Dans ces entretiens avec S.-A. Goldberg, Yerushalmi revient longuement sur la problématique du rapport des Juifs à la science historique qui l’occupait dans « Zakhor », un essai fondateur.
Les débats sur le rapport entre histoire et mémoire ont pris une place cardinale dans l’historiographie contemporaine.

Le livre de Yerushalmi Zakhor, terme hébreu qui peut être traduit par l’injonction « souviens-toi », a connu une réception très large qui a surpris son auteur lui-même.

Cet ouvrage, à bien des égards assez technique, aborde de manière certes brève, mais hautement érudite, le rapport des Juifs à l’ histoire comme pratique discursive.

Il a eu une audience qui a excédé très largement les cercles de spécialistes et même l’univers des historiens.

On a vu des colloques convoquant philosophes et herméneutes s’emparer du livre et le disséquer car il ouvrait des pistes nouvelles sur les rapports entre mémoire et histoire.

Or, on sait depuis Ricœur combien cette question est fondatrice d’un rapport moderne à l’histoire qui tente de s’auto-instituer sur les ruines des philosophies traditionnelles de l’histoire, devenues autant d’historiosophies que l’on examine avec distance et curiosité à la manière des étranges conceptions du monde gnostiques léguées par l’Antiquité tardive.

Seule une philosophie critique de l’histoire qui interroge les rapports entre explication et compréhension et éclaire ainsi l’épistémologie historienne semble avoir encore quelque crédit.

Elle entretient cependant un rapport complexe avec son extérieur, son autre, qui serait encore de nos jours la persistance d’un regard transcendant sur l’histoire, c’est à dire une théologie de l’histoire au sens de théorie finaliste de l’histoire, quand bien même cette dernière serait matérialiste.

A ce titre , les catégories de mémoire et de messianisme définissant les coordonnées ultimes de la conception juive de l’histoire semblent a priori s’opposer à celles d’un historien moderne.

Ce dernier voit en son travail, non pas la découverte d’une vérité cachée qu’on viendrait à faire découvrir au grand jour, non pas l’irruption d’un événement ou d’un bouleversement soudain, mais un simple ajout dans cet amoncellement de récits et d’explications, de recherches et de découvertes dont la sédimentation en un savoir constitue l’histoire telle qu’elle apparaît aux hommes.

La question de la construction des rapports historiques et sociologiques lui semble plus importante que celle de la donation de sens a priori des conceptions globales de l’Histoire.

Yerushalmi s’engage donc à un examen proprement historique d’un rapport que l’on a souvent défini à travers la philosophie et à travers des présupposés saturés de métaphysique.

Il apporte ainsi une parole nouvelle, suscite un effacement des frontières qui a été source de beaucoup de malentendus, car on l’a accusé – on le verra, à tort – de contribuer à faire perdurer la vision d’un peuple juif ignorant volontaire de l’histoire.

Or, s’il établit en effet la longue distance entretenue par la littérature rabbinique entre les Juifs et l’histoire, qui n’a cessé que récemment avec la naissance de la Wissenschaft des Judentums et l’influence des maskilim, il en ruine la dimension métaphysique et axiologique, montrant qu’une civilisation ne peut se juger à l’aune de la place qu’elle réserve à l’histoire et que le relatif oubli de cette dernière ne peut se confondre avec un rejet ou une absence de toute conception du temps historique.

L’histoire juive: une métonymie de la problématique mémorielle

Une certaine manière d’aborder le métier d’historien comme une certaine manière de penser l’histoire après l’éclipse des philosophies finalistes et eschatologiques ont contribué à diluer les limites qui existaient entre les deux registres, ou plutôt à appliquer aux formes d’échanges entre ceux-ci une réciprocité nouvelle et une distribution des rôles d’autant plus complexe qu’elle semble répondre à une mécanique contradictoire.

D’une part, ce mouvement est bénéfique et alimente la science historique des apports de la mémoire vécue et de la mémoire en tant que fait social, dessinant les contours d’une vaste entreprise d’ Histoire mémorielle telle qu’on la retrouve chez Pierre Nora ou chez Reinhart Koselleck lorsqu’il s’intéresse aux monuments aux morts.

On puiserait utilement dans l’œuvre de Maurice Halbwachs pour trouver ainsi les prémisses d’une approche sociologique de la mémoire qui a précédé l’approche historienne et l’a rendue possible.

D’autre part, le mouvement plus traditionnel par lequel l’historien contribuait à la construction de la mémoire collective et participait ainsi à l’élaboration d’une politique mémorielle peu avare de mythologie, comme naguère Michelet, ne connaît plus les mêmes faveurs, et entraîne même une forte suspicion à l’égard de ceux qui l’alimentent.

On perçoit donc qu’il existe de nos jours une historicisation de la mémoire qui semble occuper dans l’espace de la recherche la place laissée libre par une mémorialisation de l’histoire, pour sa part en significatif recul.

L’histoire n’est plus conçue comme le fruit de la confrontation des masses anonymes dont la distribution dans une société répond à des rapports de production mais elle ne peut plus être non plus la résultante de l’accumulation des faits et des événements individualisés du mémorialiste. Ni Marx, ni Saint-Simon, pourrait-on dire, ne suffisent plus à nous éclairer.

On ne cessera de souligner alors dans cette approche combien le travail de Max Weber sur le judaïsme antique, qui est œuvre d’un sociologue de la religion abordant le continent de l’histoire armé d’un outillage conceptuel d’une rare efficacité, posait la pierre d’angle d’un nouvel édifice.

Max Weber a révélé à travers sa démarche le caractère fondamental des conceptions du monde sur l’ordre matériel des choses ; il a fait du judaïsme antique un révélateur de problématiques historiographiques plus vastes, solidaires d’une philosophie critique de l’histoire qui fait de l’historien et du scientifique un ordonnateur de sens devant la contingence du devenir historique.

Le choix du judaïsme n’est certes pas innocent tant Weber avait le premier discerné que l’hypermnésie juive est une clé fondamentale de sa persistance dans l’histoire.

Faire l’histoire d’un peuple dont la mémoire constitue l’identité au-delà de toute essentialité territoriale et ethnique et dont le commun n’existe qu’à travers sa perception du passé, c’est faire le geste fondateur de l’historicisation du phénomène mémoriel.

Les événements récents de l’histoire tragique du peuple juif ont accentué cette rencontre entre histoire et mémoire et bouleversé la répartition rationaliste dont on a fait la norme, car il est impossible à l’historien de l’extermination, par exemple, de ne pas faire œuvre mémorielle lorsqu’il retrace la mécanique concentrationnaire.

Non pas tant parce qu’il existerait un devoir moral imprescriptible d’évoquer sur cet objet particulier le souvenir des défunts – ce devoir là s’impose dans la sphère de l’éthique et du politique – mais parce que faire l’histoire de la shoah, par exemple, c’est nécessairement retracer des parcours , faire émerger des figures, sortir de la cendre et du néant des noms, des listes de noms, et que cette démarche est partie prenante de la science historique à l’œuvre.

L’historien croise alors nécessairement la concrétude de l’événement au cœur de l’implacable logique des chiffres et des concepts, la sphère éthique et mémorielle au cœur de l’archive et de la positivité historique.

L’extermination des Juifs d’Europe ne permet pas le refuge derrière les grands chiffres et la loi des nombres ou la mécanique de l’histoire des idées ; elle ne se résout pas plus à l’accumulation des témoignages individuels sans interprétation et conceptualisation.

Se dessine alors une figure épistémologique complexe au sein de laquelle l’histoire juive joue un rôle séminal.

Yerushalmi l’explique lui-même : il n’a jamais envisagé de devenir historien de la shoah et n’a jamais travaillé spécifiquement sur cette période.

Pourtant, on peine à croire qu’il puisse échapper à ce disque d’accrétion qui a nécessairement redessiné le contour des frontières historico-mémorielles jusqu’à parfois les abolir à nouveau.

Cela aussi, on le verra, parce qu’il fallait répondre au romantisme allemand et à Hegel, arrière-plan philosophique d’une condamnation métaphysique des Juifs.

Les Juifs, hors de l’histoire ? Débats allemands et lectures talmudiques

L’histoire juive contemporaine incarne cette problématique du mouvement entre histoire et mémoire de manière métonymique puisque, de Heinrich Graetz à Weber, on voit se dessiner le mouvement de l’historicisation désormais traversé par une re-mémorialisation.

Le processus de remplacement d’une histoire mythique et mémorielle par une histoire scientifique devient, à travers l’évolution de l’historiographie juive, non plus une simple substitution mais un véritable dépassement au sens hégélien.

C’est le processus historique qui rejoint alors le processus mémoriel en lui donnant sa pleine résonance et son épaisseur matérielle. On se situe là dans la résolution de contradictions intrinsèques à la méthode historique.

Or, depuis le XIXème siècle et l’évolution du judaïsme allemand, il semble qu’il existait auparavant un hiatus entre les Juifs et leur histoire positive, entre les Juifs et la science historique.

La naissance de la Wissenschaft des Judentums dans un contexte global marqué par le bouillonnement théologique dont est sorti le paysage actuel du judaïsme réparti entre orthodoxie, conservatisme et libéralisme a modifié la perception que les Juifs ont eue de leur propre histoire.

En premier lieu, la Réforme juive tout comme cette forme de contre-réforme que fut l’orthodoxie moderne de Samson Raphaël Hirsch ont en commun une acceptation de l’étude des sciences profanes, aux dépens de la seule étude traditionnelle juive comme horizon intellectuel privilégié.

Alors que dans la sphère religieuse, malgré de nombreuses disputes et soubresauts, schismes et séparations, l’idée de réconcilier le judaïsme avec le monde moderne emportait les esprits, la sphère intellectuelle connaissait sa propre révolution.

Il faut cependant rappeler que des adversaires du judaïsme comme le fut Hegel d’une part, et d’autre part les maîtres du Talmud partageaient de manière surprenante cette thèse d’un peuple conservé hors de l’histoire, et faisaient de cette singularité une nécessité métaphysique, les uns pour la blâmer, les autres pour la louer.

Ainsi Stéphane Mosès rappelle – dans son remarquable essai comprenant plusieurs lectures bibliques tout à fait stratégiques et constitutives de problématiques fondamentales de la pensée juive – que le rapport distancié des Juifs à l’histoire prend sa source dans les interprétations de la Torah dans le Midrash, à la fameuse image de l’échelle de Jacob.

Rappelons en les termes: Jacob/Israël contemple les anges se livrant à un ballet, descendant et remontant le long d’une échelle; l’un des anges s’élève au-dessus des autres et redescend ; Dieu garantit alors à Jacob que sa destinée spirituelle sera plus haute encore.

Stéphane Mosès met en parallèle de cette lecture midrashique l’appréciation d’une rare violence que portait Hegel sur la non-historicté du peuple juif, qu’il figeait en une catégorie métaphysique sous des termes peu élogieux évoquant l’enfermement des Juifs dans un refus de l’histoire.

Le caractère anhistorique voire antihistorique du peuple juif semble ainsi attesté, provenant de deux sources inverses.

Et sans doute faut-il voir là, sous un angle sémiotique, une conception du Juif comme étant « Debout devant Dieu » dans une pure verticalité.

Le face à face collectif du Sinaï étant considéré comme une fondation métaphysique de la révélation collective.

Or, dans notre ère de sécularisation, se tenir en dehors de l’histoire ne peut être perçu que comme de l’ordre de la perte.

Le Juif se tenait déjà en retrait par rapport à la Nature qu’il avait contribué à puissamment désenchanter par son intransigeant monothéisme et l’ Histoire ne semblait pas rencontrer chez lui plus d’écho.

Le monde de la vie et les forces productives ne semblaient pas alimenter une réflexion figée dans l’immobilité d’une Loi éternelle dont il déployait le commentaire sans fin.

Et c’est ainsi que l’histoire juive fut longtemps, il est vrai, une affaire de gentils, non que les Juifs s’en fussent dépossédés, mais simplement, comme le dit Yerushalmi, « ils n’en éprouvaient pas l’utilité ».

Entre les temps de la fondation biblique et les temps messianiques, le déroulement de l’histoire n’était qu’un corridor entre deux espaces amenés de toute éternité à devenir contigus.

Pourtant, ce que nous apprend Zakhor, c’est qu’il ne faut pas théoriser à l’excès la logique interne des idées pour comprendre ce que fut réellement le rapport entre les Juifs et l’histoire du point de vue de la science, rapport autrement complexe lorsqu’on s’attache à la réalité du monde vécu et à l’ordre des discours tenus.

Encore une fois, l’archive nous amène à nous défier des abstractions et des généralités.

L’accord théorique entre la pensée romantique allemande et le commentaire talmudique ne suffit pas à établir la réalité historique d’un peuple juif ayant déserté totalement l’histoire.

La tâche du « zakhor » selon Yerushalmi : convertir le regard des historiens sur le rapport des Juifs à l’histoire

Il était essentiel que l’homme qui est parti de l’histoire juive pour mener une des réflexions historiographiques parmi les plus stimulantes de notre époque s’exprime dans cet exercice du dialogue, de l’entretien, qui comprend bien des défauts, mais permet de saisir l’essence d’une personnalité et la résonance intime de sa démarche scientifique.

Son interlocutrice, Sylvie-Anne Goldberg, est une des meilleurs spécialistes françaises de la question et elle aiguille l’historien tout au long des pages de ce livre, utile à plus d’un titre et sans doute nécessaire pour recadrer la démarche de Yerushalmi.

