Pour la pérennité de Sion et de Jérusalem

Réflexions autour du jeûne du 9 av

Maurice-Ruben Hayoun le 26.07.2020

Cette phrase qui me sert de titre m’a été soufflée par un éminent collègue suisse qui a marqué de son bel enseignement les études juives de ce XXe siècle, si dur et si dramatique pour les juifs du continent européen.

Sion et Jérusalem, voiles deux noms qui marquent notre défaite dans l’Histoire mais aussi les symboles de notre renouveau. Il est rare que je m’implique à la place d’une recherche historique mais dans ce cas précis, c’est le souvenir que nous commémorons et qui a défini, deux millénaires durant, notre vie ou plutôt notre survie.

Comme la Torah écrite à laquelle elle sert de grand courant exégétique et explicatif, la tradition orale adopte depuis toujours une lecture théologique de l’Histoire. Même ceux qui croient la faire, l’écrire, la sculpter en faisant des guerres de conquête ou d’anéantissement, ne seraient, selon elle, que le docile instrument de la volonté divine.

C’est le fil d’Ariane qui traverse toute la littérature rabbinique, aussi appelée littérature talmudique : ces textes n’hésitent pas à nous décrire des scènes absolument invraisemblables où l’on voit des conquérants comme Nabuchodonosor ou Titus courir, désemparés, dans tous les sens, pour échapper à la punition divine suite à leur ravage du Temple sacré de Jérusalem. Et ils se plaignent d’avoir été utilisés, à leur insu, pour des ravages qu’ils paieront très cher. On croit rêver.

Pourtant, la tradition juive, en instituant ce jeûne du 9 av, censé rappeler aux générations futures la place incomparable du culte sacrificiel du Temple de Jérusalem dans la vie de ce peuple, a voulu une incarnation, elle n’a pas visé l’histoire événementielle, elle a opté pour la mémoire qui est de l’Histoire vécue dans la chair et le sang de ce peuple.

Certes, les détails fournis, tant par le rouleau des Lamentations (meguillat quinot) que par le midrash sur ce livre (Ekha rabbabti), veulent frapper l’imagination et brosser l’aspect gigantesque de ce qui est arrivé au peuple d’Israël ? Existe t il plus grand désastre national que le sac du Temple et le chute de Jérusalem ?

Non point, dans toute l’histoire de ce peuple. On nous parle de rivières de sang, de morts de la faim, qui sont encore plus atroces que les morts victimes du glaive. On nous parle des mères douces qui mangent leur propre progéniture, etc… C’est un paysage apocalyptique. Ce fut une catastrophe à l’échelle nationale, aucun membre de ce peuple ne fut épargné par l’ampleur de la débâcle.

Les disciples des sages l’ont bien compris et même s’ils ne le disent pas clairement, ils se demandent à quoi aurait ressemblé le judaïsme d’aujourd’hui, voire d’hier ou d’avant-hier, si le Temple n’avait pas été détruit en cette fatidique journée d’av, tout en sachant que cette date précise résulte d’une sorte de consensus rabbinique.

On ne pourra jamais répondre à cette question puisque l’on ne peut rien déduire d’une situation fictive ; on ne peut pas tirer des plans sur la comète. Ce qui s’est produit s’est produit avec toutes les conséquences que l’on sait. Impossible de revenir là-dessus.

Mais il y a un arrière-plan de toute cette affaire qui nous est relaté dans au moins deux sources talmudique dont le traité babylonien de Guittin. La deuxième source m’échappe présentement car je ne dispose pas de ma bibliothèque ici. Mais, à part quelques légères variations, ces deux sources convergent sur l’essentiel.

Il s’agit de l’initiative hautement audacieuse de rabbi Yohanan ben Zakkaï dont les disciples montèrent tout un stratagème pour lui faire franchir dans un cercueil les lignes des défenseurs de la ville, les zélotes.

