Jacques de Lacretelle (1888-1985) figure dans le documentaire « culte » sur Marcel Proust de Roger Stéphane (1962).

Dans le film, c’est déjà un monsieur âgé, distingué, qui parle avec beaucoup d’afféteries.

Il parle avec de longues phrases, une diction impeccable, tout comme Paul Morand qu’on voit juste après, accompagné de sa femme, l’étrange princesse Soutzo. C’est l’occasion, pour nous, de mesurer combien la façon d’être et de s’exprimer des écrivains a changé : les écrivains qu’on entend ont été jeunes avant la première guerre mondiale.

A travers le reportage de Roger Stéphane, c’est le miroir terni du monde du 19ème siècle qui réapparaît, juste avant de périr, cette fois définitivement.

Écouter Lacretelle est pénible, car l’homme est vraiment précieux et, autant le dire, du moins en ce qui me concerne, sa voix de fausset est assez exaspérante.

Il est pourtant l’auteur de ce très beau livre « Silbermann » paru en 1922 (prix Femina), 130 pages, un des plus beaux textes jamais écrits contre l’antisémitisme : un roman, un texte court, ramassé, simple et clair, avec une histoire qu’on ne lâche pas.

Bien qu’académicien immortel, Lacretelle est un ensablé.

On le confond souvent avec son ancêtre Charles de Lacretelle, également membre de l’Académie jusqu’en 1824.

Ses œuvres nombreuses sont oubliées.

Sur le site de la FNAC, on trouve encore trois œuvres de Lacretelle en collection Poche, « Silbermann » bien sûr, « le retour de Silbermann »et « Bonifas », alors qu’il a écrit des dizaines de livres.

Rien que pour Silbermann, il faut que Lacretelle survive.

Lacretelle a fait un roman initiatique.

Le narrateur est adolescent dans un lycée parisien.

Protestant d’origine, fils d’un juge d’instruction, il appartient à la bonne société bourgeoise. Ses parents sont stricts mais justes.

Il les adore, les considère comme des exemples, d’une morale parfaite.

Sa mère est dans les bonnes œuvres ; son père dans la magistrature, un homme intègre, juste, que l’enfant craint un peu.

Il rentre des grandes vacances, heureux de revoir son meilleur ami, Robin. Mais, peut-être parce qu’il a un peu mûri, le héros, en parlant avec Robin, éprouve un peu de déception: ils ne sont plus aussi complices, ils sont différents.

Dans la classe de seconde, il y a un nouvel élève, David Silbermann, qui a un an d’avance, un élève brillant, bientôt le meilleur de sa classe, envié par ses camarades.

Silbermann sait tout de la littérature française.

Il récite par cœur les tirades des pièces du Grand Siècle.

Sa supériorité est écrasante et fascine le jeune héros.

Un jour, par hasard, il rencontre Silbermann dans la rue. Les deux garçons sympathisent aussitôt : l’amour de la littérature les rapproche.

Silbermann, content, dit à son ami qu’il n’osait pas lui adresser la parole, de peur d’être rejeté.

« Mais c’est absurde… pour quelle raison supposais-tu… — Parce que je suis Juif, interrompit-il nettement et avec un accent si particulier que je ne pus distinguer si l’aveu lui coûtait ou s’il en était fier. »

Le narrateur en oublie ses amis d’antan.

Il ne quitte plus Silbermann (la photo ci-contre, est celle de Gilles Laurent qui dans le film TV de 1971 joue le rôle de Silbermann), rencontre ses parents antiquaires.

A la cour de récréation, il reste avec lui, se fâche avec son camarade Robin qui lui reproche de fréquenter un Juif. Juif, qu’est-ce que cela veut dire?

Silbermann qui vient de Pologne, connaît et aime la littérature comme personne.

Avec lui, le narrateur apprend sans cesse sur la France, sa culture.

Certes, son comportement est souvent excessif: il s’emporte, il s’énerve, et puis il n’est pas beau, tout brun, le cou long. Et alors?

L’action du roman doit se situer avant la première guerre; l’affaire Dreyfus n’est pas très loin.

Certains journaux continuent d’attaquer vigoureusement les juifs. Les écoliers sont contaminés, et regardent avec de plus en plus de suspicion cet étrange Silbermann.

