Franz Rosenzweig été le miracle de Yom Kippour…

par Maurice-Ruben HAYOUN

Commençons par mentionner deux citations de Franz Rosenzweig,, mort en 1929, des suites d’une longue maladie, deux extraits qui nous renseignent bien sur ses origines et sa conception du judaïsme :
Le fil ténu de la tradition parvenue jusqu’à moi (yom kippour, la soirée du séder, la bar-mitzwa) -car je n’ai pris conscience des prières du vendredi soir qu’à l’âge d’étudiant-oui, ce fil est pourtant devenu le lien autour duquel tout a pu s’agréger. (Franz Rosenzweig, Gesammelte Schriften I, p 1197 )
Mon arrière-grand-père Samuel Meyer Ehrenberg dont Léopold Zunz et Makus Jost furent les élèves, a le même lien de parenté avec mes cousins et cousines Ehrenberg. Jadis, cela m’avait fait forte impression. Et si je n’ai pas voulu jeter le manche après la cognée, ni dans un sens ni dans un autre ( à savoir soit devenir sioniste, soit me faire chrétien), il me fallut réfléchir sérieusement à la manière d’amender et de sécuriser la voie médiane (la conjonction de coordination ET entre germanité et judéité) pour la parcourir enfin en toute sécurité… Et le peu que j’ai réussi à sauver je le dois à mon (grand) oncle Adam Rosenzweig ; grâce à lui, et à lui seul, je parvins à me faire une idée de ce que je nomme le monde juif et à en trouver l’accès. Ce sont là les rares impressions, certes peu nombreuses mais pourtant suffisantes qui me servirent de refuge et de source de jouvence afin de résister aux puissantes pressions d’un univers qui nie l’existence ou, au moins, le droit à l’existence de ce précieux patrimoine, le judaïsme. Peut-être un peu plus que la plupart de ceux qui, comme vous et moi, sont demeurés fidèles au judaïsme, je pris conscience de la puissance et de la valeur propre des attaques dirigées contre le judaïsme qui s’était, en toute confiance, aventuré très près de la germanité par le biais de ce ET. (Lettre du 16 janvier 1918, l à Hélène Sommer in Fr. Rosenzweig, GS. I, p 505
La perplexité d’un destin paradoxal.)
Je veux relater ici la vie d’un homme qui se termina sous des auspices radicalement différents de ceux sous lesquels elle avait commencé. L’intellectuel qui voulait réaliser une symbiose judéo-allemande où l’élément germanique l’emporterait largement sur les vestiges d’une tradition ancestrale, a fini par faire volte-face et par s’enraciner profondément dans une tradition qu’il fut à deux doigts de quitter.
Ces deux citations suffisent à nous introduire au cœur même de la personne et de l’œuvre de Franz Rosenzweig, jeune intellectuel juif d’Allemagne, natif de la ville de Cassel où son père dirigeait une florissante entreprise textile. Franz était fils unique. Et durant toute sa scolarité, il ne fut jamais vraiment sensibilisé à ses origines en raison de l’assimilation galopante qui affectait alors les couches les plus élevées de la population juive en Allemagne.
Rosenzweig naquit en 1886, exactement un siècle après la mort de Moïse Mendelssohn (1729-1786) auquel il rendra un hommage à la fois contrasté et ambigu en 1929, à l’occasion du bicentenaire de la naissance de l’auteur de Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme (Berlin, 1783). Mais tout comme Moïse Mendelssohn en avait fait l’expérience près d’un siècle auparavant, Rosenzweig avait entretenu l’espoir d’écrire sur des thèmes philosophiques généraux, d’où sa thèse de doctorat sur les idées politiques de Hegel (Hegel et l’Etat). Ce sont les contraintes, voire les attaques du monde extérieur, mû par un insupportable zèle convertisseur, qui le forcèrent à dévier de son plan initial et à épouser la cause juive dont il consentit à se faire l’ardent défenseur.
A l’origine, rien ne prédestinait Rosenzweig à devenir ce qu’il est effectivement devenu, à savoir un philosophe du judaïsme, un penseur qui clamait haut et fort son intention de penser dans le judaïsme et pas seulement de réfléchir sur le judaïsme. Plus tard, il écrira que le judaïsme n’est pas son objet d’étude, mais sa méthode même. Ce qui constitue une rupture avec l’idéologie de son temps. Franz Rosenzweig naquit dans une famille largement assimilée mais qui n’avait jamais envisagé de se convertir au christianisme comme le firent tant de Juifs allemands de cette époque. On se souvient que les propres enfants de Moïse Mendelssohn, tous à l’exception notable du fils aîné Joseph, finirent par quitter le judaïsme. Même sa fille Brendel rompit avec son époux pour convoler en secondes noces avec l’un des frères Schlegel. Elle commença par adhérer au protestantisme pour se muer ensuite en catholique fervente. Et elle devint ainsi Dorothée von Schlegel.
