Sortie cette semaine d’un livre attendu [Critique d’une œuvre]  Les Juifs et notre éternité

L’existence du peuple juif est une énigme pour tous, y compris les Juifs eux-mêmes. L’une des caractéristiques étonnantes de ce peuple est sa pérennité, devant l’effondrement des différents empires qui se sont succédé au cours de l’histoire. Un livre passionnant écrit par Armand Laferrère et Moshe Sebbag1 apporte un précieux éclairage à cette question, dans une enquête qui s’appuie sur l’histoire, la Bible et le Talmud.

La première partie de cette exploration porte sur l’identité du peuple juif et son organisation interne. La définition même du peuple demeure éminemment problématique : les Juifs ne constituent pas un groupe ethnique, parce que la matrilinéarité et la conversion permettent d’intégrer des personnes issues d’autres peuples. Quant à la religion, elle n’impose aucune profession de foi susceptible d’opérer comme critère d’appartenance.
Si le peuple revêt une qualité “familiale”, il ne possède pas de hiérarchie interne, ni de représentation auprès du monde extérieur, comme d’autres ethnies à structure tribale. L’événement fondateur de cette “famille” est hétérogène aux liens de sang, se situant dans les Dix commandements sur le mont Sinaï, moment unique durant lequel le peuple entendit la voix de Dieu.
La transmission représente une valeur essentielle. Grâce à l’obligation d’enseigner aux enfants, l’illettrisme est pratiquement inconnu. Cette instruction a nourri une saine attitude de scepticisme, notamment à l’égard des idéologies prétendant apporter des réponses universelles aux problèmes de l’humanité.
Souvent des conflits internes aux groupes humains peuvent se révéler désastreux. Cependant, chez les Juifs, des exemples bibliques – Ishmaël, Judah – montrent comment il est possible de surmonter le sentiment d’injustice à l’origine de telles querelles.
La femme jouit d’un statut très équilibré, celui-ci n’étant ni égalitaire, ni oppressif. A la place de l’égalitarisme pur – qui, à l’époque moderne, assimile la femme au monde de la production commerciale –, le judaïsme confère à l’épouse la mission d’assurer la protection du foyer familial, le respect des rituels et des traditions. Ce fait n’a toutefois pas empêché certaines, à l’époque biblique – telle Esther – de jouer des rôles cruciaux. D’autres ont brillé par leurs capacités de persuasion, assurant ainsi la survie d’Israël à des moments critiques.
Le judaïsme favorise le caractère individuel. Contrairement au christianisme, la conformité des croyances n’est pas exigée, seulement le respect de certaines pratiques. En effet, la diversité dans les interprétations bibliques est cultivée ; le Talmud, par exemple, étant construit autour d’une série de débats entre interprètes opposés. Le degré de liberté accordé aux individus peut s’observer dans le traitement réservé aux esclaves dans l’Antiquité, et dans les conditions présidant aux divorces. Le respect de chacun est entretenu dans l’interdiction de la médisance et de l’humiliation publiques.
La deuxième partie du livre aborde l’organisation politique et sociale du peuple juif, examinant le rapport du peuple à la terre d’Israël. La singularité du peuple juif s’observe dans le fait que, depuis Abraham et depuis les Hébreux à la sortie d’Égypte, Israël est vu comme une destination, plutôt que comme un lieu d’origine. Le retour est considéré comme l’aboutissement naturel de l’histoire pour les Juifs, quelle que soit leur sensibilité politique.
Une nouvelle spécificité réside dans le caractère indissociable des dimensions religieuse et politique. On note qu’à l’exception de Kippour, les jeûnes sont liés aux événements historiques marquant l’histoire politique et religieuse.
Le retour en Terre d’Israël vise plus particulièrement à construire un ordre politique et social exemplaire, afin d’offrir un modèle aux autres nations. Ainsi, l’on a cherché, depuis toujours, à équilibrer les pouvoirs pour éviter leur concentration, par exemple, aux temps bibliques, entre les Lévites, les Cohanim, les rois, les juges et les prophètes. Quant au droit, la jurisprudence du Talmud atténue sérieusement la sévérité biblique. Au fond, le respect des lois doit reposer sur la conscience individuelle.
Le travail représente une valeur importante, en sorte que le développement de la terre d’Israël est aussi sacré que la construction du Temple. Il rencontre toutefois des limites dans le refus du travail forcé, et dans le Shabbat, qui rappelle que notre existence humaine se déroule toute entière dans le Shabbat divin, après que Dieu a achevé d’instituer les lois de l’univers.
Enfin, on note une attitude équilibrée à l’égard de l’argent, qui n’est pas considéré comme impur, de même que la pauvreté n’est pas vue comme une preuve de rectitude morale. Ce qui est important, sur ce plan, est la justice (tsedaka) : l’aide donnée aux pauvres et la volonté de dialectiser les conflits pour éviter les heurts destructeurs.
La troisième partie du livre étudie le sacré et l’éthique. La Bible fait l’objet d’interprétations multiples, qui sont favorisées dans les débats talmudiques, et où l’on apprend à ne se soumettre à aucun argument d’autorité, à considérer chaque fois un argument et son contraire.
L’histoire a apporté des changements à la religion des Hébreux : le Temple a été remplacé par les synagogues, les sacrifices par les prières. Une nouvelle spécificité est l’existence d’un troisième registre, au-delà de la simple opposition profane/sacré, représenté dans le Temple par le saint des saints, qui trouve un écho dans les livres d’où Dieu est absent : Esther et le Cantique des cantiques. On apprend ainsi que Dieu peut se dissimuler sous une réalité profane, comme quand les Juifs durent dissimuler leur identité à cause des persécutions.
Des correspondances entre sacré et profane assurent l’unité du monde. Si le peuple est une famille élargie, Israël apporte une bénédiction aux nations : l’attitude de celles-ci à l’égard des Juifs est reflétée dans leur propre destin, dans la mesure où la tolérance religieuse témoigne du respect pour la liberté en général.
Pour les Juifs, l’étude est un objectif en soi, au lieu d’être asservie à une fin préétablie. Elle entraîne à la pensée logique, et a permis aux Juifs de disposer d’un domaine de liberté à l’égard des sociétés dominantes.
Pour les Juifs, Dieu est le Créateur, non une divinité nationale ou ethnique et, contrairement à d’autres religions, le judaïsme n’a pas vocation de s’étendre à l’ensemble de l’humanité. L’aspiration fondamentale est d’améliorer sa propre qualité humaine.
Enfin, la pérennité du peuple juif est considérée comme une forme d’éternité : la survie, après la défaite et l’exil, est perçue comme une résurrection d’entre les morts. Disons que dans le titre de cet ouvrage, il ne s’agirait pas tant d’un peuple présenté comme “éternel” mais, bien plutôt, d’un peuple dont la pérennité s’appuie sur une conscience aiguë de la finitude humaine.
* * *
Si nous voulions dégager le principe structurant révélé par cette étude, nous pourrions dire que le livre d’Armand Laferrière et de Moshe Sebbag montre que la culture juive est fondée explicitement sur les lois de la parole. C’est ainsi que Jacques Lacan2 observe que les mots de Dieu à Moïse, « Je suis ce que je suis », ne font « qu’énoncer les lois du Je parle »3, comportant un abîme insondable situé au cœur de chacun, puisque « ce Je est toujours imprononçable en toute vérité »4. L’espace vide situé dans le Saint des Saints et le repos du Shabbat font signe de cette part inassimilable au sein des énoncés. Lacan développe cette réflexion en lien avec chacun des Dix commandements.
C’est des lois de la parole que découlent tous les nombreux effets notés dans ce livre : l’association de qualités contradictoires autour du terme Juif, qui désigne à la fois une religion et un peuple ou un Etat profane ; qui réunit l’unicité (du peuple) et la multiplicité (d’idées divergentes, ou la fragmentation frappant toute velléité de centraliser le pouvoir).
Précisons en outre ce qui structure cette parole, dans son caractère fondateur du peuple juif, et sa capacité à assurer la pérennité de ce dernier. Jean-Claude Milner évoque la notion de « quadriplicité », qui réunit l’un (masculin) et l’altérité inassimilable (féminin), d’une part, et la nécessité de perpétuellement relayer cette rencontre auprès des générations suivantes, grâce à la dyade parents/enfants5. Milner voit cette structure incarnée dans la notion du « nom juif ».
Cette structure permet la singularité habituant toute parole. Alors que saint Paul formula le vœu de ce que Milner nomme un « universel facile » – soudant tous ensemble, par l’abolition des différences (« il n’y a plus ni Juif ni Grec », Galates III, 28) –, la parole juive préserve la différence irréductible, réfractaire à toute assimilation.
Ce principe permet au peuple juif de devenir la « lumière des nations ». Si la parole est universelle, seule la culture juive est fondée sur la préservation et la perpétuation de cette différence : le Juif interroge sans cesse l’énigme de sa propre existence qui est tributaire de son statut d’être parlant.
Dans ce livre, écrit avec clarté et rigueur – et d’un rythme léger et fluide –, Armand Laferrère et Moshe Sebbag analysent et illustrent comment cette logique se réalise concrètement dans l’existence du peuple juif à travers les millénaires.
Notes :
1 Armand Laferrère et Moshe Sebbag, L’Éternité des Juifs, Paris, Odile Jacob, 2021.
2 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, « Le Champ freudien », 1973, p. 58.
3 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, « Champ freudien », 2006, p. 80.
4 Idem, p. 82.
5 Jean-Claude Milner, Les Penchants criminels de l’Europe démocratique, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 119.
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Par Llewellyn Brown
Metula News Agency

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