On appréciera la multitude des sujets abordés qui reflètent une carrière, une pensée et un questionnement qui ont bouleversé le domaine des études juives.

Si cette largeur de champ est méritoire, il peut arriver que l’on perde quelque peu en profondeur pour s’attarder un peu trop sur les brillantes sinuosités d’une carrière universitaire sans failles.

Un des intérêts majeurs de cet entretien est de permettre avant tout à l’auteur qui nous concerne ici de s’opposer à des lectures simplificatrices de son œuvre, et même à des déformations majeures qu’il évoque avec recul. On lira avec intérêt son récit et son attitude lorsqu’une revue négationniste le cite pour sortir une phrase de son contexte.

Conscient que Zakhor prend désormais place parmi les livres à travers lesquels philosophes et historiens vont pouvoir penser le rapport de l’histoire et de la mémoire, ce qui intéresse Yerushalmi ici n’est pas tant de creuser ce sillon dont il laisse à d’autres le soin de tirer toutes les conséquences, que de situer son travail dans la perspective de l’histoire des Juifs et des mentalités juives devant l’histoire comme pratique.

Très attaché à la spécificité de son domaine, il nous explique que « Zakhor » ne doit surtout pas être lu comme accréditant sans nuances la thèse d’un peuple juif désintéressé de l’histoire comme pratique et savoir. Il fait ainsi grand cas du sefer yossipon, publié au IXème siècle, qui fut abondamment cité au Moyen-âge en raison de sa description de l’époque du second temple.

Si la littérature historique prend comme thématique la transmission de la Loi et ses péripéties dans ce qu’on appelle sifrout chalchelet ha qabbalah, « littérature de chaîne de transmission », surtout dans le monde séfarade, la martyrologie ashkhénaze est aussi un vecteur de production d’une forme de réflexion historique sur le même modèle d’une consignation des généalogies et des traces.

Si l’histoire n’est pas pratiquée en elle-même comme étant sa propre fin mais déjà comme histoire surdéterminée à la finalité mémorielle, elle n’en mobilise pas moins des techniques historiennes, des recueils d’éléments factuels, des tentatives de généalogie, une inscription de l’événement dans le flux du temps et donc une chronologie.

Ce qui demeure réel n’est donc pas une forme d’incapacité des Juifs à conceptualiser l’histoire mais un moindre intérêt pour cette activité conçue à la manière de l’enquête grecque, dans la simple fin de se connaître elle-même. L’histoire comme activité n’est pas tant conçue pour éclairer un temps donné, une section de l’histoire, que pour se situer dans une temporalité par rapport à une antériorité.

C’est d’ailleurs le paradoxe d’une histoire que le messianisme oblige à penser comme une succession d’instants mais qui se retrouve, sous le regard de l’historien juif, comme une continuité et une chaîne.

Il n’y a donc pas lieu de porter de jugement de supériorité ou d’infériorité sur ce rapport distancié à l’histoire qui n’est la marque ni de l’élection, ni de l’a-temporalité du vécu juif, mais qui fait partie des nombreux signes à décrypter selon lesquels le savoir peut s’ordonnancer autrement dans des circonstances différentes, au sein d’une anthropologie particulière.

Ainsi, il faudrait lire Zakhor à la manière dont Michel Foucault cite dans la préface des Mots et les choses cette étrange classification d’une encyclopédie chinoise imaginaire sortie du cerveau de Borges, par laquelle les animaux sont répartis à travers des catégories farfelues (par exemple, « appartenant à l’ Empereur » est une catégorie à part).

La démonstration de notre incapacité à penser comme cela doit autant nous interroger sur nos propres catégories scientifiques et rationnelles que nous mener à porter un jugement sur les pratiques discursives d’un univers culturel particulier.

On peut risquer l’hypothèse que la spécificité de l’approche historienne du peuple juif provient de sa manière d’envisager le temps à rebours de la façon dont elle envisage l’histoire.

Cette dernière doit créer du lien dans la temporalité d’événements qui se situent sur une trame éminemment susceptible de brisures, de morcellements.

L’Histoire, matière à mémoire

On pourrait ainsi comparer allégoriquement l’histoire des Juifs à cette époque au sérialisme issu d’Arnold Schönberg. Il s’agit d’ordonnancer des suites de notes comme constellation signifiantes, la trame temporelle demeurant continue, la série s’y inscrivant mais pour s’y exprimer en terme de brisure, d’éclats ; tandis que l’histoire grecque viserait à une chronologie cyclique et continue comme le chromatisme chez Wagner, qui mêle continuité et retour des motifs.

