Vol d’étourneaux dans le ciel du Neguev ( par Eliyahu Hershkowitz Décembre 2018)

Le Gaon de Vilna, dans son commentaire sur la Torah (Adéret Eliahou; Béréchit, 1, 14) écrit que les dix jours – qui séparent Rosh ha-Shana et Kippour – si particuliers, si intenses au niveau spirituel, sont les jours-clé qui vont façonner tous les autres jours de l’année.

 

Nous savons que le calendrier juif est fondé et sur la lune, et sur le soleil.

Les mois sont lunaires, l’année est solaire. Or l’année lunaire comporte 355 jours, et l’année solaire 365 jours.

Il y a une différence de 10 jours. Ainsi, au bout de trois ans, il y aura un décalage d’un mois entre les deux calendriers.

C’est pour cela que les Sages d’Israël ont décrété qu’il fallait ajouter tous les trois ans un mois, le mois de Adar Bet, pour qu’il y ait compatibilité entre les saisons et les fêtes, notamment celle de Pessah, qui doit toujours tomber au printemps, d’après la Torah.

Mais il faut y voir un profond enseignement, nous dit le Gaon de Vilna: le temps est aussi une œuvre créée par D.ieu, tout comme le monde et l’homme.

En fait, ces trois dimensions- le monde, le temps et l’homme : olam (monde), chana (temps), néfech (âme vitale)- ce sont les trois fondements de toute chose existante, nous dit le Séfer Hayétsira.

Le monde représente la dimension spatiale, l’année la dimension temporelle, et l’âme la dimension humaine de tout existant.

Le monde et l’homme furent créés à Rosh Hashana. C’est ce que nous commémorons ce jour : l’anniversaire de la création.

Puis, à la suite de la faute d’Adam, le monde a connu une grave dégradation, entraînant les punitions que l’on connaît, entre autres la mort. Au moment du Don de la Torah, les hommes se sont hissés au stade d’Adam avant la faute.

Mais la faute du veau d’or les a remis dans l’état postérieur à la faute. Il faudra ensuite attendre jusqu’à Kippour pour que cette faute leur soit pardonnée, et qu’ils puissent recevoir les secondes Tables de la Loi.

Rosh Hashana et Kippour représentent donc les deux dimensions du monde et de l’homme, à leur état premier puis « corrigé » (avec Kippour). Les dix jours qui séparent ces deux fêtes représentent la dimension du temps. Le temps en gestation.

 Cette gestation est le fondement de tout ce que sera le temps pendant toute l’année qui s’annonce. Et ce temps est articulé autour de la différence entre les deux calendriers, solaire et lunaire. 

Le mois que nous rajoutons tous les trois ans vient créer, façonner le temps lui-même comme œuvre de D.ieu. 

C’est pour cela que l’année embolismique est appelée l’année « enceinte », qui porte en elle l’embryon qui donnera le temps. Celui-ci est une création de D.ieu, comme le monde et l’homme, et c’est pendant ces dix jours de téchouva que nous façonnons véritablement tout ce que sera l’année à venir.

Le Gaon de Vilna nous a livré la clé : ces dix jours permettent la congruence entre le calendrier solaire et lunaire.

Cette congruence a une signification métaphysique qui dépasse de beaucoup le simple problème du calendrier. En effet, deux visions du monde se cachent derrière les années solaires et lunaires.

Le soleil est le vecteur agissant dans la nature, le principe «masculin » (c’est-à-dire celui qui donne), pour permettre à la végétation et à l’homme de vivre, que ce soit par la photosynthèse ou par la chaleur régnant sur la terre.

La lune, elle, représente le facteur « féminin » de la création, c’est-à-dire qui reçoit : en effet, elle n’éclaire pas de sa propre lumière, mais uniquement de celle du soleil. Elle n’est rien par elle-même, puisque c’est le soleil qui y reflète sa lumière, mais elle n’en est pas moins aussi indispensable, car sans elle le cycle des saisons, des marées et autres phénomènes cycliques n’auraient pas pu exister.

Ces deux dimensions- l’active, le soleil et la passive, la lune

Celles-ci doivent coexister pour que le monde fonctionne. Si celui-ci ne connaissait que le premier principe, celui de l’action, l’homme se croirait maître de son destin, de ses choix, pire encore : il se prendrait pour le créateur de tout ce qui existe.

