Une entrevue exclusive avec Albert Memmi

Le célèbre écrivain Albert Memmi a été le Maître à penser de plusieurs générations de militants pour la liberté des peuples, d’universitaires, d’intellectuels…

Né à Tunis, dans une famille sépharade de langue maternelle arabe, ce penseur iconoclaste est l’auteur d’une oeuvre littéraire imposante, constituée d’une quarantaine d’essais, de romans et de nouvelles, traduite en une cinquantaine de langues.
À 91 ans, cet humaniste atypique doublé d’un laïc soucieux de son environnement et de son temps a très affablement accepté de nous livrer ses impressions et analyses sur des sujets d’une brûlante actualité au cours d’une entrevue exclusive qu’il a accordée au Canadian Jewish News.

Quel regard l’auteur du Portrait du Colonisé porte-t-il sur le “Printemps arabe”?

“Pour avoir remis en question les prétendus “Printemps arabes” et “Révolutions arabes”, je me suis fait incendier par des journalistes et des intellectuels parisiens dans une émission de la Chaîne de Télévision France 5, raconte Albert Memmi.

Parler de “Printemps” signifie que celui-ci est suivi d’un été.

Jusqu’ici, hélas, cet été tarde à venir.

Bien entendu, les révoltes qui ont secoué et secouent encore le monde arabo-musulman sont très importantes car il s’agit pour ces peuples arabes de la reconquête de leur liberté d’expres­sion.

Mais il s’agit de révoltes et non de Révolutions.

Si les concepts ont encore un sens, “Révolution” signifie un changement complet des moeurs.

Or, jusqu’ici, les victoires des intégristes dans les pays arabo-musulmans où les populations se sont révoltées n’augurent rien de bon.”

Albert Memmi envisage-t-il avec optimisme ou scepticisme les change­ments politiques majeurs qui se sont produits en Tunisie, son pays natal, au cours de la dernière année?

“Je ne suis pas optimiste.

Je ne vois pas les “changements politiques majeurs” qui se seraient produits en Tunisie depuis la chute du régime du Président Ben Ali.

Il me semble même que la période Bourguibiste -en référence au règne de 30 ans du président Habib Bourguiba-, à laquelle j’ai un peu participé, j’ai dirigé les pages culturelles du premier hebdomadaire de langue française tunisien, n’a pas été suivie de réformes du même acabit.

La Tunisie a vécu sur l’héritage de Habib Bourguiba, notamment en ce qui a trait à la condition féminine, au statut des minorités, à la corruption…”

La recrudescence de l’anti­sémi­tisme dans la Tunisie post-Ben Ali, rapportée ces derniers mois par les correspondants dans ce pays maghrébin de plusieurs médias étrangers, l’inquiète-t-il?

“En Tunisie, il n’y a pas de recrudescence de l’antisémitisme mais un antisémitisme permanent, constate Albert Memmi.

Les incidents et les violences contre les Juifs abondent.

Simplement, nous nous sommes demandés s’il ne valait pas mieux de ne pas insister sur ce fléau pour ne pas “jeter de l’huile sur le feu”?”

En 2005, 50 ans après la parution de son livre culte, «Portrait du Colonisé», Albert Memmi a publié un essai remarquable, audacieux et fort visionnaire, «Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres» (Éditions Gallimard).

Dans ce livre décapant, ce fin connaisseur des civilisations arabes brosse un bilan bien sombre de la situation politique et socioéconomique qui sévit dans le monde arabo-musulman depuis la fin de la décolonisation des pays du Tiers-Monde.

Lorsque l’on relit aujourd’hui ce brillant essai, on constate que les ana­lyses sévères, mais très rigou­reuses, étayées par Albert Memmi auguraient les Révolutions qui ont révulsé en 2011 des pays arabo-musulmans.

“Merci de votre appréciation pour ce livre.

En effet, je pense avoir énuméré dans celui-ci les références nécessaires pour une transformation véritable de l’univers arabo-musulman.

Cet essai a été sévèrement reçu par la plupart des pays arabo-musulmans, et pour cause.”

Dans ce livre, Albert Memmi dresse une radioscopie lugubre des nations arabo-musulmanes.

Incapable de faire face à des réalités très hideuses, le monde arabe a préféré se réfugier dans deux mythes compensateurs et de revendication.

D’après Albert Memmi, le premier de ces mythes est que si les Arabes s’unifiaient ils pourraient redevenir une puissance comparable sinon supérieure à celle de leurs Empires du passé.

Le Président égyptien Gamal Abdel Nasser avait repris ce mythe à son compte.

“Réhabiliter la grandeur des Empires glorieux médiévaux de Bagdad et d’Andalousie.

Chaque fois que vous parlez avec un intellectuel Arabe, il vous cite Averroès, phi­lo­sophe Arabe du XIIe siècle!

C’est une manière d’esquiver la réalité et la modernité.”

Le deuxième mythe, corrélatif du premier: l’État d’Israël est une masse cancéreuse dans le corps de la nation arabe.

Une entité gangréneuse qui empêche son unification.

La destruc­tion de l’État d’Israël serait donc la condition préalable de la stratégie unitaire forgée par le panarabisme arabe.

D’après Albert Memmi, ces deux mythes de compensation et de revendication sont toujours très vivaces chez les peuples arabes car ils sont tactiquement entretenus pas des gouvernants autocrates et corrompus.

Dans Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, l’écrivain déplore que le conflit israélo-palestinien soit toujours “un mythe trop commode” pour les Arabes.

“L’État d’Israël n’est pas une entité coloniale, qu’il serait donc légitime de détruire, ce que tentent de faire accréditer les États arabes.

Hormis la domination des Palestiniens, ce qui est déjà inacceptable, Israël n’a aucune des caractéristiques d’un régime colonial, rappelle Albert Memmi dans cet essai.

Israël n’est pas un Royaume croisé, une excroissance religieuse de l’Europe, destiné tôt ou tard à être effacé de la carte, à la suite de la lassitude de la chrétienté.

Israël, comme la Palestine pour les Palestiniens, est un fait national, qui ré­pond à une condition difficile à vivre et à une aspiration collective, avec son imaginaire propre, qui le rattache, à tort ou à raison, à cette Terre.

C’est ainsi que l’ont compris les Nations Unies, qui ont décidé la constitution de deux États souverains.

Ne possédant pas de Métropole derrière lui, pour en venir à bout de l’État hébreu il faudrait le détruire.

Israël se dé­fen­drait alors le dos au mur, et sa destruction coûterait horriblement cher à tous les partenaires.

Son éventuel anéantissement mériterait-il un tel cataclysme?

Sans compter la honte indélébile dans l’Histoire des Arabes, à l’instar du génocide nazi dans l’Histoire des Allemands ou du génocide arménien dans l’Histoire turque.”

Albert Memmi a toujours milité avec beaucoup d’entrain pour l’instauration d’une paix équitable entre Israël et le monde arabe.

Lui arrive-t-il de désespérer quand il observe l’état des relations, très acrimonieuses, qui prévaut aujourd’hui entre Israël et les Palestiniens ?

“C’est vrai que je me suis donné beaucoup de mal depuis de nombreuses années pour l’instauration d’une paix véritable entre Israël et le monde arabe, dit-il.

Mais, je crains qu’aujourd’hui personne ne souhaite véritablement cette paix, pour des raisons qu’il serait trop long à décrire.

Cela ne nous empêche pas de continuer à rechercher cette paix.

Je précise que dans mon livre «Juifs et Arabes», paru en 1974 aux Éditions Gallimard, j’avais montré qu’il fallait agir non seulement sur la relation entre Israël et les Palestiniens, mais aussi sur l’ensemble du monde arabo-musulman et sa xénophobie.

De même, je demandais aux Sio­nistes, dont je fus et demeure, de faire un examen de conscience.”

L’intégrisme religieux horripile ce laïc invétéré.

Albert Memmi consi­dère-t-il toujours que “religion” et “modération” sont deux notions totalement antinomiques?

“Que vous dire sur l’intégrisme?

Il me paraît difficile en effet de concilier une philosophie absolutiste et basée sur des mythes, ce que sont toutes les religions, avec la notion de “modération”.

Que signifie la “mo­dé­ra­tion” dans ce cas?

Je l’ai assez écrit. La seule solution est évidemment l’instauration d’Institutions laïques.

Les laïcs, dont je suis, ne chercheront nullement à empêcher des croyants de vivre leur religion, mais ils ne veulent pas non plus que ces derniers leur exigent de se soumettre à celle-ci.”

CJNews Article original.com

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Ratfucker

Comme le dit très bien Albert Memmi, Israël ne dispose pas d’une métropole pour appuyer sa domination, mais constitue un état-nation. A l’inverse des Arabes palestiniens, qui représentent une puissance impériale d’1,4 milliard de Musulmans occupant une surface 800 fois plus étendue qu’Israël, et sont donc eux-mêmes auteurs d’une agression coloniale contre un peuple qu’ils ont dominé pendant 14 siècles et s’est libéré il y a 64 ans.