Stefan Zweig, Paul Verlaine, Le Castor astral, 2015

 Portrait non daté de Stefan Zweig (1881 - 1942)

Voici enfin paru en version française, précédée d’une lumineuse préface, le premier essai biographique du jeune Zweig, alors âgé de 23 ans. Je ne cacherai pas que l’ouvrage comporte des parties inégales et un ton qui n’est pas celui, enchanteur, des futures nouvelles qui ont fait la fortune littéraire de l’auteur de Vingt quatre heures dans la vie d’une femme.

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 Le chapitre le plus réussi me semble être ce lui qui est intitulé « Le pénitent », car il rassemble tous les facteurs antithétiques, toutes les violentes oppositions qui ont déchiré la vie et la personne de Verlaine dont on se demande après avoir posé ce livre, comment l’un des plus grands poètes français du XIXe siècle a pu subir un tel naufrage, sombrer dans la veulerie et finir ses jours, oublié de tous, dans l’espace exigu, voire insalubre d’une mansarde parisienne.

La question qui se pose et que Zweig semble, à en croire ses développements, avoir résolu, est de savoir si Verlaine aurait été le Verlaine que nous connaissons ou, si c’est la rencontre fatidique avec Arthur Rimbaud qui l’a révélé à lui-même, permettant à sa véritable nature d’éclore. Une nature violente, démesurée, faite d’hybris et constamment insatisfaite.

 Stefan Zweig intitule ce chapitre crucial, L’épisode Rimbaud. Tout semble opposer les deux hommes, rien n’aurait dû les rapprocher. Certes, Verlaine est subjugué par le talent poétique de son futur ami et compagnon (Zweig ne se prononce pas sur d’éventuelles relations homosexuelles entre les deux hommes), si précoce et si fulgurant. Mais le destin a voulu que Paul Verlaine, poète en vogue de son temps, attire un jeune garçon de Charleville, doté d’une puissance physique au moins aussi considérable que son talent poétique. Verlaine invite ce jeune génie à le rejoindre à Paris et les relations entre les comparses sont si fortes, si fusionnelles que l’aîné, Verlaine, abandonne femme et enfant, pour suivre un Rimbaud aventurier, désireux de brûler  la vie par les deux bouts. Les contemporains, de Victor Hugo (qui n’hésite pas à parler de Shakespeare enfant à propos de Rimbaud) à Anatole France, considèrent avec un étonnement non dissimulé ce étrange binôme qui réunit en soi les meilleurs talents poétiques du temps présent.

 Rien ne les retient plus, Rimbaud veut partir, entraînant son ami Verlaine dans son terrible sillage : ils traversent l’Europe à pied ou presque, n’ont pas un sou vaillant, se débrouillent en donnant des cours de langue ou en vendant des colifichets, font de la prison, tombent gravement malade, bref un curieux mélange, comme dira Anatole France, d’innocence et de dépravation. Et j’ajoute extrême. Deux poètes parmi les meilleurs, sinon les meilleurs, qui se vautrent, sans retenue, dans la luxure, fréquentent assidûment les tavernes et les prostituées qui y traînent. Même Charles Baudelaire n’a pas sombré aussi bas.

Et il ne faut pas oublier que les deux camarades se battent régulièrement comme des ivrognes. C’est ce qui se passa à Stuttgart où Rimbaud, qui s’ y trouvait, avait prié Verlaine de l’y rejoindre. Sur une rive du Neckar, alors que Verlaine, momentanément touché par la Grâce, tente de ramener son ami dans le droit chemin en lui vantant les mérites du christianisme, Rimbaud, réfractaire à ce genre de conversion tardive, assomme son ami d’un violent coup de canne et Verlaine gît, inanimé, dans une mare de sang. Mais il y a plus grave encore : alors qu’ils se trouvaient  tous deux en Belgique, non loin de Mons, Verlaine sort son revolver et tire à deux reprises sur Rimbaud qui ne sera que légèrement blessé. L’affaire aurait pu en rester là puisque Rimbaud tente de défendre son ami et clame son absence de préméditation. Il a, dit-il, cédé à une violente colère passagère. Mais la justice belge ne l’entendit pas de cette oreille et condamna le tireur à deux années de privation de liberté, purgées à la prison de Mons. S’étant converti, Verlaine se sentit à l’abri de toutes les tentations entre ces quatre murs qui représentaient plus un asile qu’une prison.

Mais Madame Verlaine n’en pouvait plus d’entendre parler des frasques de son mari. Malgré les adjurations de Victor Hugo, elle demanda et obtint le divorce alors que son époux était encore en prison. A sa sortie, une seule personne l’attendait, sa vieille mère qui fit de son mieux pour lui redonner la chaleur d’un foyer. Pourtant, quelques temps plus tard, la mauvaise nature de Verlaine reprit le dessus et c’est alors qu’il commit l’irréparable : il agressa violemment sa propre mère qui avait pourtant tout fait pour l’aider. Elle porta plainte et son fils fut condamné à une peine de deux mois de prison. Mais, cette fois ci, à sa sortie, personne n’était là pour l’accueillir.

Zweig semble fasciné par un être pour lequel il ressent un peu d’attraction mais aussi beaucoup de répulsion. Il écrit en page 95 ceci au sujet de Verlaine : il n’a jamais vraiment compris le monde, il n’a su que se raconter. Le jeune écrivain qui en est à son coup d’essai rapproche cette remarque d’une déclaration de Goethe aux yeux duquel toute son œuvre n’était qu’une série de confessions… En somme, quand on écrit, on se raconte, qu’on le veuille ou pas. Wilhelm Dilthey ne disait rien d’autre dans son ouvrage (Das Erlebnis und die Literatur) : La littérature et l’événement vécu.

On sent dans ce livre qui est un ballon d’essai, affleurer le grand talent littéraire de Stefan Zweig. En voici quelques illustrations : L’érotisme se spiritualise et devient ferveur, l’espoir transfiguration sublime, la passion dévorant les scories du monde profane, abandon mystique.. (p 72)

Et au sujet de sa prétendue conversion, Zweig qui était juif a écrit ceci qui dépasse nettement le cas particulier de Verlaine : la grande antithèse entre la chair et l’esprit, le corps et l’âme, le mépris des sens et la chute sans cesse répétée, cette contradiction immanente entre l’enfance et l’animalité qui a traversé avec fureur et constance la vie de l’homme Verlaine, est aussi le symbole séculaire de l’église catholique. De même que la sensibilité, n’est que le reflet du ressenti subjectif des natures pures. (p. 70) mystique a pour ainsi dire trouvé en elle une forme dogmatique  -hypostasiée dans l’opposition entre le terrestre et le transcendantal- de même la vision de la sensualité comme péché, de la chasteté comme vertu.

On commettrait une lourde erreur en pensant que le jeune homme de 23 ans ne parle que de Verlaine. Il parle aussi un peu de lui-même.

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 Maurice-Ruben HAYOUN

 

 

 

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