Vient de paraître un ensemble de textes écrits par 34 auteurs qui évoquent leur enfance juive méditerranéenne, au Maghreb ou au Moyen-Orient, et rassemblés par Leïla Sebbar qui souligne :

« Ces récits d’enfance disent la fin d’un monde, d’une Histoire, d’une société cosmopolite, ils disent le pressentiment d’un exil définitif… »

 » Une enfance juive en Méditerranée musulmane », tel est son titre.La plongée dans l’enfance, exercice auquel se livrent ces auteurs avec une certaine jubilation, beaucoup d’émotion aussi, ressuscite un souvenir, ou une impression, ou suscite une historiette : Juifs et musulmans se côtoyaient là, vivaient non seulement en voisinage, ou en cousinage, mais aussi, d’une certaine façon, en connivence, voire en complicité.

Cependant, tout le monde s’accorde sur un fait : les Juifs étaient minoritaires et, dhimma oblige, inférieurs (sauf dans l’Algérie sous la France où, de par leur statut de citoyens français, les musulmans les jugeaient globalement traîtres à leur indigénat originel), et donc menacés, ici ou là, ou disons à la merci d’événements qui pouvaient se retourner contre eux.

La proclamation de l’État d’Israël a été l’un de ces événements et a déclenché, pour la plupart, le signe du départ.

« Mais pourquoi donc sont-ils partis ? », que de fois ai-je entendu cette question étonnée au cours de séjours au Maghreb !

Ce petit livre nous apporte la réponse.

Et la Guerre des Six-jours a achevé de convaincre beaucoup de ceux qui étaient restés ; tout comme l’Indépendance de l’Algérie, en 1962, dans l’exode des Pieds Noirs au grand complet ; et si l’on ne comprend toujours pas les raisons de ce départ, alors chantons avec Léo Ferré :

« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » ou rappelons-nous ce quatrain d’Aragon : « Rencontres Partances hâtives / Est-ce ainsi que les hommes vivent / Et leurs baisers au loin les suivent / Comme des soleils révolus ».

Oui, pour beaucoup le soleil fut révolu, parce que les hommes ne savent pas vivre entre eux dès lors qu’il y a groupes ethniques, religieux, raciaux en présence.

Retenons de ce livre quelques phrases éclairantes :

– « Avec les ‘’événements’’, nous ne nous risquions plus place des Galettes » (Jean-Luc Allouche, Constantine) ;
– « Mes parents ne cessaient de dire qu’il était bien temps de partir et de quitter cet enfer » (Joëlle Bahloul, Alger) ;
-« Les mesures discriminatoires visant les minorités non musulmanes… se succèdent à un rythme assez inquiétant » (Lizi Behmoraras, Istanbul) ;
-« ‘’Juif’’ était (et reste) un gros mot » (Guy Sitbon, Monastir) ;
-« Djelfa encore, et pour la dernière fois – bien avant que les rebelles n’aient enserré la ville dans un carcan de terreur » (A. Bensoussan) ;
-« Une humanité en transit… en retard sur tout, embourbée dans son attente du Messie » (Ami Bouganim, Mogador) ;
-« Falastine bladna / Woul Yahoud klabna » (« La Palestine est notre pays / Et les Juifs sont nos chiens »),(Lucien Elia, Beyrouth) ;
-« Dabba’h el yahoud (« égorge le Juif »), entend encore à ses oreilles le Cairote Tobie Nathan ; « Il n’y avait pas d’avenir pour les Juifs dans ce pays » (Patrick Chemla, Bône) et, répondant enfin à l’insistante question : « Pourquoi ?

Parce qu’on ne voulait plus des Juifs en terre musulmane » (Chochana Boukhobza, Sfax).

Laissons Daniel Sibony (Marrakech) risquer une conclusion – psychanalytique – sur ce vide et ces terres musulmanes étanchées de leurs Juifs : « Un pays sans Juifs, qui en a eu autrefois et n’a pas su les garder, est un pays puni, trop empêtré dans une lutte avec lui-même pour intégrer une faille existentielle qu’il a projetée sur les autres pour l’éloigner, et qui ne cessera de venir l’interpeller ».

Les Juifs seraient donc la faille existentielle des Musulmans ! un « trou dans l’être », pour reprendre l’expression sartrienne. Tobie Nathan renvoie à l’année 1948 :

« Le Moyen-Orient est né cette année-là, avec une cicatrice en plein milieu : Israël ».