Vous me permettrez de citer ce long passage si fort:

Les choses commencèrent par des taquineries assez innocentes lorsque Silbermann se mettait à pérorer et à gesticuler.

Silbermann aggrava ces taquineries et les fit persister par sa façon de tenir tête et sa manie « d’avoir le dernier mot » ; elles furent un peu encouragées aussi par l’insouciance de la plupart de nos professeurs qui, malgré ses bonnes places, n’aimaient pas Silbermann.

On s’en aperçut bien le jour où l’un d’eux, irrité de le voir venir trop souvent près de sa chaire, le renvoya avec une phrase brusque et cinglante que tout le monde entendit.

Bientôt, pendant les récréations, ce fut un amusement courant d’entourer Silbermann, de se moquer de lui et de le houspiller.

Sitôt qu’il apparaissait :

— Ah ! voilà Silbermann, disait-on.

Allons l’embêter.

On le bousculait, on prenait sa casquette, on faisait tomber ses livres.

Silbermann ne se défendait pas mais il ripostait d’un trait qui, le plus souvent, frappait juste et exaspérait l’assaillant.

(…) Enfin, peu après, les Saint-Xavier venant s’y mêler, le jeu prit le caractère d’une persécution.

Mais ce qui se passe actuellement n’a pas d’importance, répliquais-je.

Hors du lycée cette hostilité ne durera pas.

— Elle durera — reprenait-il d’une voix singulièrement profonde, tandis que ses joues se chargeaient d’un rouge sombre — elle dure pour moi aussi haut que je remonte dans mes impressions d’enfance.

Ah ! tu ne peux savoir ce qu’est de sentir, d’avoir toujours senti, le monde entier dressé contre soi.

Oui, le monde entier. Chez tous, même chez ceux qui n’ont point de haine, nous devinons, à leurs regards, à un certain air, une arrière-pensée qui nous blesse.

Mais, tiens ! ne serait-ce que la manière dont on prononce le mot « Juif » ?…

Ah ! tu n’as jamais remarqué…

Les lèvres avancent en une moue méprisante pour accentuer la première syllabe, puis, faisant glisser la seconde, reviennent vite en arrière, comme afin d’expulser le mot sans se souiller.

Ce mouvement, j’ai appris à le reconnaître et à le déchiffrer, à force de le voir répété sur les lèvres de tous ceux qui me regardent :

« C’est un Jû-if… il est Jû-if ».

Et elle dure, la persécution, de plus en plus violente, allant jusqu’aux coups. Le narrateur veut défendre son ami. A son tour, il est rejeté par la communauté. Certes, il n’est pas battu, mais on l’observe, on le critique.

Puis les journaux attaquent le père Silbermann, soupçonné de vol: aucune preuve, mais la mauvaise foi n’a pas de limites; le père Silbermann est un juif et tous les juifs sont des voleurs.

L’affaire va être instruite par la justice, et le juge désigné n’est autre que le père du narrateur.

Mon père!

Mon père va s’occuper de l’affaire! pense le narrateur.

Alors la lumière sera faite!

Un soir, il va voir son père et lui confie sa conviction que le père de son ami est innocent.

Cette démarche inquiète le juge, mais pas forcément pour des raisons professionnelles:

Mon père s’était levé.

Ces mains que je tendais, il les avait prises dans les siennes ; il ne les serrait pas fortement mais les retenait aux poignets avec la fausse douceur d’un médecin.

J’avais levé le visage vers lui.

Son regard plongeait dans mes yeux.

— Ce sentiment n’est pas normal envers un camarade. D’où provient cet attachement entre vous ?

(…) Le soulèvement de mon être fut tel que, après avoir laissé échapper un cri de révolte, je ne songeai pas à me disculper mais à fuir.

Honteux de mon père, je détournai le visage et tentai de défaire son étreinte.

Mais, maintenant, mon père serrait les doigts.

— Avoue… avoue, proférait-il.

La réaction du père n’est pas anecdotique.

Elle relève du phantasme, d’un préjugé venant de la nuit des temps: le juif est obscène, c’est bien connu.

Le juif corrompt dans les sens du terme.

