Peut-on encore parler de l’universalité des valeurs morales ?

 

La question est loin d’avoir, aujourd’hui, une simple portée théorique ni d’être limitée au cadre d’un débat éthérique entre différentes écoles philosophiques. Il est ici question des valeurs et non pas, plus vaguement, de l’universalité de la loi morale, notion éminemment judéo-chrétienne et dont la formulation la plus prégnante se trouve dans le Décalogue biblique, véritable charte morale de l’humanité civilisée. Mais voilà, depuis les ravages de mai 68, nul ne peut plus s’en prévaloir publiquement sans risquer d’être voué aux gémonies ou d’être taxé de réactionnaire… Pourtant, c’est bien la faille qui caractérise aujourd’hui à la fois notre civilisation européenne et la culture humaniste à laquelle elle a donné naissance.

Coupons court d’emblée à un malentendu : aucune culture, si élevée soit-elle, ne sort indemne des aléas de l’histoire qui n’est autre qu’un interminable cortège de conflits, de massacres et de persécutions, religieuses ou autres. Je veux dire, pour parler clairement, que le judéo-christianisme dont on espère enfin une salutaire résurrection, n’a pas pu empêcher la Shoah ni l’extermination de tant de millions d’hommes, de femmes et d’enfants de toutes nations et de toutes origines.

Mais il ne faut jeter le bébé avec l’eau du bain : si une Europe déchristianisée a fait une rechute dans un paganisme inhumain d’où les valeurs bibliques et évangéliques l’avaient laborieusement extraite, ce fait ne suffit pas pour condamner les valeurs qui gisaient à son fondement : ces valeurs ne se trouvent pas disqualifiées  pour autant. Si elles avaient continué d’exister, de s’imposer à l’humanité européenne, nous n’en serions pas arrivés là. Certes, si on ouvre les journaux ou si l’on regarde la télévision, il est surtout question de déficits économiques ou financiers, de la bonne ou mauvaise santé des banques, mais jamais de déficits ni de manque à gagner moraux.

Aujourd’hui, pourtant, toute l’Europe, et pas seulement elle, a totalement oublié la terrible phrase de Caïn, le premier meurtrier de l’Histoire, qui eut le front de répondre à la divinité qui s’enquerrait symboliquement du sort réservé à son frère Abel : Suis je le gardien de mon frère ? Et cette déploration ne porte pas sur la réponse introuvable à cette question, elle porte simplement sur son existence pure. Qui s’en soucie aujourd’hui ?

Cette situation me fait penser à un épisode passé inaperçu durant les troubles engendrés par mai 68. Ce qui m’y fait penser n’est autre que la philosophie morale de Levinas, définie dans son maître livre Totalité et infini, mais aussi dans Difficile liberté et le Temps et l’Autre…  A ce moment là, le collègue et ami du grand philosophe judéo-français, le protestant Paul Ricœur était le doyen de la faculté de Nanterre. Et un jeune étudiant en philosophie avait émis la remarque suivante que je résume en substance sans être en mesure de la restituer verbatim : je suis venu étudier la philosophie à l’université, je ne suis pas là pour subir les prêches d’un pasteur (Ricœur) et d’un rabbin (Levinas)…

Ce philosophe en herbe méconnaissait visiblement les œuvres de Spinoza et de Bergson dont les spéculations respectives touchaient justement à l’éthique, pour l’un, et aux deux sources de la morale et de la religion pour l’autre. Dans les deux cas, des valeurs attestant la genèse religieuse du politique. Plus près de nous, même s’il a, durant quelque temps, évolué dans un voisinage peu recommandable (avec les Nazis, un peu comme Martin Heidegger), Carl Schmitt a réuni quatre conférences en un petit volume, intitulé Politische Theologie. Il y montrait que la plupart des valeurs démocratiques ou libérales de notre temps sont la forme laïcisée ou sécularisée de thèmes religieux d’origine biblique. On pourrait même en dire autant de la charte des droits de l’homme et citoyen…

L’homme, voilà la valeur suprême, non pas qu’elle soit au-dessus des essences métaphysiques, mais le respect de sa dignité inaliénable et irrémissible est le marqueur distinguant le bien du mal et l’humanisme de la barbarie. Par malheur, la frontière tend à s’estomper entre ces deux régions, normalement séparées par une insurmontable tension polaire.

