Plus fébriles que jamais, les principaux médias américains subissent difficilement les derniers sondages qui témoignent d’une remontée de Donald Trump. Et si, par leur incessante quête de « vérité », ils ne faisaient qu’alimenter la défiance des électeurs?

Les journalistes de CNN, du New York Times ou du Washington Post peinent à dissimuler une exaspération grandissante face à certains sondages qui, soixante jours avant l’élection du successeur de Barack Obama, indiquent la possible perte de vitesse d’Hillary Clinton face à Donald Trump. Un indice de cette fièvre médiatique est la pratique intensive du « fact checking », cette étrange technique par laquelle les rédactions prétendent prendre en considération tous les paramètres d’une déclaration de l’un ou l’autre des candidats, afin d’en déterminer le degré de véracité. Le but est de livrer au public un « verdict » afin de lui permettre de déterminer qui ment, qui prend des libertés avec la « vérité » et qui pratique le mensonge et à quel degré. Ainsi, ceux qui remplissent cet exercice estiment qu’ils maintiennent les lettres de noblesse de leur profession puisque, sans aucun doute, l’opinion se détermine en fonction du critère central de la vérité. Au point que CNN se demandait, vendredi matin : Sommes-nous entrés dans l’ère « post-vérité » ?

Cette question – et la posture dont elle relève – illustre un échec sur toute la ligne et les raisons en sont multiples. Les conséquences de cet échec peuvent peser lourd sur les résultats des élections du 8 novembre. Car enfin, si les signaux renvoyés par les électeurs à travers les sondages d’opinion consternent à ce point ces entreprises médiatiques que l’on qualifie, à juste titre, de « quatrième pouvoir », est-ce réellement qu’ils n’entendent pas la « vérité » ou ne l’estiment plus comme le facteur central de la décision citoyenne, où est-ce plutôt qu’ils discernent, dans l’information, les distinctions les plus subtiles opérées par ces mêmes médias et le biais qu’ils entretiennent dans cette campagne en faveur de l’un des deux candidats ?

John Fitzgerald-Kennedy et Richard Nixon, automne 1960 (Photo archives CNN)

Le prix de l’Infotainment

Lorsque les historiens se penchent sur le tournant majeur qu’a constitué l’élection de John Fitzgerald-Kennedy à la présidence des Etats-Unis, en novembre 1960, ils soulignent immanquablement l’apparition de la télévision comme instrument central du marketing politique. Kennedy remporta cette élection par une très courte victoire – cent mille voix d’avance sur 68 millions de votants, soit 0,17 pour cent d’avance, et Nixon remportant 26 états contre 22 pour Kennedy – et au terme d’une série de débats émaillés d’effets purement télévisuels qui ont notablement desservis Nixon. Kennedy, fils d’un mogol d’Hollywood au passé isolationniste et antisémite, as de la corruption politique, avait mis au service de son fils sa fortune et le monde du spectacle et de la publicité pour lui permettre de mener une campagne rapide, fondée sur une image soigneusement fabriquée et des « coups » déstabilisants pour son adversaire. Ce fut le succès que l’on sait, même d’une courte tête.

Cinquante-six ans plus tard, le monde des médias est devenu, pour l’essentiel, un univers de l’infotainment, aux mains des industries les plus diverses, où le star-système a depuis longtemps pris le pas sur le sérieux de l’éducation – les écoles de journalisme sont des temples de l’auto-contemplation et de l’auto-persuasion, et le népotisme est une pratique plus que répandue au sein de la médiacratie. Pour ne citer qu’un exemple, l’un des fers de lance de l’anti-Trumpisme sur CNN est Chris Cuomo, le fils de l’ancien gouverneur démocrate de l’état de New York Mario Cuomo et le fils de l’actuel gouverneur du même état, Andrew Cuomo. Chaque matin, Chris Cuomo dresse la longue liste des manquements moraux de Donald Trump et confronte ses invités à son exigence de « vérité. » Anderson Cooper, quant à lui, autre star de CNN, a été choisi comme l’un des trois modérateurs des débats qui vont opposer les deux principaux candidats à l’élection présidentielle. Connu pour son homosexualité, Anderson Cooper se met volontiers en scène, lorsqu’il a par exemple réalisé, en mai dernier, une conversation le montrant avec sa propre mère, la milliardaire Gloria Vanderbilt, véritable légende new yorkaise.