Si son fils défend Silbermann, ce ne peut être que pour des raisons coupables…

Dès lors, le narrateur est seul: il comprend que même ses parents ne sont pas parfaits, qu’eux aussi ont des préjugés, qu’ils sont sans pitié pour les juifs.

Même sa mère qui, effrayée, fait renvoyer Silbermann de l’école, n’est pas la femme parfaite imaginée.

Par les juifs, le narrateur devient adulte.

Silbermann revoit une dernière fois le narrateur pour lui annoncer qu’il part à New York, mais aussi pour lui décrire exactement ce qu’est la haine des juifs, sur quelles absurdités on se fonde pour les rejeter.

Entre autres, Lacretelle (photo ci-contre) écrit ce texte si juste: Votre grand grief, c’est l’esprit juif, le fameux esprit juif, ce dangereux instinct de jouissance immédiate qui corrompt tout génie, empêche de rien créer qui soit éternel, avilit la pensée !…

Or, ne crois-tu pas qu’un peu de cette semence pratique ferait du bien à votre sol ?

Si dans ce pays partagé entre les visionnaires du passé et ceux de l’avenir, quelques hommes venaient qui vous enseignaient à tirer plus de profit du temps que vous passez sur terre, n’apporteraient-ils pas précisément ce dont vous avez besoin ?

Et si, une fois mêlées au vôtre, quelques gouttes de ce sang nouveau, riche en sensualité, redoublaient chez vous la faculté de sentir, vous ne seriez pas transformés, comme certains le craignent, en bêtes flairant les choses.

L’intelligence d’Israël a brillé assez à travers les âges pour que vous soyez rassurés.

(…) « Être Juif et Français, que cette alliance pourrait être féconde !

Quel espoir j’en tirais !

Je ne voulais rien ignorer de ce que vous avez pensé et écrit.

Quelle n’était pas mon émotion lorsque je prenais connaissance d’une belle œuvre née de votre génie !

Tu le sais, toi, tu m’as vu à ces moments. Il m’arrivait alors de rester silencieux ; tu me questionnais en vain…

C’est que j’écoutais cette beauté s’unir sourdement à mon esprit, oui, à mon vil esprit juif !

« Je me souviens du jour où j’ai ouvert pour la première fois les Mémoires d’Outre-tombe.

Je ne connaissais que le Génie du Christianisme ; je jugeais mal Chateaubriand ; je n’aimais pas ces tableaux pompeux et froids.

Et tout à coup, je contemple Combourg ; je découvre le passage sur l’Amérique, sur l’émigration, je suis entraîné dans le tumulte prodigieux de ce cerveau…

Quelle fièvre m’a saisi !

En moins d’une semaine, j’ai dévoré les huit volumes.

Je lisais une partie de la nuit et, lorsque j’avais éteint la lumière et fermé les yeux, certaines phrases restaient dans ma tête comme des feux éblouissants qui me tenaient éveillé.

« Je me souviens aussi des heures passées à former et reformer mes projets d’avenir : d’abord le plan de mes études au sortir du lycée, puis le sujet de mes premiers essais.

Je n’avais point d’impatience, car je ne voulais pas être marqué de la hâte et de l’avidité que l’on reproche à ceux de ma race.

Pourtant, je rêvais du jour où je lirais mon nom imprimé… Eh bien ! ce souhait s’est réalisé.

Une fois mon nom a été imprimé ; et il était même suivi d’une description.

C’était dans la Tradition Française : Silbermann fils, un hideux avorton juif…

Ainsi vous m’avez accablé de coups, moi qui ne songeais qu’à vous servir. »

Voilà tout est dit, et plein d’autres choses encore.

Quant à la fin, troublante, je ne vous la dirai pas.

On lit ce livre d’une traite: il est fluide, fort bien écrit, touchant, instructif.

Ce fut un grand plaisir, et je vais regarder ce que Lacretelle a fait d’autre.

Blog LesEnsablés,Survivre en Littérature Article original

France Littérature Lacretelle Affaire Dreyfuss Chateaubriand

Roger Stephane Proust INA Antisémitisme Pologne Juif Paul Morand

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

S’abonner
Notification pour
guest

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

1 Commentaire
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires