimes du 3ème Reich. Y voyez-vous un lien ?

Je suis absolument convaincu qu’il y a, dans cette histoire, une volonté de se venger de l’abrogation de cette loi, qui a été vécue par des Polonais comme un symbole de la dictature de l’Europe. Dans les tweets qui ont circulé, on sentait très bien ce désir de renverser la culpabilité : « Vous, les Français, vous organisez ce colloque pour compenser vos propres agissements antisémites pendant les années noires. »

Sans faire, bien sûr, référence au grand discours de Chirac, qui a reconnu en 1995 la responsabilité de l’État français…

Cette affaire montre en tout cas combien il est difficile, pour l’Europe, de se doter d’une conscience historique commune. Comment construire une citoyenneté européenne, qui est l’un de nos objectifs pour relancer l’Europe, si l’on ne peut apporter une analyse rationnelle et argumentée de notre passé commun ? S’ils ne s’entendent pas sur ce point, jamais les peuples ne pourront construire une Europe tournée vers le futur.

Cette affaire peut-elle rebondir sur le plan politique ?

Nos collègues nous disent que ce sujet continue d’être discuté en Pologne, dans les cercles académiques et politiques.

Je viens d’ailleurs de recevoir une lettre de l’Institut de la mémoire nationale, établi à Varsovie, qui réclame, sur un ton péremptoire, l’enregistrement des débats, afin de « vérifier de nombreuses informations divergentes sur son déroulement » !

La guerre continue contre ce colloque, qui n’a pas été considéré par ces nationalistes comme un colloque scientifique de haute tenue, ce qu’il était pourtant, mais comme un meeting anti-polonais, ce qui n’était naturellement pas le cas.

Pour notre part, nous n’en resterons pas là. J’ai écrit une lettre ouverte à l’ambassadeur polonais à Paris – jusqu’à présent restée sans réponse. D’un point de vue judiciaire, j’ai effectué un signalement au procureur, comme m’y oblige l’article 40 du Code de procédure pénale, pour l’avertir que des propos antisémites avaient été proférés dans une enceinte universitaire. J’ai également déposé lundi 4 mars une plainte contre X.

Il était important, selon vous, de poser des limites.

Au-delà même de ce cas, ma réaction est un appel à la sérénité et au respect du travail des chercheurs. Dans une période où les fausses nouvelles et le relativisme radical font des ravages, notre société a besoin de lieux où le savoir est incontestable et certifié. Sans cela, il n’y aura plus de repères.

Chacun défendra alors son point de vue sur la Shoah en Pologne, qui vaudra un autre point de vue contraire. Ce n’est pas possible. Ces gens sont arrivés au colloque à la façon d’une organisation politique, pour défendre une ligne politique avec des arguments politiques, et des façons d’agir qui n’ont rien à voir avec un débat argumenté et rationnel.

Quelles vont en être les conséquences pour l’Ehess ?

Ce qui se passe est triste, car l’École des hautes études en sciences sociales a tissé des liens très anciens avec les pays de l’Europe centrale et orientale, notamment avec la Pologne, la Roumanie et la Hongrie.

Ce rôle a été particulièrement intense durant le communisme, où des textes circulaient beaucoup, mais aussi après la chute du Mur. Notre institution a grandement contribué à reconstituer dans ces pays un tissu de chercheurs en sciences humaines et sociales, en y créant par exemple des ateliers de recherche et de formation, où ont été formés les jeunes chercheurs postcommunistes, qui sont aujourd’hui aux commandes académiques, et avec qui nous avons conservé des relations étroites.

J’espère qu’ils ne vont pas, suite à cette affaire, subir des réprimandes ou des coupes budgétaires parce qu’ils fréquentent l’Ehess et des chercheurs français…

Comptez-vous traduire les actes du colloque en polonais ?

Nous allons d’abord le publier en français, et nous ferons tout pour que ces travaux aient une large diffusion, car ils sont passionnants et ont une réelle portée scientifique.

Propos recueillis par Charles Haquet

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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Bonaparte

Tous les Juifs doivent se  » convertir  » au sionisme et agir en conséquence .

C’est vrai on ne fait pas son alyah uniquement pour fuir l’antisémitisme .

Une remarque :

Ce sont les plus pauvres qui ont fui les pays arabes ( Maroc , Tunisie etc… ) pour se rendre en Israël .

Comme par hasard c’étaient les plus religieux .