LA BOÎTE DE PANDORE TUNISIENNE
Bonjour
Vous pouvez retrouver ma chronique hebdomadaire sur le site Atlantico avec le lien :
Des événements qui ont marqué le dernier été, il y a certes eu la débâcle afghane, mais il y a eu aussi le coup d’État en Tunisie, peu relevé par les médias.
En invoquant l’article 80 de la Constitution, le Président Kaïs SAÏED a, le 25 juillet dernier, démis le Premier ministre, avec qui il était en conflit depuis plusieurs mois. En contrevenant à ce même article, il a également suspendu l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) qu’il ne peut dissoudre ainsi que l’immunité parlementaire de ses membres ; en effet, l’article 80 dispose que l’ARP est « en état de réunion permanente ». Sans aucun respect des règles procédurales, il s’est arrogé les pleins pouvoirs au prétexte d’un « danger imminent ».
Le texte stipule : « En cas de péril imminent menaçant l’intégrité nationale, la sécurité ou l’indépendance du pays et entravant le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, le président de la République peut prendre les mesures qu’impose l’état d’exception, après consultation du chef du gouvernement, du président de l’Assemblée des représentants du peuple et après en avoir informé le président de la Cour constitutionnelle. Il annonce ces mesures dans un message au peuple… Durant cette période, l’Assemblée des représentants du peuple est considérée en état de session permanente… »
En cherchant bien, il est possible de trouver :
- Une catastrophique situation économique. Depuis le départ le 14 janvier 2011 de Ben ALI, la situation n’a cessé de se détériorer avec :
- Un PIB de près de 30 Md$ contre un peu moins de 44 en 2010,
- Un PIB par habitant en baisse de 4 140 $ en 2010 à 3 040 $ en 2021,
- Une inflation annuelle qui, sur la décennie, est passée d’une tendance autour de 4 % à 5-6 %.
- Un taux de chômage officiellement au-dessus de 17,8 %, mais un taux d’emploi (nombre de personnes qui ont un emploi rapporté à la population des 15-65 ans), estimé par les instances internationales à près de 40 %.
- Une dette publique à plus de 100 % du PIB contre 39 % en 2010.
- Un déficit constant des comptes extérieurs entraînant un triplement de la dette extérieure à plus de 35 Md€ en 2020,
- Un taux de change à 3,30 dinar tunisien (TND) pour un euro aujourd’hui contre 1,92 TND à fin 2010.
Une lente dégringolade qui caractérise l’appauvrissement collectif. Le sous-investissement tant public que privé, les interminables grèves, la fuite des capitaux, la contrebande, le développement des exportations illégales, la diffusion de la corruption à tous les échelons de la société, le développement du secteur informel, les attentats terroristes …, ce sont les maux qui rongent la Tunisie.
- Une alarmante crise sanitaire. Avec une moyenne de 150 morts par jour et un système sanitaire complètement dépassé, la Tunisie est un des pays d’Afrique les plus touchés par la pandémie ; la baisse du PIB de 9,1 % sur 2021, selon le FMI, ne va pas améliorer les choses et va accentuer les nombreuses fractures qui fragilisent la société tunisienne. La crise sanitaire a fait passer le taux de pauvreté de 15 à 25 % d’une population de plus de 12 millions d’habitants.
- Une préoccupante sécheresse. Mi-août, la température à Tunis a atteint un record, 48°, dépassant le précèdent de 1982, 46,8°. Au-delà des effets négatifs sur l’agriculture, un récent rapport de la Banque mondiale a présenté les effets du changement climatique sur les pays du Maghreb. Sur une population qui passerait de 195 millions d’habitants à 230 en 2050, 4,5 à 13 millions de personnes quitteraient les campagnes et viendraient accentuer la pression sur les systèmes urbains, sans oublier que ce seraient des candidats potentiels à l’émigration.
Quels que soient les drames occasionnés par ces difficultés, rien ne justifiait « le coup d’État constitutionnel » réalisé par le Président avec la complicité et l’aide de l’armée. Il n’y avait aucune atteinte à l’ordre public, aucun risque pour la sécurité de l’État. De « quel danger imminent » le pays devait-il être protégé comme l’a prétendu Kaïs SAÏED ? De même, il a outrepassé les dispositions de l’article 80 en empêchant l’ARP de travailler en continu.
Étrange situation réalisée par un spécialiste de droit constitutionnel qui s’est fait connaître du grand public par ses commentaires sur la Constitution ! Avec « le coup d’État médical » orchestré par Ben ALI le 7 novembre 1987 conduisant à la destitution de Habib BOURGUIBA, la Tunisie fait preuve d’innovation politique.
Le recours à l’article 80 devait être limité à 30 jours. Deux mois plus tard, le Président a nommé un nouveau Premier ministre qui n’a pas été investi par le Parlement toujours en congés. Au fil des jours, s’est installé « une dictature constitutionnelle ». Le Président a engagé une chasse à la corruption, justifiant des restrictions aux libertés publiques ; sans aucune base juridique, les chefs d’entreprise et les fonctionnaires ne peuvent quitter le pays. La lutte contre la corruption est progressivement en train de se transformer en chasse aux sorcières et finira par entraîner des purges, dans l’Administration.
Il est loin l’espoir soulevé il y a onze ans, le 14 janvier 2011 avec la fuite de Zine El-Abdine Ben ALI.
Kaïs SAÏED est un personnage clivant. Il est favorable à la peine de mort, il n’hésite pas à fustiger l’homosexualité et à préconiser la remise en cause de l’égalité successorale entre frères et sœurs… Son opposition radicale à Israël le conduit à faire des déclarations à connotation antisémite alors que des membres de la petite communauté ont subi des agressions physiques. Il devrait réécouter le discours prononcé par le Combattant suprême à Jéricho le 12 février 1965 ; il avait osé déclarer : « …la politique du « tout ou rien » …nous a menés en Palestine à la défaite et nous a réduits à la triste situation où nous nous débattons aujourd’hui…Il faut que, de la nation arabe, montent des voix pour parler franchement aux peuples… »
Kaïs SAÏED risque de s’enfermer dans un système de plus en plus répressif, peu propice à l’instauration d’un climat de confiance indispensable pour le développement économique et l’attraction des touristes et investisseurs étrangers. Il devrait mettre à profit l’état de grâce accordé par le Peuple tunisien content de sortir de l’impasse dans laquelle Ennahdha et les frères musulmans ont mis le pays pour :
- Faire élire une Constituante,
- Faire voter une nouvelle Constitution remettant en place un régime présidentiel comme il le souhaite
- Créer un nouveau parti
- Organiser des élections législatives qui lui donnerait la majorité lui permettant de remettre le pays sur les rails…
- Renouer avec la démarche économico-sociétal du Président Habib BOURGUIBA.
La Tunisie est un pays avec des ressources naturelles modestes : certaines cultures comme l’olivier, la vigne ou l’alpha, l’exploitation des phosphates, du pétrole en quantités limitées par rapport aux potentialités des voisins… Rien de caractéristique ! Partant de ce constat, le président Habib BOURGUIBA avait consacré toutes les capacités d’investissement du pays sur le capital humain, sur les infrastructures d’éducation et de santé, refusant les dépenses militaires et somptuaires.
Parallèlement, le Combattant suprême avait mis fin en 1970 à l’expérience de socialisation accélérée sous la férule d’Ahmed Ben Salah, ; il avait alors choisi M. Hédi NOUIRA qui en dix ans a acclimaté le pays à l’économie de marché et l’a ouvert au commerce mondial. La Tunisie a ainsi connu ses « quarante glorieuses ». Ce modèle économique a entrainé une amélioration constante du niveau de vie, et la constitution d’une classe moyenne confortée par la libération de la femme et un début de sécularisation de la société.
Cette société civile a constitué le fer de lance de la révolution de 2010-2011, et devrait être le rempart contre tous les extrémismes. Kaïs SAÏED doit retrouver le chemin du développement économique pour conforter cette classe moyenne indispensable au fonctionnement de toute démocratie.
Ayant écarté du pouvoir les frères musulmans d’Ennahdha, son coup d’État n’est pas trop critiqué à l’étranger, à l’exception de la Turquie d’ERDOGAN. L’Occident n’ose reconnaître que cette situation tunisienne, tout comme la déroute des islamistes marocains aux dernières élections, le rassure. Néanmoins, il est peu probable qu’il se taise longtemps si était mis en place un régime policier autoritaire.
À défaut, il risque d’ouvrir la voie à un vrai coup d’État militaire, seule alternative pour sortir le pays de la crise.
Dov ZERAH N° 264 : La boite de Pandore tunisienne