Ce mode d’existence est celui du monde occidental: l’homme européen se veut maître de son destin, car grâce à la science et à la technologie, il pense avoir tout créé, tout fait de ses propres mains[1] .

Ce n’est donc pas un hasard si le calendrier grégorien choisi par Rome, le prototype du monde occidental gréco-chrétien, s’appuie uniquement sur le soleil.

Et ce n’est pas un hasard non plus si ce même monde a comme fondement la dichotomie, la dialectique, l’opposition systématique entre deux concepts, que ce soit le corps et l’âme, le citoyen et l’étranger, moi et l’autre.

Le monde occidental ne peut se vivre que sur la base d’une opposition dialectique, car l’homme occidental se pense le créateur et le maître de toute chose, il ne peut donc exister fondamentalement autre chose que lui.

C’est pour cela que toute la philosophie est fondée sur la recherche du même, et que le savoir se vit comme une préhension, comme un objet à posséder et à maîtriser.

L’altérité fondamentale est un concept étranger à l’occident, comme l’a si bien démontré Lévinas. Alors, comment ce monde pourrait-il embrasser l’idée de D.ieu, puisqu’Il est l’Autre par excellence[2] ?

A moins que l’autre ne soit pas fondamentalement autre, mais un alter ego, un autre moi-même. C’est pour cela que l’Europe a fait de D.ieu une religion, c’est-à-dire un moyen de relier les personnes entre elles, comme l’indique l’étymologie même du mot (religion : relier).

Le concept de D.ieu s’est limité à la sphère individuelle et communautaire, et s’est retiré de l’organisation de la cite, dirigée maintenant par César.

C’est le coup de Paul, fondateur des religions, qui sépare le royaume des cieux du royaume d’en bas, du politique, de César.

La lune, elle, ne fait que recevoir. Elle est entièrement passive. Cette attitude est liée à une profonde croyance, celle que toute chose, tout existant, ne s’origine pas en lui-même, mais en un D.ieu unique, créateur de tout et prodiguant Sa Providence sur chaque événement du monde.

Le calendrier juif, lui, conjugue les deux temps, celui du soleil et la lune.

Les mois sont lunaires, l’année est solaire. Ceci vient signifier qu’Israël est véritablement Israël lorsqu’il agit dans le monde mais sur les ordres de son Maître.

Israël est comparé à la lune qui sait se faire petit devant son Maître, mais qui aspire aussi à une interaction avec le soleil.

Dans le traité Houlin p. 60b, un apologue du Talmud rapporte que D.ieu Lui-même, après avoir diminué la taille de la lune pour qu’elle ne soit pas identique au soleil, demande à apporter un sacrifice !

Cette étrange histoire contient un profond enseignement : il ne peut pas y avoir identité entre deux êtres créés, que ce soit les astres ou les personnes humaines.

Si D.ieu créé deux astres, c’est que chacun d’entre eux a une fonction différente de l’autre et ne peut donc prétendre à la même valeur. Le Talmud l’exprime dans sa langue : « Il ne peut y avoir deux rois pour une seule couronne ».

D.ieu se voit donc « obligé » de réduire la taille de la lune, pour qu’il y ait une différence entre l’identité des deux luminaires.

Mais la lune n’accepte pas le décret divin. Pourquoi devrait-elle, elle, être diminuée, et non le soleil ? A cela, D.ieu répond que le peuple d’Israël, et nombre de ses savants, seront identifiés à elle, et non au soleil, et que par elle, l’histoire d’Israël sera scandée[3].

Mais cela ne console pas entièrement la lune. Alors, D.ieu demande qu’on apporte un sacrifice en Son nom: ce sera le sacrifice de la néoménie, de Rosh –Hodesh.

Et pour expier quoi ? Le fait qu’il y a nécessité ontologique, à partir du moment où il y a création, d’un hiatus fondamental entre le Créateur et les créatures, celles-ci ne pouvant pas être identiques au Créateur[4].

Et à l’intérieur du monde des créatures, il existe également une hiérarchie, qui vient signifier une différence de fonction et de responsabilité.

Ainsi, la lune sera le petit des astres et Israël le petit des nations, représentant l’altérité fondamentale.

