En son 70e anniversaire, l’État juif se tourne résolument vers l’avenir, estime l’historien Alexandre Adler.

Vous êtes, depuis quarante ans, un spectateur engagé des relations internationales. A l’aube de son 70e anniversaire, quels sont les grands enjeux stratégiques pour l’Etat d’Israël ?

Ce 70e anniversaire n’est pas forcément une date sacrée, mais il marque véritablement un tournant pour Israël. Nous avons connu, pendant de nombreuses décennies, un Israël qui combattait pour sa sécurité et pour sa survie, avec l’épée de Damoclès d’une condamnation à mort seulement différée par ses voisins arabes. Tout cela, je crois, est en train de s’évanouir comme neige au soleil…

Vraiment ? Vous ne péchez pas par excès d’optimisme ?

Non, je ne crois pas être trop optimiste ! Nous basculons vers un autre monde. Un nouveau monde, en apparence au moins, éminemment favorable à Israël. Car, pour la première fois de son histoire, Israël est entouré, soit d’alliés, soit d’Etats faillis et en voie de décomposition.

Et c’est une donne globale rassurante ?

Oui, plutôt : les deux dictatures baasistes, l’Irak de Saddam Hussein et la Syrie des Assad, qui ont tant fait contre Israël, avec une virulence durable, ne redeviendront jamais cet ennemi existentiel avec lequel l’Etat juif a dû longtemps composer.

Et les autres voisins immédiats d’Israël ? 

Eh bien, les autres nations voisines sont des alliés ou en voie de l’être. Chypre et la Grèce (longtemps un bastion de l’antisémitisme militant), naturellement, mais aussi, au Proche-Orient, la Jordanie, tenue à bout de bras par la puissance militaire israélienne, et l’Arabie saoudite, qui entame un dialogue de plus en plus fructueux avec l’Etat d’Israël. Sans oublier l’Egypte dont l’assistance de Tsahal est requise en permanence afin de garantir la sécurité du Sinaï contre la petite insurrection de Daesh qui y perdure. Vous le voyez donc : le tableau régional d’ensemble n’est plus celui d’une hostilité irréductible, voire immaîtrisable, à l’endroit de l’Etat juif.

Mais il y a aussi des zones d’ombre…

Bien sûr, d’autres menaces existentielles planent sur Israël, perdurent et même s’intensifient dans un cercle un peu plus large ­ comme l’Iran attaché à un dialogue nécessaire avec la Russie, elle-même véritable allié d’Israël grâce à Vladimir Poutine ­, mais l’analyse de ces challenges implique nuance et mesure. Car une esquisse d’amélioration s’impose en fait dans l’ensemble de l’écosystème régional.

Quelle amélioration ?

Israël est en train d’entrer dans une nouvelle phase de son his- toire, marquée par l’amorce d’une coopération avec ses voisins. Mais attention ! Tout n’est pas rassurant, vous avez raison. Par exemple, le radicalisme palestinien ne se démentit pas ; il s’aggrave. L’absence de solution politique apparaît intégrée de part et d’autre par les opinions palestinienne et israélienne. Nous assistons aussi à un bouleversement démographique d’Israël, avec l’accroissement de sa composante arabe et, pardelà, du peuple juif, auquel les autorités ne sont nullement préparées. Cela dessine par contre des perspectives beaucoup plus mitigées.

Commençons par la poursuite de l’antagonisme d’Israël avec les Palestiniens. Récemment, un historien israélien célèbre, Zeev Sternhell, a cru judicieux, dans les colonnes du quotidien Haaretz, de tracer un parallèle entre le sort réservé à la minorité juive dans les débuts de l’Allemagne nazie et celui que l’Israël contemporain infligerait à sa minorité arabe…

Ecoutez, nous perdons du temps à commenter la tribune consternante à laquelle vous faites référence. J’ai lu les Mémoires de Zeev Sternhell et j’ai été abasourdi de voir en quels termes cet homme parle des différentes guerres auxquelles il a participé sous l’uniforme, afin de disqualifier de la manière la plus vile et la plus basse tous ses anciens commandants d’unité, et tous ceux auxquels il a été confronté. Sur le fond, Sternhell n’invente rien en pointant la médiocrité d’une grande partie du personnel politique d’Israël. Il y a un effondrement de l’idéalisme politique qu’il n’est pas le premier à décrire ou à dénoncer et qui fait de la classe politique d’Israël une des pires que nous connaissions dans le monde. Les talents ont fui les affaires publiques pour les affaires privées, se réfugiant dans l’entreprise et en particulier dans le secteur de l’innovation informatique et de l’ingéniérie. Ce transfert est massif dans l’ensemble des sociétés occidentales. Mais, en Israël, tout prend une forme paroxystique, hystérisée.

