A man wearing a protective face mask walks at Trocadero square near the Eiffel Tower in Paris amid the coronavirus disease (COVID-19) outbreak in France, January 22, 2021. REUTERS/Gonzalo Fuentes

« Avant d’infliger une plaie, le Saint béni soit-il envoie le remède…»
Réflexions désabusées sur la pandémie

Il s’agit d’un dictum talmudique dont la traduction littérale serait, selon moi, la suivante : «le Saint béni soit-il commence par envoyer le médicament avant la maladie.»

Je me souviens aujourd’hui encore dans quelles circonstances mon regretté père (ZaL) avait cité cet adage talmudique si populaire. IL me l’avait même traduit en judéo-arabe où chaque terme hébraïque trouve sans coup férir son équivalent arabe, cette langue qui a servi pendant plus d’un millénaire dans les communautés et qui est encore usitée notamment lors du second séder de la fête de Pâque

Mon propos dans ce texte est de fouiller les présupposés et l’arrière-plan éthico-philosophiques de cette phrase talmudique. Le premier point est le rôle imparti au Créateur et à sa création. Nous faisons face à une divinité, amie de l’Homme et soucieuse de préserver sa vie dans tous les cas de figure. C’est aussi une divinité providentielle, qui accompagne l’être humain dans sa vie sur cette terre où il rencontre parfois des situations très dures, susceptibles même, de menacer son existence quotidienne, voire sa survie. Une divinité sui se veut protectrice mais qui n’a pas pu (ni voulu ?) empêcher l’immixtion du mal dans son œuvre de la Création. Toutefois, pour parler comme Leibniz, ce mal existant n’est pas d’intention première. Ce qui signifie qu’il ne résume pas à lui seul un élément de cette création mais est déclaré inséparable de notre monde, de notre nature humaine. Car une humanité qui serait immortelle, vaccinée contre tous les virus de la terre, déjà connus ou encire inconnus, ne serait pas à sa place à l’origine du dessein divin. La transcendance n’a pas voulu que le monde créé fût en tout point le double de la divinité. D’une perfection absolue.

Pourtant, l’humanité croyante et pensante se serait bien passée de cette effroyable épidémie qui s’abat sur nous depuis près de deux ans et continue de nous surprendre par ses imprévisibles mutations, déjouant ainsi tous nos moyens de nous défendre contre elle. Je ne suis pas en train de procéder à une lecture théologique de l’histoire ou simplement de cette pandémie. Non point, je crois fermement aux vaccins et à la parole médicale (même touffue, même contradictoire), car c’est bien la seule chose qui puis nous aider à passer ce cap si difficile.

Je me pose une question qui aurait presque une consonance hérétique : compte tenu des expériences désastreuses que nous visons depuis deux années , est-il encore permis de parler d’un monothéisme éthique, est-il permis de croire à ce principe de la bonté essentielle, d’intention première de la Création ? Est-il enfin, encore permis de croire au bien-fondé de ce dictum talmudique qui n’est pas l’apanage exclusif du judaïsme mais se retrouve tout autant chez nos frères chrétiens, héritiers eux aussi de la même tradition antique.

On en découvre les premières étincelles dans le récit biblique de la Genèse : de manière métaphorique le couple paradisiaque a un voisin imprévu et pourtant indissolublement lié à son futur destin : le serpent, origine du mal en tant que tel puisqu’il a sa place dans l’œuvre de la création. Mais le tout est d’éviter le déséquilibre, l’hubris qui permet à ce mal d’excéder les limites qui lui sont imparties et d’infecter par voie de conséquence le reste, les parties saines de la création.

Pourtant, le dictum talmudique conserve encore presque toute sa vigueur… aux yeux de ceux qui croient en l’intervention divine. Cette présence, cette intervention de Dieu dans l’Histoire a été aussi fortement proclamée que violemment repoussée. Pourtant, cela nous conduit à nous interroger sur la nature du mal en tant que principe constitutif de notre existence, au sens le plus large de ce terme.

Si le mal est inséparable de la création, alors le virus qui nous tourmente depuis deux années en est l’une des métamorphoses. Il faudrait alors l’accepter, et comme le préconisent certains spécialistes, accepter de vivre avec. Une telle attitude donnerait raison à ce dictum qui ne fait que souligner que l’action divine est toujours bien orientée, quand bien même nous ne le comprendrions point. L’humanité croyante adopte une attitude comparable à celle de Job, vers la fin de sa vie. La Providence n’est pas en cause car son essence est impénétrable. il y a une distinction à faire entre expliquer (ce qui outrepasse nos forces) et comprendre (ce qui est plus à notre portée). Je m’étonne, du reste, de l’absence presque totale dans toute cette affaire de tout argumentaire un peu théologique ou simplement religieux.

Contrairement à la mentalité étatsunienne qui parle de sa nation comme d’une one nation under God… la France brille par une réaffirmation parfois unilatérale de la laïcité. Je suis pour la séparation des églises et de l’État mais cela ne veut pas dire l’éloignement, voire l’exclusion de toute approche supra-rationnelle. L’homme constitue un tout, sa culture ne date pas d’hier, tout comme l’histoire de la France ne commence pas avec 1789…

Un philosophe allemand du XXe siècle, Franz Rosenzweig, a parlé du Nouveau Penser qui consiste en l’instillation d’une dose de théologie dans la pratique philosophique. Il faut explorer cette voie.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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