Mais il y a une nuance marquée dans l’appréciation historique qui souligne que le rapport entre Juifs et histoire fut non pas inexistant mais plutôt indifférent.

Dans les silences nombreux nés de cette approche historique est venu s’insérer le fait brutal que ce sont les « gentils » qui firent l’histoire des Juifs et en gardèrent longtemps le monopole.

Ce constat douloureux alla naturellement de pair avec les transformations du monde juif et l’accentuation des échanges avec leur environnement immédiat. Il s’agissait alors de se réapproprier ce récit qui ne devait plus simplement être issu de la parole des autres.

C’est ainsi que les Juifs inaugurèrent une approche d’eux-mêmes beaucoup plus systématique et profane, dont la spécificité fut précisément de sortir d’une histoire exclusivement mémorielle ou mythologique : il fallait sortir de son histoire pour pouvoir y rentrer à nouveau, profaner le sacré pour sacraliser le profane.

Ainsi, le débat au sein de l’historiographie juive depuis Heinrich Graetz est aujourd’hui devenu un débat partagé par l’historiographie toute entière. La communauté des historiens partage en fait la lourde perspective d’exercer son art sans le secours d’une grille de lecture totalisante.

Ce que nous dit Zakhor, c’est que dans leur appréhension moderne de l’histoire, les Juifs sont passés d’une torpeur apparente à une problématique pionnière qui leur était consubstantielle.

De même qu’ils ne pouvaient aborder la science historique sans démythologisation, il nous est demandé aujourd’hui d’historiciser la mémoire sans la mythologiser.

La façon de faire de l’histoire aujourd’hui est, pour tout historien, soumise à cette tension qui était spécifique aux historiens juifs, celle de prendre une nécessaire et difficile distance avec l’objet de son étude et avec la dimension mémorielle, tout en se sachant nécessairement partie intégrante d’une refondation et d’un remodelage de la mémoire à travers ce détachement et cette approche scientifique.

Comme la langue chez Esope, ce que nous dit Yerushalmi c’est que cette configuration peut être la pire et la meilleure des choses.

D’une part elle remplit une fonction « conservatrice » en ce qu’elle atteste de la permanence de la fonction mémorielle, qui est ainsi considérée comme consubstantielle à l’histoire, mais aussi une fonction « corrosive » en ce que l’histoire bouleverse les modes de pensée et que sa forme moderne se construit contre la mythologie comprise au sens large, mythologie mémorielle ou religieuse.

Participant du désenchantement du monde, la tâche de l’historien prolonge pourtant l’idée d’une histoire comme récit signifiant donnant à l’historiographie contemporaine sa tâche éminemment complexe: celle de déterminer des significations mais de mettre entre parenthèses le sens.

C’est à une réflexion sur la distance et sur la part de récit comprise dans l’histoire ainsi que sur son inévitable fonction politique et sociale que nous invite ainsi Yerushalmi, selon une méthode qui part du particularisme de l’histoire juive pour s’ouvrir à l’universel de la réflexion épistémologique.

Zakhor est en cela fidèle à la vocation du judaïsme tel que Yerushalmi confie le comprendre dans ce livre d’entretiens: porter témoignage, depuis la mémoire d’un peuple spécifique, du devenir du monde, du souci éthique et de la nécessité de l’étude et de la connaissance comme réconciliation du savoir et du croire.

Les questions posées par Zakhor sont ainsi inépuisables.

Le livre mené par Sylvie-Anne Goldberg en clôt cependant une : la particularité des Juifs au regard de l’activité historique doit être débarrassée d’une lecture univoque et totalisante, et on ne peut déduire du parcours de Clio chez les hébreux aucun motif de supériorité ou de blâme.

Zakhor est donc et surtout un livre qui clôt une métaphysique pour inaugurer un champ des sciences humaines supplémentaire entre histoire, historiographie, épistémologie et même anthropologie.

Ce n’est pas la moindre des révolutions qu’il induit que de redonner aux sciences humaines le dernier mot.

Souvent compris à rebours de cette optique qui est pourtant la sienne, Yerushalmi rétablit ici définitivement le sens de sa pensée et de son œuvre, qui est aussi de rendre toute sa primauté au « champ d’immanence » qu’est la pratique de l’historien

Frédéric Ménager-Aranyi/ Non Fiction.fr Article original

TAGS : Yerushalmi Zakhor Philosophie Epistémologie Histoire

Historiographie Michel Foucault

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