1886 fut un moment important pour le devenir des juifs de l’aire culturelle germanique. L’œuvre de Mendelssohn, le fondateur du judaïsme prussien, voire même européen, commençait à être examinée sous un angle plus critique car on pouvait en faire un bilan. Pour certains, la figure de proue de l’Aufklärung berlinoise avait été le pionnier de l’Emancipation alors que pour d’autres il faisait figure de père de l’assimilation. Aux yeux de quelques-uns, il en fut même le principal idéologue et aurait aussi contribué à une scission interne au sein du judaïsme traditionnel, rabbinique, y favorisant la naissance du libéralisme et de la réforme. Les choses ne se sont pas vraiment passées ainsi mais par certains raccourcis historiques et des interprétations un peu abusives on a pu faire passer ce grand philosophe juif pour un traitre à la cause qu’il entendait défendre. Il suffit de voir sa courageuse défense de la religion juive face aux attaques du diacre zurichois Johann Kaspar Lavater, lequel le sommait publiquement de se convertir, pour s’en convaincre. Ce que Mendelssohn refusa tout net.
Le XIXe siècle a vraiment été le siècle fatidique du judaïsme européen, et plus précisément de celui qui évoluait dans l’aire géographique du IIe Reich. En gros, l’acquisition des droits civiques fut, de la part des autorités, un octroi non dépourvu d’arrière-pensées : on ne faisait pas mystère de la volonté systématique d’émanciper les juifs et non point le judaïsme, voire même de rendre les fils de la religion d’Israël étrangers au crédo de leurs ancêtres. En somme, émanciper les juifs de leur judaïsme comme Karl Marx le préconisait dans sa Question juive (1845). Dans leur course éperdue et désordonnée vers l’Emancipation, les juifs étaient très divisés et poursuivaient des objectifs bien différents. Certains avaient cru, comme d’ailleurs Rosenzweig dans sa jeunesse, qu’il y aurait une place pour les juifs dans le Reich allemand et que nul n’érigerait l’appartenance religieuse comme une sorte de passeport pour accéder aux plus hautes charges dans la vie culturelle, sociale et économique. Même Rosenzweig, et bien d’autres avant lui, apprirent à leurs dépens qu’il n’en était rien : la société allemande était avant tout d’ascendance germano-chrétienne et les deux s’avéraient indissolublement liés : partant, si l’on restait juif, on ne pouvait prétendre être un Allemand à part entière. Rosenzweig avait grandi dans l’esprit du libéralisme des Lumières. A ses yeux, l’universalité de la raison ne pouvait pas permettre l’éviction des juifs et encore moins leur marginalisation au sein de la société C’est ce pari qui n’a pas été tenu et qui a entièrement transformé la trajectoire de vie de l’auteur.
Dans ce contexte, il est intéressant de prendre connaissance d’un passage tiré de la préface de Léo Strauss à la réédition anglaise de son livre La critique de la religion par Baruch Spinoza. Strauss qui était né en Allemagne et où il comptait rester après ses études dut émigrer aux USA à l’aide d’une bourse obtenue grâce à la recommandation de… Carl Schmitt, un compagnon de route des Nazis ! Dès 1929 il avait collaboré à l’édition dite du jubilé (Jubiläumsausgabe) des œuvres de Moïse Mendelssohn.
Le problème germano-juif ne fut jamais résolu. Il ne fut supprimé qu’au prix de l’élimination des juifs allemands. Avant qu’Hitler n’accède au pouvoir, la plupart des juifs allemands croyaient que leur problème avait été réglé par le libéralisme, à savoir que les juifs allemands étaient des Allemands de confession juive. Ils s’imaginaient que l’Etat allemand devait observer une certaine neutralité sur la question des différences des religions entre chrétiens et juifs, juifs et non-juifs Mais la majorité des Allemands refusa cette façon de voir. Et pour reprendre les mots de Herzl : c’est la majorité qui décide si on en est ou pas.