La vieille ville de Jérusalem

Israël a été décrite par Dan Seror et Saul Singer comme une « start-up nation ». Pour vous, c’est l’avenir de l’Etat juif ?

Et comment ! Cette frontière technologique et numérique est d’autant plus l’avenir qu’Israël est une société extrêmement inventive et innovante. Le niveau atteint par les chercheurs israéliens en matière biomédicale, par exemple, est extraordinaire et, d’ailleurs, les hôpitaux israéliens accueillent de nombreux patients issus de pays arabes qui ne reconnaissent pas encore Israël. Une précision toutefois : les talents désertent l’arène politique, c’est un fait. Mais il faut excepter, à mon avis, « Bibi », autrement dit Benyamin Netanyahou, de cette critique.

Pourquoi ? La police israélienne vient quand même de recommander son inculpation dans deux affaires de corruption…

Mais parce qu’il est devenu, au fil des années, et surtout depuis la disparition de ses parents, un homme d’Etat assez remarquable.

Remarquable ?

Oui, remarquable, car il cherche à établir des liens étroits avec l’Etat russe, et avec Poutine en particulier. Je vous rappelle que, sur le dossier iranien qui inquiète tellement le leadership israélien, il a quand même réussi à mener à son terme une micro-négociation avec Téhéran, contrairement aux pétitions de principe qu’il affiche. Enfin, « Bibi » a pu dissuader le Hezbollah et les forces anti-israéliennes les plus négatives de la société iranienne ou de la société turque de cibler Israël. Tout cela, je le crois profondément, est à mettre à son crédit. Et il existe, à mon sens, une distance considérable entre les capacités du Premier ministre (partagées avec quelques députés de la Knesset) et le reste de la classe politique à l’encontre de laquelle devrait être pratiqué un salutaire dégagisme ! Chercher à se débarrasser de Netanyahou est un projet stupide : il est, pour l’heure, le seul homme d’Etat d’Israël.

Vous évoquiez à l’instant l’une des dimensions fondamentales de l’avenir d’Israël qui est l’innovation. Est-ce à dire que la nouvelle frontière d’Israël est la frontière numérique ?

Evidemment ! La  » noosphère  » créée par Internet, qui projette le pays dans une dimension déterritorialisée, celle du cyberespace, c’est l’horizon de l’inventivité israélienne. Rappelons-nous ce qu’était la condition amère des pionniers, des halutzim jusque dans les années 1950… On savait, dans les années de l’indépendance, que les survivants de la Shoah qui ont fait le nouvel Etat avaient délibérément sacrifié le niveau de vie que leur famille avait atteint dans les diasporas d’Europe (parfois d’Amérique) pour l’aventure sioniste, qui rimait alors avec renouveau agricole et surtout avec frugalité. Cette vision à la fois pastorale et dés- espérée cède actuellement la place à un nouveau rêve israélien, un israelian dream qui permet à la partie émergée de l’économie du pays d’espérer dans les décennies qui viennent dépasser le niveau de vie d’un pays comme la France. C’est donc une nouvelle frontière très concrète. La société israélienne n’est pas une société d’héritiers, mais d’entrepreneurs de la technologie, souvent issus de milieux assez populaires des kibboutzim, et qui bâtissent la croissance de demain et d’après-demain, en générant parmi les fortunes les plus importantes du Moyen-Orient ­ des fortunes fondées ni sur la spéculation ni sur l’exploitation des matières premières, mais sur l’inventivité intellectuelle et technologique. D’où le rang très élevé du pays dans le dépôt de brevets.

Donc, c’est véritablement un nouvel Israël qui émerge ?

Après avoir procédé d’une rupture romantique et dramatique avec la diaspora, Israël est en train de redevenir le « juif des nations » ­ non, bien sûr, le juif persécuté, mais le juif qui se situe à l’avant-garde de l’innovation. Songeons un instant à ce que pourrait être la conjonction de l’inventivité israélienne et de l’initiative chinoise ! Anticipons aussi sur ce que la high tech israélienne et son économie de la connaissance vont être bientôt capables de réaliser avec les entrepreneurs saoudiens et égyptiens… Avec cette coopération saoudo-égypto-israélienne se prépare le futur big bang moyen-oriental.