Jeff Bezos, patron d’Amazon et du Washington Post (à droite) en compagnie du Secrétaire à la Défense Ash Carter (à gauche), le 5 mai 2016 au Pentagone. (Photo: DoD, Senior Master Sgt. Adrian Cadiz)

Du côté des intérêts intriqués de la médiacratie américaine, le Washington Post, l’un des deux navires amiraux de la presse écrite américaine, avec le New York Times, est la propriété du patron d’Amazon, Jeff Bezos, depuis 2013, milliardaire notoirement connu pour sa culture managériale décrite comme l’une des pires au monde par les syndicalistes américains mais surtout, membre du club des géants américains d’Internet, tous sans exception engagés du côté démocrate. Le New York Times, quant à lui, s’il est toujours détenu en majorité par la famille Ochs-Sulzberger, a fait du milliardaire mexicain Carlos Slim son plus puissant tiers actionnaire, en 2015, à hauteur de 16,8 pour cent (340 millions de dollars), Slim, fort remonté contre Donald Trump pour ses déclarations contre ses concitoyens.

Or, avec les principales agences de presse qui produisent un nombre impressionnant de dépêches opiniatres qui alimentent le reste des médias, ces figures de proue de l’information, qui s’en sont pris dès le début de la campagne au personnage de Donald Trump, n’ont, dans le même temps, cessé de sous-informer sur le programme des Républicains qu’il représente, faisant fi de l’exploration et de l’explication – pourtant essentielles – de ce qu’une majorité républicaine au Congrès signifierait pour l’Amérique et le monde au cours des quatre ou huit années qui viennent. Dans ce monde où les « stars » pullulent, tous ressemble à un spectacle. L’ultra-personnalisation de la campagne électorale est un pur produit de la sphère médiatique, qui ne cesse pourtant de la dénoncer. Face à ce phénomène de grande ampleur, les électeurs sont tout à fait en droit de percevoir une pression ahurissante et d’imposer leur dernier mot.

Obsessions et Propagande

Mais la question ne se limite pas à la manière dont ces médias alimentent un rejet qui pourrait se traduire, dans les urnes, par un score surprenant pour Donald Trump. Elle touche également au décalage irréconciliable entre une vision élitiste du monde, qui implique une fausse démonstration de la promiximité avec le « peuple » à travers l’usage frénétique des réseaux sociaux et de l’interactivité, et un exemple pertinent de cette manipulation réside dans la dénonciation permanente des positions de Donald Trump vis-à-vis de la Russie de Vladimir Putin. Ces médias ne cessent, en effet, de marcher dans les pas d’Hillary Clinton, laquelle martèle son « effroi » devant les acquaintances avérées ou supposées du candidat républicain avec le chef du Kremlin. Ce faisant, une longue tradition anticommuniste, qui confine à la paranoïa, est ainsi relayée à grande échelle sous la forme d’une propagande qui remonte aux années 50 contre l’ennemi suprême, relancée de plus belle, depuis huit ans, par Barack Obama, et qui récuse par avance toute realpolitik ou redéfinition de la position américaine vis-à-vis de Moscou, sans que l’on comprenne bien les ressorts de cette position.

Or, l’opinion américaine est bien moins sensible aux arguments anti-russes qu’elle ne l’était il y a encore dix ans. Une bonne partie de cette opinion connaît une mutation profonde, même si elle demeure encore largement influencée par l’élitisme de la pensée médiatique. Ainsi, lorsque l’on questionne les Américains sur la nécessité de réorienter la politique des Etats-Unis contre DAESH, en Syrie ou envers Israël, leurs manières de se positionner donnent majoritairement tort à toutes les options prises durant la présidence Obama et de ce fait, du temps où Hillary Clinton était sa Secrétaire d’Etat. En revanche, interrogés sur le bilan du même Barack Obama, leur vision majoritairement favorable demeure. Interrogés sur la surveillance généralisée des Américains, la guerre des drones, les traités commerciaux moteurs de la globalisation, ils émettent les plus sérieuses réserves. Mais questionnés sur le rôle du président Obama, ces prudences disparaissent.

La « limite » Clinton

Toutefois, l’accumulation des zones d’ombres au sujet d’Hillary Clinton contraint l’entreprise médiatique à traiter de sujets qu’elle répugne à aborder, et ce d’autant plus que la semaine avait démarré sur un sondage de CNN donnant deux points d’avances à Donald Trump sur cette dernière. Si les Américains semblent s’être habitués aux outrecuidances de Trump, dont la remontée dans les sondages trahit peut être les réalités du terrain mais n’en révèle pas moins une certaine amélioration de son image, ils redeviennent très circonspects quant à la personnalité d’Hillary Clinton qui se démarque par une constante : l’opacité. Pris séparément, les questions de Benghazi, des emails ou de la Fondation Clinton ne suffiraient peut-être pas à enrayer le pronostic favorable pour la candidate, le 8 novembre. Mais ces dossiers viennent s’ajouter à la longue liste qui émaille le parcours des époux Clinton dans la vie publique depuis quarante ans, et se ressemblent tous. Plus on les sonde, plus on rencontre ces mélanges d’obstruction judiciaire, de non-dits, de refus de témoigner ou de livrer des pièces, d’oublis, de vagues dénégations et également, d’un optimisme à toute épreuve qui finit par laisser penser que la puissance des Clinton s’exprime justement dans le fait qu’ils échappent à tout. Dans ce contexte, l’obsession médiatique de la « vérité » sort quelque peu affaibli.

Hillary Clinton n’est transparente sur presque rien mais elle apparaît certaine de son invulnérabilité. Elle ne confesse que très rarement et rapidement une faiblesse mais nulle erreur, réagissant à l’occasion avec une certaine agressivité à ceux qui la questionnent, comme s’il s’agissait d’un crime de lèse-majesté. Elle exploite le thème de l’irresponsabilité et du manque total de qualification de Donald Trump, suivie ainsi, comme ce Jeudi soir, par le Washington Post qui estime: « Il n’est pas certain que Donald Trump comprenne la relation entre le Président et l’Armée », abondant sans grande nuance dans le sens d’Hillary Clinton pour laquelle les options défendues sous la présidence d’Obama sont les seules qui vaillent, y compris aux yeux du Pentagone, ce qui est une contre-vérité frappante.

La tentation du vote anti-médias

Même si le programme d’Hillary Clinton sur le plan intérieur est un catalogue de promesses démagogiques qui ne devraient avoir que peu d’effets, sinon cosmétiques, sur les principaux problèmes qui divisent le pays, il n’est certainement pas souhaitable, pour les Américains, que la plateforme républicaine, historiquement rétrograde, bénéficie d’une puissante majorité ou d’un président qui lui facilite la tâche. En revanche, les options personnelles de Donald Trump en matière de politique étrangère ne manquent ni d’audace, ni d’un esprit certain de rééquilibrage et de rupture avec le tropisme forcené d’Obama vers l’Asie et l’Afrique au détriment des évidences que ses nombreux échecs soulignent au Maghreb, dans le Moyen-Orient, en Turquie, en Israël, chez les Palestiniens, et bien sûr, en Russie.

Certes, les grands médias américain répugnent à voir les Etats-Unis parler d’une voix si peu diplomatique que celle de Trump: ils tiennent les apparences en haute estime, comme dans la vieille société protestante, et n’aiment guère se regarder dans le miroir de la masse populaire dont ils se sentent à la fois si éloignés et si désespérés de la faire évoluer.

Mais à pousser au bout la logique d’une démarche qui consiste à se ranger du côté de la « vérité » et à jeter l’opprobre sur ceux qui ne l’adoptent pas comme le critère définitif, en affichant leur incapacité d’entendre ce que les électeurs républicains disent à travers leur vote massif pour Trump, en perpétuant la légende d’Obama et en refusant d’exposer Hillary Clinton à ses contradictions de peur qu’il ne lui en coûte l’élection, ces médias sont peut-être en train, précisément, de favoriser l’hypothèse d’une victoire de Donald Trump à la présidentielle.

Impossible? Les données du terrain le disent. La raison le dit. Mais quelque chose inquiète. Si cela arrivait, si Donald Trump succédait à Barack Obama, ils ne pourraient s’en prendre qu’à eux-mêmes, car au final, ce serait la démonstration éclatante que c’est eux, en réalité, que le « peuple » rejette, et non pas la politique, dont ils ont fait leur jouet.

Stéphane Trano est journaliste politique et écrivain.

Marianne

Spécialiste des Etats-Unis où il réside depuis 2006, il a tenu pour “Marianne”, en 2012, un blog quotidien depuis Chicago sur la politique et la société américaines durant la présidentielle qui a vu la réélection d’Obama.

Après avoir publié sa dernière biographie consacrée à Kennedy fin 2013*, il revient dans nos colonnes, depuis New York, pour nous livrer sa vision décalée d’une Amérique souvent méconnue, tandis que le chrono est lancé pour la prochaine présidentielle.

Stéphane Trano est membre de la principale organisation professionnelle des journalistes aux Etats-Unis (Society of professional journalists, Indianapolis), de la Missouri school of journalism (Columbia) et de la Fédération internationale des journalistes (Bruxelles).

* “Kennedy ou l’invention du mensonge” (L’Archipel, novembre 2013)

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