Nous évoluons, contre notre gré, dans une sorte de relativisme moral, où tout se vaut, tout est est légitime et quand ce n’est pas vraiment le cas, eh bien on invente une nouvelle légitimité… Gare à ceux qui auraient l’audace de s’en prendre à cela, on les accuserait de vouloir rétablir un ordre moral, largement discrédité. Le meilleur exemple en est ce qui suit

Récemment, dans une homélie consacrée à la mémoire d’un saint homme, un prêtre de l’église catholique égorgé alors qu’il célébrait la messe dans son église, un important prélat a parlé de déviations, suscitant une forte polémique. Mais sommes nous en droit d’exiger de ces hommes d’église autre chose que la défense intelligente des valeurs en lesquelles ils croient ? Et à quoi d’autre serviraient ils s’ils ne le faisaient pas ? Est-il raisonnable d’attendre d’un homme d’église ou d’un religieux tout court, qu’il admette en sa créance, sans discuter, ce que les saintes Ecritures en lesquelles il croit, condamnent sans appel ?

Certes, nous sommes tous tenus de respecter les lois de l’Etat et de la République. Mais il demeure que tout ce qui est légal n’est pas forcément légitime. La tradition talmudique, sous le nom d’un certain Sage nommé Samuel, a frappé un adage qui règle les rapports entre la foi et le gouvernement de la cité : Dina de-malkhouta dina, la loi du royaume, c’est la loi… Mais cette loi doit être appliquée avec mesure et discernement.

 Quand on voit les critiques violentes que nous adressent les barbares fanatiques au sujet de notre prétendue déchéance morale, de notre inaptitude à adhérer à l’unique bonne religion à leurs yeux, on se demande s’il n’est pas grand temps de réhabiliter un grand système éthico-religieux qui est le judéo-christianisme…

Tout système de valeurs morales ordonne et préserve la vie humaine, la pratique du bien et la bienveillance à l’égard de son prochain. Tout le reste relève du ritualisme, propre à chaque groupe ethnique. Mais l’essentiel, comme dirait Hegel, c’est l’universel. Or, si les valeurs morales ou éthiques sont universelles, les rites qui leur servent d’écrin ne le sont pratiquement jamais.

La culture européenne fait face à des défis qui peuvent compromettre durablement, voire définitivement, son avenir. Si elle veut éviter la catastrophe et la faillite morale, elle doit réagir, renaître, renouer avec les valeurs qui l’ont maintenue en vie jusqu’à nos jours. Les réponses ne peuvent plus être ce qu’elles sont, tant l’indigence de la politique, stricto sensu, saute aux yeux. Comment faire face à cet afflux massif de tous ces déshérités, chassés de chez eux par les fléaux de notre temps, la guerre, les persécutions, la famine, la maladie et l’insécurité ?

Jusqu’à présent, on s’est contenté de rustines morales. On est bien loin de ce que préconisait Emmanuel Levinas en parlant d’être «l’otage d’autrui», c’est-à-dire d’être justement le gardien de son frère, quoi qu’il fasse ou nous fasse, au péril même de notre propre vie. Certes, comme le disait Ricœur qui n’était pas d’accord avec cette attitude extrême, c’est excessif et hyperbolique.

Mais voilà, l’existence nous montre chaque jour que Dieu fait qu’il faut beaucoup exiger de soi pour être à peu près certain d’obtenir quelque chose…

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Par Maurice Ruben-Hayoun

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yacotito

Certes, nous devons etre le gardien de notre frère, mais tout en préservant notre intégrité.
En d’autres termes, on doit secourir les réfugiés (sous reserve que s’en soit effectivement) mais rien ne nous oblige à le recevoir dans note lit.
En effet, il est dit dans l’Exode 22-21 : « Tu ne maltraiteras point l’étranger, et tu ne l’opprimeras point; car vous avez été étrangers dans le pays d’Egypte ».
Il faut donc aider ces réfugies chez eux en instaurant une zone protegée par une armée (pas par des figurants equipés d’un casque bleu) où pas une arme fut elle blanche n’est admise exceptées les nôtres. A ce titre il est moral que toute personne vivant en sécurité en occident paie une quote part.
Merkel sur ce terrain a perdu son bon sens, (hishtaga’ate) : elle est atteinte du travers de tous nos dirigeants : la tyrannie. En effet, une fois élu, le dirigeant européen fait ce qui lui semble, sans plus tenir compte de l’opinion de ses concitoyens. vous parlez d’une democratie !
La seule echeance où un electeur peut esperer agir est l’election, sous reserve qu’il y ait quelqu’un de valable à élire, ce qui n’est en général pas acquis.