Justifiant ce livre, qui est rappel et regard en arrière, Lucette Heller-Goldenberg en revivant le Marrakech de son enfance (où son père dirigeait l’Alliance Israélite) constate :
« Il n’y a plus de vie juive au Maroc, comme dans les pays musulmans qui se sont vidés de leurs Juifs. Il ne reste plus que la mémoire ».

Ce livre est, donc, un large fleuve mémorieux, car il charrie toutes les paroles, toutes les histoires du judaïsme en terre d’Islam.

Mais alors, que de tendresse et de nostalgie dans ces multiples évocations ! Et d’abord par l’abondance d’un vocabulaire arabe, ou judéo-arabe, qui est le marqueur des racines séculaires.

Chacun ou chacune y va de son petit mot du cœur, de son expression typique, de cette langue arabe choyée, caressée sur les lèvres de ces enfants dont les parents et grands-parents parlaient l’arabe – et qui l’ont oubliée.

Et affirme du même coup une appartenance, une identité : « Tunisienne, je demeure » (Ida Kummer), « L’enfance à Casablanca est un film en couleurs » (Anny Dayan Rosenman), et Dany Toubiana revendiquant Guelma et tout un univers enfantin :

« Lieu de mémoire qui, aujourd’hui encore, cristallise à lui seul les désillusions et les espoirs, les partages et les chamailleries, les rires et les larmes, les jeux et les rêveries ».

Chacun – et ils sont trop nombreux pour être tous cités ici – y va de son petit souvenir d’enfance : soleil, odeurs, couleurs, poivrons grillés, orange « Crush », shouk bla yehoud / kif el cadi blachoud – « un marché sans juifs est comme un juge sans témoins » – : y a-t-il, vraiment, une justice là-dedans ?

Aujourd’hui ,en France de vastes secteurs critiquent volontiers la politique israélienne en s’imaginant évacuer ainsi le complexe de culpabilité et les remords du colonisateur de terres arabes, alors qu’il serait plus honnête de reconnaître que la colonisation française n’a pas été sans bavures et qu’il serait alors plus juste de balayer devant sa porte (les Algériens d’aujourd’hui réclament la repentance de la France, tout comme les Arméniens réclament celle de la Turquie, dans les deux cas vainement) .

Daucuns, chez nous, pensent que les Juifs en terre d’Israël ont pris indûment la place des « Palestiniens » (ainsi qu’on appelait, d’ailleurs, les Juifs vivant en Israël avant l’Indépendance, et sur les murs d’Alger ne l’ai-je pas lue, cette inscription malveillante, ou cette invite : « Les Juifs en Palestine » ?) ; mais posons, pour finir, cette question :

où est la place de ce million de Juifs qui ont déserté – parce que chassés – les terres musulmanes ?

Jean-Pierre Allali, dans un lumineux essai, Séfarades – Palestiniens : les réfugiés échangés (Safed, 2005), tente d’y répondre.

En refermant ce très beau livre qui, à l’initiative de Leïla Sebbar, grande rassembleuse de mémoires, mêle en un même projet d’appréciables plumes séfarades, francophones et anglophones, nous retiendrons le mot de la fin d’un mémorialiste (Yves Turquier, Beyrouth) :

« Ses yeux sont pleins de larmes », en retenant les nôtres, nous qui avons tant aimé et nous sentons si mal aimés, en tant que juifs des terres musulmanes.

Et puis non, gardons espoir, avec André Azoulay (Essaouira) qui intitule significativement son souvenir d’enfance :

« Vers d’autres lendemains ? » (avec toutefois un point d’interrogation) :

« Une tendance se fait enfin jour en Méditerranée musulmane pour que soit reconquise et reconstruite la diversité culturelle et spirituelle qui a façonné et largement déterminé nos sociétés.

Cette reconquête est légitime en soi, mais elle peut être décisive pour que s’enclenche une autre dynamique plus particulièrement entre Juifs et Musulmans ».
Pour ma part, en effet, tous nos amis arabes, berbères et musulmans sont là – dernièrement à la marche silencieuse qui a suivi la tuerie de Toulouse – et nous entourent, et ils sont nombreux : oui, la paix se fera un jour, j’en suis sûr.

Mais d’abord il faut entendre l’autre et comprendre.

Cet ouvrage de souvenirs et de fictions nous y aide grandement.

Albert Bensoussan

«Une enfance juive en Méditerranée musulmane», éditions Bleu Autour, 2012, 368p., 26€.

Tags : Bensousan Juifs Maroc Algérie Tunisie Azoulay Berbère

Musulmans Colonisation Repentance Arménie Histoire Dhimma

Indépendance 1962

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