Les leçons du 9 Av : de l’acte de contrition à l’acte de résilience…

Analyse doctrinale du rouleau des Lamentations par  Maurice-Ruben Hayoun

La lecture, de rigueur en cet été qui tarde à s’installer durablement, du rouleau des Lamentations (dit en hébreu meguillat Qinot) conduit à s’interroger sur ce qui fait l’originalité ou l’authenticité du peuple d’Israël, un peuple dont l’existence dans ses moindres détails, a toujours été coextensive à celle de Dieu lui-même. Ce qui explique que l’inconduite de ce peuple, si souvent renouvelée au cours de son histoire mouvementée, voire tragique, ait provoqué l’ire divine de manière absolue.

Mais on aurait tort de penser que belle œuvre élégiaque n’est que l’œuvre d’un poète venu déclamer en termes choisis le terrible malheur qui s’abat sur son peuple. La défaite militaire, la destruction du sanctuaire, l’occupation du territoire, la déportation des élites dans le pays l’ennemi victorieux, la famine, bref toutes les calamités possibles et imaginables qui paient lourdement l’infidélité aux prescriptions divines. Ce rouleau des Lamentations a aussi un contenu éthico-philosophique, il suffit simplement de savoir comment l’exhumer. La formulation ne se fait pas suivant les règles de l’exposé philosophique, car l’auteur de cette élégie destinait ce texte à l’usage d’une congrégation religieuse, c’est-à-dire dans le cadre synagogal… Les orants n’ont pas besoin de s’armer philosophiquement pour tout comprendre, il leur suffit de vivre intérieurement la ferveur de la complainte qui s’élève depuis l’âme de l’auteur jusqu’à Dieu.

Le premier verset exprime l’étonnement : comment une cité aussi belle, aussi réputée, aussi célèbre, se tient toute seule dans l’ombre, en deuil. Une remarque philologique, le I ajouté en suffixe aux adjectifs : on lit des règles de l’ancien génitif hébraïque, signe de l’ancienneté réelle ou fictive de ce texte. Mais l’objectif visé est de former un style ciselé, un registre lexical de qualité et très étendu, bref ce poète liturgique n’est pas un débutant. Il domine sa langue hébraïque, ciselée ainsi que son sujet. En un seul verset, il expose les tenants et les aboutissants de la situation qu’il vit, pratiquement à bout portant. La ville, fleuron de la monarchie juive en est réduite à payer le tribut puisqu’elle a perdu son indépendance.

Toutes les élites de la nation, les prophètes, les prêtres, les aristocrates brillent par leur faillite et leur déroute morale. Comment, demande l’auteur, en est-on venu à faire couler le sans innocent dans une ville réputée jadis pour sa justice et ses tribunaux d’équité ? Comment les assassins y occupent-ils le haut du pavé ? Cette crise morale et religieuse a atteint de telles proportions que, selon l’auteur, Dieu a fini par se détourner de sa ville bien aimée, Jérusalem, l’abandonnant au sort le plus triste : tomber dans l’escarcelle d’ennemis cruels et sanguinaires qui assassinent leurs fils et violent leurs filles.

Dans ses descriptions de la catastrophe nationale, l’auteur n’incrimine jamais Dieu comme étant le maître de l’histoire. Il obéit à l’interprétation des Sages d’Israël selon lesquels les ennemis d’Israël ne sont que les instruments dociles d’un décret divin. Cela signifie que la divinité d’Israël n’a pas été battue par le panthéon des idolâtres mais que c’est bien Dieu qui est le maître d’une décision prise de son plein vouloir, à l’abri de toute pression extérieure.

Un autre motif sous jacent à ces complaintes est le suivant : le rejet d’Israël par son Dieu ne saurait être pérenne, il est dur mais passager, éphémère, car Dieu ne renier pas à tout jamais son alliance avec son peuple : on sent poindre ici, sous la masse des actes de désespoir, l’espoir d’une résilience, d’un renouveau. Le peuple finira par s’amender et Dieu étendra de nouveau sur lui sa main protectrice.

Mais il ne se fait pas d’illusions, cela prendra quelque temps ; c’est pour cette raison qu’il renouvelle sa litanie des maux qui s’abattent sur la ville sainte et sur son peuple. Et dans le verset suivant on sent en pointillé le problème philosophique suivant : Juste est l’Éternel car c’est moi qui ait été rebelle à sa bouche. C’est le thème de la théodicée, de la justice divine, qui est évoqué ici. Il n’est pas question d’imputer à Dieu une quelconque responsabilité dans la survenue de la catastrophe : ce sont les enfants d’Israël qui ont provoqué, par leur inconduite fréquente, un tel désaveu et cette effroyable destruction.

Je me souviens d’avoir édité en hébreu un manuscrit du XIVe siècle, le commentaire des Lamentations par mon auteur Moïse de Narbonne (1300-1362). Mon édition a été publiée dans une revue israélienne Kovtz al Yad (hevrat mékitsé nirdamim). Et Moïse de Narbonne, en fidèle averroïste qu’il était, n’a pas perdu de vue ces questions philosophiques évoquées par l’auteur de cette élégie.

Il y a aussi une critique des gouvernants d’Israël qui ont cru s’émanciper de la tutelle divine en contractant des alliances susceptibles de les protéger et d’écarter les dangers. C’est ce qu’exprime le verset qui s’énonce ainsi : j’ai appelé mes amis à l’aide mais ils m’ont trompée… Il ne est de même du roi, envoyé de Dieu, dont ils pensaient qu’à son ombre on vivrait parmi les nations. Or, Israël a un problème avec la royauté, le seul roi d’Israël, c’est Dieu et nul autre. Même le prince (souffle de nos narines) est tombé dans le piège tendu.

Le thème le plus récurrent dans cette littérature n’est autre que la solitude et l’absence de tout consolateur. L’expression eyn menahem (pas de consolateur) connait au moins trois occurrences dans cette élégie. Nous y reviendrons plus bas.

Dans ce spectacle désolant au plus haut point, on lit aussi des cris de désespoir, surtout dans l’expression qui parle d’une chute de la ville dans des profondeurs abyssales (wa-téréd pélaïm)). Une telle déchéance ne passe pas inaperçue. Au point que les voyageurs qui traversent le pays n’en croient pas leurs yeux et grincent parfois des dents, se réjouissant de cette décadence.

Il faut aussi signaler le nombre élevé d’occurrences du nom divin. On doit bien comprendre que tout ce qui arrive a été autorisé par la volonté divine, désireuse de punir un people récalcitrant, qui a tourné le dos à toutes les valeurs morales.

IL existe dans cette élégie un autre verset d’une très grande importance au plan de la philosophie morale, de l’éthique en général. De la bouche de Dieu ne sort aucun décret du bien et du mal. On peut lire le verset soit selon le mode d’une affirmation, d’une déclaration d’ordre assertorique, soit selon le monde interrogatif. Et selon la version qu’on adopte, le sens est différent du tout au tout… Si vous optez pour l’affirmation simple, alors on éloigne de Dieu le pouvoir de faire le bien ou de faire le mal. Cela ne dépendrait pas de lui mais de l’homme, doté d’un libre arbitre. Condition préalable pour exiger de l’homme le respect des ordres divins. Si l’homme n’est pas libre d’agir, alors la punition divine s’avère entièrement infondée.

Si l’on s’interroge sur la réponse à apporter à cette question, on tend à ramener à Dieu le pouvoir exclusif de prendre tel ou tel décret : c’est lui qui dispense ses bienfaits et c’est aussi c’est lui qui abat sa verge sur les méchants…

Les scènes de désolation à chaque coin de rue démoralisent notre auteur. elles parlent des enfants de Jérusalem, fins et bien élevés, valant leur pesant d’or (ha-mesoula ‘im ba paz), qui gisent inanimés sur le sol car ils n’ont rien à manger. Des mères délicates, attachées à leur progéniture en sont réduites à les manger, tant la disette est totale. Dieu, peut-il avoir voulu toutes ces horreurs ? Nous avons peine à le croire, mais la liste des méfaits d’Israël est si longue qu’on peut presque l’admettre. Il n’y a pas que la famine, il y a aussi le glaive de l’ennemi : les morts de faim sont encore plus tristes à voir que ceux qui ont péril par l’épée…

Pourtant dans les derniers versets de l’élégie, on sent revivre timidement un peu d’espoir. Non, Dieu ne récusera pas éternellement son peuple. Non, Dieu se laissera gagner par sa miséricorde qui n’a pas de fin et il fera payer aux ennemis tout le mal qu’ils ont commis en s’en prenant à Jérusalem. Mais pour cela, il faut que le peuple se ressaisisse et fasse amende honorable.

La fin de l’élégie va dans ce sens, celui de la reconstruction et du pardon. Mais la tradition juive a su combattre le défaitisme et le désespoir puisque le samedi suivant le culte synagogal prescrit la lecture d’un passage (chapitre I) du prophète Isaïe (VIIIe siècle avant notre ère) qui commence justement par les termes suivants : consolez, consolez, mon peuple). C’est la réponse à la déploration maintes fois évoquée des Lamentations : pas de consolateur…

L’Éternel est le consolateur du peuple d’Israël à chaque épreuve qu’il traverse. C’est la leçon à tirer de cette date fatidique du 9 du mois d’Av…

Bas-relief de l’Arc de triomphe de Titus, à Rome : la spoliation du Temple par l’armée romaine.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

 

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