Nous voyons donc que la lune est certes celle qui reçoit, mais pas dans une totale passivité.

La lune revendique le même titre que le soleil, mais D.ieu se trouve dans « l’impossibilité » de répondre à sa demande, a priori justifiée.

Cette tension positive entre d’un côté «l’équilibre de dignité » des deux luminaires créés au quatrième jour de la Genèse, et de l’autre la nécessité d’un décalage d’identité entre les deux astres, représente la fonction d’Israël dans l’histoire de l’humanité.

Le judaïsme tentera, tout au long de sa longue et difficile histoire, de vivre cette tension entre le respect et l’humilité dus à son Créateur, et la nécessaire action qu’on doit entreprendre pour faire avancer l’histoire.

Lorsque nous arrivons à équilibrer ces deux forces contraires, le temps profane devient un temps saint, celui des dix jours séparant Rosh-Hashana de Kippour, et toute la création s’en trouve sanctifiée.

[1] Nous ne sommes évidemment pas contre la science et la technologie. Celles-ci ont permis à l’humanité de progresser dans tous les domaines, et de mieux dominer son environnement. Mais il nous semble qu’il ne faut pas voir dans la science l’aboutissement de l’humain. L’homme ne peut se résumer à ses réussites technologiques, aussi brillantes soient-elles, et il ne peut pas non plus ramener le monde à une série de réactions physico-chimiques dont il pourrait écrire l’immense équation. Nous pensons que l’humain a une dimension au-delà de la simple matérialité, qui lui permet de penser des concepts fort complexes, et de les exprimer. Cette dimension-là ne se laissera jamais enfermer dans une quelconque formule, aussi compliquée soit-elle. C’est l’étincelle de divin qui est en nous, et qui doit nous rappeler constamment que nous sommes des êtres créés par D.ieu.
[2] Voir les écrits d’Emmanuel Levinas notamment « Ethique comme Philosophie première», éditions Rivages poche p 69 « Dans le savoir, s’annonce aussi la notion d’une activité intellectuelle ou d’une volonté raisonnable – un certain faire qui précisément consiste à penser en connaissant, à faire sienne, à saisir, à réduire à la présence, à représenter la différence de l’être, activité qui s’approprie et comprend l’altérité du connu. »
[3] C’est en effet par la lune que l’on fixe les dates de toutes les fêtes du calendrier juif.
[4] Voir les écrits du Maharal, notamment le début de Ner Mitzva.© M.C. Lʼessence de la Torah I, revu et corrigé
Source « Gestation du temps, Chabbat Chouvah » de Mordekhai Chriqui

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Élie de Paris

Petit grain de lune…
La science est presque unanime à dire aujourd’hui que sans la Lune, à cette distance, de cette taille, de cette masse, à cette orbite, non rotative sur elle-même, la planète Terre, avec cette vie qu’elle renferme n’aurait pu exister, n’aurait pas eu d’océans, d’atmosphère, de marées et serait une planète rocheuse « morte »…
La Lune est donc le facteur existentiel, nécessaire et suffisant pour que la Vie puisse apparaître et se maintenir ici-bas.
On comprend donc la corrélation que nous révèlent les Sages d’Ysraël, entre la Lune et le Peuple Juif.
Et s’il n’y avait eu de Peuple Juif, avec Avraham pour père fondateur, l’Éternel aurait fait retourner l’Oeuvre des 7 Premiers Jours au Néant.
Comme un écrivain aurait chiffonné en boulette de papier les premières lignes de son roman.
Toutes proportions gardées.
Ainsi fallait-il qu’IL les forçat, disent les Sages, à accepter la Torah, sous la pression d’une montagne, prête à les écraser, ne serait-ce que pour honorer la parole qu’IL avait donnée à Avraham, lors de l’Alliance « entre les morceaux » qu’Avraham avait séparés lors du sacrifice nocturne, le seul offert dans les ténèbres, pour les dissiper, comme les Juifs seront sacrifiés 38 siècles plus tard, dans la si longue nuit de l’Exil…
Ainsi, qu’ils sachent, nos ennemis, et ceux qui nous haïssent, que nos sorts sont liés.
La Bénédiction n’est dispensée Que que par la présence juive.
Et sans eux, point de salut.