On l’aura compris, le camp judéen était très divisé : les zélotes étaient pour la guerre totale, ne jamais se rendre, vendre chèrement leur peau, tuer les défaitistes ou tous ceux qui démoralisaient l’armée ; tandis que le clan des religieux était persuadé que le siège et la défaite à venir étaient une punition divine pour les incartades et les inconduites du peuple d’Israël. Rabbi Yohanan était à la tête de ce mouvement qui savait que l’affaire était pliée et que la bataille était perdue d’avance.

Etait-ce une haute trahison ou une bonne analyse de la situation, destinée à ne pas répandre plus de sang, inutilement. Partant, rabbi Yohanan décide de faire croire à sa mort ; ses disciples, mis dans la confidence, le portent dans un cercueil hors de la ville afin de l’enterrer.

Au barrage des zélotes qui surveillent les entrées et les orties, près de l’ennemi romain qui campe aux portes, certains sont sceptiques et proposent de donner quelques coups d’épée afin de s’assurer de la mort réelle de rabbin Yohanan.

Les disciples poussent alors des cris d’orfraie et implorent en ces termes : vous n’avez pas respecté la personne de ce grand maître de son vivant, respectez au moins sa dépouille mortelle, ne profanez pas un cadavre…

Les zélotes ne mettent pas leur idée à exécution et les disciples se dirigent vers le quartier général du général qui commande le corps expéditionnaire romain qui assiège la ville sainte.

Là encore, je ne sais pas si les choses se sont passées ainsi mais il semble que le sage trouva l’oreille du général et lui proposa le deal suivant : la ville de Jérusalem est perdue, son destin st scellé. La ville va tomber, et le sage demande qu’on lui accorde le droit de se réfugier dans l’étude et la spiritualité de la Tora dans une bourgade voisine fe Jérusalem, Yavné.

Les historiens s’affrontent sur l’interprétation à donner à cet acte : est ce de la haute trahison ou est ce au contraire une approche diplomatique assez fine, attendant un retour à meilleure fortune pour ensuite reconquérir ce qui avait été perdu ?

Je pense que rabbi Yohanan a voulu éviter à son peuple une extermination totale. Il avait besoin d’une trêve, mais pour l’obtenir il fallait l’arrêt des hostilités. Alors trahison ou défection tactique ? Démoralisation des défenseurs de la ville ? Condamnation des zélotes ? Mais la trêve a duré deux mille ans !!

Il fait bien mesurer ce à quoi rabbi Yohanan a dû renoncer : la petite Judée, occupée par une puissance romaine hégémonique, le pays des juifs sortait de l’Histoire, il n’était même plus une simple puissance régionale, il abandonnait la politique pour devenir une entité religieuse. Il n’avait plus de droits nationaux mais était réduit à l’état d’une simple communauté religieuse et non plus une communauté nationale. En hébreu on dit : Ysrael nikhhad m-gy (Israël n’était plus une nation.)

Alors capitulation ou sagesse, retenue dans l’attente de jours meilleurs ? Là encore, on ne se placera pas dans une situation fictive. Que se serait il passé sans ce deal entre rabbi Yohanan et le futur empereur de Rome ?

Je penche un peu des deux côtés. Les Romains auraient chèrement payé leur victoire mais ils auraient eu raison des défenseurs de la ville. Mais le peuple juif a mis presque deux millénaires pour sortir de la condition de réfugiés dans laquelle rabbi Yohanan l’a placé.

Mais aujourd’hui, et ce depuis plus de 70 ans, Israël peut se recueillir matériellement sur l’un des murs de ce Temple si aimé : quand vous pressez votre front contre ces pierres gigantesques, vous effacez, comme par magie, deux millénaires de misère, de persécutions et d’humiliations.

Un jeûne, acte de contrition, peut aussi avoir du bon. Le peuple d’Israël doit écrire les pages les plus glorieuses de son histoire. C’est le défi qu’il relève chaque jour que Dieu fait.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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