Vladimir Jankélévitch, la résistance et la morale

9782226319364g

A l’heure où le mot « résistance » s’est fortement dévalué du fait de sa constante sollicitation, un recueil de textes inédits du philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985), intitulé L’esprit de résistance, Textes inédits, 1943-1983 (Albin Michel), vient de paraître, soigneusement édité par Françoise Schwab avec des textes de Jean-Marie Brohm et Jean-François Rey. Il vient nous rappeler à point nommé ce qu’est la véritable vigilance morale.

Auteur d’ouvrages sur la mort, la musique, les vertus et l’amour, Vladimir Jankélévitch a également beaucoup écrit sur le pardon et l’imprescriptible. Il fut un grand professeur, à la Sorbonne, où sa voix passionnée résonne encore parfois. Le monde des intellectuels semble l’avoir oublié, malgré la puissance lyrique de sa plume, sans doute parce que rebelle à tout système, il préférait la morale à l’idéologie. Il fut toujours engagé, jamais embrigadé.

On le sait, Jankélévitch, radié de l’université parce que juif, fut résistant. Fort d’une inépuisable modestie, il n’en a jamais revendiqué de gloire mais au contraire s’est senti redevable d’un devoir de mémoire permanent (et non d’un devoir de mémoire occasionnel et opportuniste comme celui de nombreux politiciens).

A l’inverse de Stéphane Hessel qui a fait profession médiatique de sa biographie, de manière trouble et au bénéfice d’un militantisme antisioniste, Jankélévitch a produit une œuvre, restant toute sa vie au service de ceux qui furent assassinés. Dans la première partie de ce recueil figurent des oraisons consacrées à ceux qui sont tombés face à la barbarie allemande que Jankélévitch ne cesse de fustiger. L’émotion est palpable et montre avec quelle acuité la France de l’après-guerre a conservé les traces de cette douleur, malgré une volonté d’oubli et d’atténuation politicienne dont témoignent les diverses amnisties évoquées par Jankélévitch. On y trouve aussi des textes publiés pendant la guerre dans la clandestinité qui comporte une tonalité marxisante (« la bourgeoisie internationale » fauteuse d’antisémitisme, p. 123) que Jankélévitch abandonna assez rapidement et récuse dans ce volume même (« […] pendant la guerre, les communistes me disaient que [l’antisémitisme] était une diversion du capitalisme. J’essayai de le croire. Mais je n’étais pas intérieurement convaincu », p. 133).

Jankélévitch fut parmi les premiers à discerner quelques faits majeurs de l’après-guerre. Tout d’abord l’incroyable santé morale et économique d’une Allemagne fort peu repentante et qui ne procéda jamais à l’épuration des criminels qui avaient eu le soutien de toute la population. Jankélévitch s’exprime au titre de sa génération, qui a subi l’Occupation, la traque, la mort. En résonance avec la question d’époque concernant les amnisties, la prescription des crimes ou la remilitarisation de l’Allemagne, Jankélévitch parle de tous les collaborateurs ou criminels de guerre qui coulaient alors des jours tranquilles, en Amérique du Sud, en Espagne, au Proche-Orient ou en France même. Ces écrits nous rappellent aussi, grâce à « la bonne mémoire » à quel point les coupables, à commencer par l’Allemagne en tant que nation, se sont vite relevés, contrairement à leurs victimes gazées ou fusillées : il parle ainsi de Beate Klarsfeld avec admiration comme « la mauvaise conscience d’un peuple abruti par la dérision de son enrichissement immérité, de ses marks et de sa dégénérescence adipeuse » et rappelle « les crimes des immondes sexagénaires ventrus qui peuplent actuellement les administrations et l’industrie allemandes » (p. 191).

Le pardon n’est pas pour lui une question philosophique abstraite mais une urgence morale et politique : « Le pardon est une farce ridicule quand il pardonne à ceux qui, après tout, n’ont jamais demandé pardon, ne se reconnaisse nullement coupables, ne comprennent même pas ce qu’on leur reproche, ont bonne conscience, bonne mine, bonne digestion » (p. 202). Il célèbre d’ailleurs au passage la mémoire de Bergson et de sa fameuse maxime recommandant de « Penser en homme d’action, agir en homme de pensée » — ce qui s’applique admirablement à Jankélévitch lui-même pour qui la philosophie ne fut jamais une pose ni l’instrument d’une carrière.

Troublé par la tendance à un oubli généralisé, Jankélévitch perçut avec finesse que l’antisémitisme allait s’exprimer au nom même de la Shoah : « Je crois, entre nous, que les néo-antisémites sont un peu jaloux de nos persécutions, nos souffrances leur font un peu envie. Oui, ils sont jaloux de nos malheurs ! Les Juifs ont tort d’avoir été malheureux… Ce n’est pourtant pas un privilège qu’ils revendiquent ». Cette récupération de la souffrance juive n’a pas tardé à se déployer et il revient à Jankélévitch d’avoir compris immédiatement que la création d’Israël serait l’occasion d’un déplacement politique et culturel dont les effets sont aujourd’hui dévastateurs : le remplacement de l’antisémitisme classique par un antisionisme tout aussi haineux mais drapé des oripeaux des donneurs de leçons. Il le résume avec fougue : « L’antisionisme est actuellement l’alibi [de l’antisémitisme] le plus redoutable, son camouflage le plus dangereux. C’est l’aubaine inespérée, l’introuvable prétexte, la motivation providentielle ! Avoir le droit et même le devoir d’haïr les Juifs dans l’incarnation que représente et résume Israël, il fallait y penser : il permet de rassembler, de justifier tous les instincts nazis, et (ce qui est un comble) leur donne une légitimation « démocratique ». Persécuter les Juifs au nom des peuples opprimés : qui dit mieux ? » (p. 153).

A cet égard, Jankélévitch est le précurseur des analyses de Shmuel Trigano, Daniel Sibony ou Pierre-André Taguieff. On trouve d’ailleurs dans ces textes des analyses qui restent d’une grande pertinence historique concernant Israël car l’actualité se répète avec obstination : « L’OLP a été absolument intransigeante […] a exercé un horrible chantage en prenant comme otage la population de Beyrouth. Par une idée « géniale », Yasser Arafat a eu l’idée de prendre des otages, comme firent les Allemands. » (p.263). Pour des raisons générationnelles, il se souvient aussi du processus historique qui a conduit les Arabes du Proche-Orient à revendiquer la terre d’Israël, démarche qu’il qualifie d’impérialisme : « En parlaient-il avant ? Ils ont découvert [Israël] lorsque les Juifs s’y sont installés, ont commencé à faire pousser des oliviers et de la vigne. C’est alors qu’ils se sont aperçus que c’était leur terre. Ils l’ignoraient auparavant. Ils se sont tout à coup découvert des droits lorsqu’ils ont vu que la terre fleurissait » (p. 263).

Jankélévitch est aussi le témoin d’une modification des rapports de force portés par les médias et dont il possède une parfaite conscience : « On ne peut pas ne pas être frappé par l’extrême agressivité de la presse à l’égard d’Israël. C’est ce qui œuvra en grande partie dans mon évolution. […] Le Monde se montrait crapuleux, odieux. Il suffisait de lire Le Monde pour devenir pro-israélien. Ce fut dégoûtant : leur langage, leur mauvaise foi, leurs sophismes, leur hypocrisie. Il s’agit d’un phénomène relativement nouveau. Je ne crois pas que cela aurait été possible au temps de Beuve-Méry. Aujourd’hui, Le Monde, c’est les morceaux choisis de la vilenie, de la perfidie. Cela se voit dans chaque ligne, chaque nouvelle […] C’est fait très soigneusement par des spécialistes. Par là, les Français retrouvent leurs vieux démons. Le mal, l’antisémitisme, n’est pas guéri, est mal guéri. » (p. 264).

Comme il ajoute, avec une belle intuition qui se vérifie chaque jour au travers de la montée en puissance du terrorisme jihadiste combattu depuis l’origine par Israël, que « Israël est la conscience du monde d’aujourd’hui » (p. 245), on comprend que, malgré l’ampleur de son œuvre, Jankélévitch ne soit décidément pas à la mode…

 

Jean Szlamowicz

La rédaction de JForum, retirera d'office tout commentaire antisémite, raciste, diffamatoire ou injurieux, ou qui contrevient à la morale juive.

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Shimon

Tres juste Janke !

Ayin Beothy

Merveilleux Jankélévitch, merveilleux de rigueur, de lucidité, de modestie