Politiquement, quelles formes concrètes va prendre le rapprochement et, peut-être, la réconciliation d’Israël avec ses voisins ?

Décomposons : dans l’immédiat, nous assistons à un bras de fer d’Israël, non pas avec l’Iran dans son ensemble, mais avec sa frange réactionnaire et obscurantiste qui a tenté, notamment en décembre 2017, de renverser le président Rohani et le parti de la paix iranien. Grâce aux efforts conjugués de Poutine et de Netanyahou, ce coup de force a avorté, empêchant ce fou de Khamenei de sceller une nouvelle alliance djihadiste globale avec les Frères musulmans. A un moment donné, il me paraît évident qu’interviendra un compromis historique entre, d’un côté, les Iraniens et plus largement la partie septentrionale et non arabe du Moyen-Orient, et, de l’autre, les Egyptiens et les Saoudiens.

Comment va s’articuler la révolution technologique israélienne et le renforcement des nouvelles alliances stratégiques d’Israël (Egypte, Arabie, Russie) ?

En Egypte, Sissi est un homme qui a fait montre de capacités manoeuvrières afin de se débarrasser des djihadistes. Il va demeurer un allié central pour l’Etat juif ; quant à l’Arabie saoudite, elle est évidemment engagée dans une révolution complète de sa conception du monde, et elle doit être aidée, car elle constitue l’alliance fondamentale que les Israéliens doivent aujourd’hui gérer.

Le royaume saoudien est-il mûr pour épouser à son tour la révolution de l’économie de la connaissance ?

Bien sûr ! L’Arabie est un pays très jeune. En quarante ans, elle s’est métamorphosée. Il y a, à Riyad, une masse critique de jeunes gens formés aux Etats-Unis ou en Angleterre, principalement, et qui vont accéder progressivement aux responsabilités. L’adéquation entre cette modernité sociétale et les institutions actuelles va devoir être reconfigurée, comme s’y emploie le prince héritier Mohammed Ben Salmane. Les Israéliens, parallèlement, ont eux aussi une révolution assez comparable à mener.

Laquelle ?

Ils doivent écarter des responsabilités un certain nombre d’imbéciles, de songe-creux et de fanatiques et qui ont trouvé dans la ruine récente de la vie politique les moyens de prospérer. L’autre défi est devant chacun : derrière les difficultés de l’Autorité palestinienne (AP) se profile le problème des Arabes israéliens. Avec une expansion démographique spectaculaire, ils sont désormais presque aussi nombreux que les ressortissants de l’AP ou de la Jérusalem arabe. Demain, ils composeront peut-être un peu moins d’un tiers de la population israélienne. Ils veulent ardemment être pleinement israéliens et mesurent en silence le nombre d’avantages évidents que leur vaut leur nationalité.

La révolution culturelle à laquelle est appelée la société israélienne suppose de contenir l’influence des intégristes cyniques qui veulent régler leurs comptes avec l’Israël de l’optimisme travailliste. Sur ce point, j’espère beaucoup du nouvel Israël.

C’est-à-dire ?

Familialement, je suis lié à un kibboutz nommé Afikim, sis sur les rives du lac de Tibériade et fondé par des progressistes, souvent d’obédience communiste. Pendant l’ère Begin, à la toute fin des années 1970, les habitants de ce kibboutz ont accueilli des boat people vietnamiens. Une génération plus tard, force est de constater que les enfants de ces réfugiés ont accepté de faire leur service militaire et sont tous des citoyens israéliens très conscients. Je plaide pour un certain assouplissement des critères d’obtention de la nationalité. Cela aussi, c’est l’avenir…

ALEXANDRE ADLER. Né à Paris en 1950, dans une famille d’origine juive allemande, il est historien, journaliste, spécialiste des relations internationales. Directeur scientifique de la chaire de géopolitique de Paris-Dauphine, il a publié nombre d’ouvrages, dont Le Peuple-monde: destins d’Israël (Albin Michel, 2011).

Propos recueillis par Alexis Lacroix,

lexpress.fr

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laurent gantner

Cette ouverture sur le monde par la science, la technologie, les connaissances et la philosophie ne doit pas effacer les Lois arbitraires d’Israël qui, de sa déclaration d’Indépendance, n’a toujours pas de Constitution formelle proprement dite ; ce qui n’est pas le cas de la plupart des Nations musulmanes qui elles, ont une Constitution.