Comme Rosenzweig – dont il fut le cadet d’une bonne dizaine d’années et comme Gershom Scholem notamment suite à son vif échange avec l’auteur au sujet de l’avenir de la langue hébraïque – Léo Strauss (1899-1973) peut revendiquer une bonne partie de cette «question juive» (erlebte Judenfrage) vécue. Comme la petite minorité qui fit preuve d’une grande lucidité politique, il quitta l’Allemagne hitlérienne avant qu’il ne fût trop tard. Lui aussi pouvait se considérer comme l’un des héritiers de cette histoire intellectuelle judéo-allemande qui semblait si prometteuse. Elle portait même un nom, la symbiose judéo-allemande qui fera sortir de ses gonds un sioniste comme Gershom Scholem, jadis opposé à tout espoir de renouveau de vie juive sur les bords du Rhin. Et cette vie juive, justement, n’avait presque plus de dénominateur commun : les orthodoxes, voire les ultra-orthodoxes honnissaient l’héritage mendelssohnien en qui ils voyaient la source de tous leurs maux, les néo-orthodoxes tentaient, sous la houlette de leur héraut Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888), de sauver ce qui pouvait encore l’être, les conservatives (au sens américain du terme) pratiquaient dans leurs écoles la science du judaïsme pour aboutir enfin au noyau véritable, à l’essence du judaïsme, qu’ils recherchaient avidement pour mettre au jour la Tradition, dégagée de toutes les traditions locales qui en ternissaient l’éclat, et enfin, ces multiples communautés novatrices, réformées et libérales qui poussaient sur le allemand comme des champignons.
On comprend la difficulté éprouvée par de jeunes juifs comme Rosenzweig, à la recherche d’une bouée de sauvetage dans un univers si troublé et où le monde extérieur, le monde non-juif, exerçait d’insupportables pressions afin d’inciter les juifs à accepter enfin le message chrétien.
Pour Rosenzweig qui fut lui-même, on le verra plus bas, poussé au bord de la conversion et qui se ravisa in extremis, la solitude fut grande et douloureuse lorsque les rangs de ses propres cousins et de ses amis furent de plus en plus clairsemés après une épidémie de conversions. Rares, très rares furent les penseurs d’origine juive à refuser d’abandonner la foi de leurs pères. Et Hermann Cohen , au contraire, fut la figure tutélaire de ce mouvement de résistance. Dans ses Ecrits juifs, il démontre que le judaïsme revêt encore une importance considérable pour le développement spirituel de l’humanité à laquelle il fit l’apostolat du messianisme. Dans une autre étude consacrée au «Juif et à la culture européenne» il explique que ceux qui croient devoir se convertir pour prendre part à la vie culturelle allemande se trompent puisque c’est l’identité juive (héritage biblique, le Décalogue, la judéité de Jésus, etc…) qui gît au fondement de la culture européenne.
C’est d’ailleurs vers Cohen que le jeune Rosenzweig se tournera dès la fin de l’année universitaire de 1913 en suivant ses conférences sur la philosophie juive dans le cadre de l’Ecole des Hautes Etudes Juives de Berlin (Hochschule für die Wissenschaft des Judentums). C’est une nouvelle fois à Cohen que le jeune Rosenzweig, encore sous l’uniforme, adressera une lettre ouverte pour l’inciter à réorienter ou à créer une nouvelle science du judaïsme, plus concrète et plus proche de la vie et des gens.
Une nuit de juillet 1913, un jeune assistant à l’université, nommé Rosenstock, lui-même converti au protestantisme, se lança dans un interminable plaidoyer en faveur de la religion chrétienne, rangeant le judaïsme dans son ensemble parmi les morts et les absents de l’Histoire… Il tenta, durant toute cette nuit, de pousser le jeune Rosenzweig à la conversion, puisque, selon lui, seul le christianisme était porteur d’avenir. A quoi bon, lui dit-il, rester juif puisque «le christianisme est la vérité du judaïsme»
Rosenzweig qui oscillait déjà depuis un certain temps entre la fidélité à sa religion de naissance et la quête d’autre chose de plus exaltant et de plus prometteur, parut submergé par un tel panégyrique . Au petit matin, après une discussion de toute une nuit, il prit congé en promettant de se faire chrétien…
Mais les liens avec son milieu natal juif ne se laissèrent pas rompre si facilement. Et surtout le souvenir de c grand oncle qui l’avait tant impressionné par sa fidélité au judaïsme s’imposa à lui. Avait il le droit de faire défection ? Il se souvint d’une scène qui l’avait tant marqué : lorsqu’il alla au lycée, le premier matin, son grand oncle l’avait pris par les épaules pour lui dire ceci à l’oreille : tu es désormais un grand garçon et tu vas fréquenter le grand monde. Tu ne dois jamais perdre de vue que tu es juif…
Rosenzweig décida alors de faire une dernière tentative : il passera le jeûne de Kippour à Berlin, juste pour voir… Il jeta son dévolu non pas sur la majestueuse synagogue libérale de Berlin où se trouvaient l’orgue et les meilleurs chanteurs d’Opéra, il se rendit dans un miséreux oratoire polonais dans la Scheunengasse. Là, pas de fioritures, pas de simagrées, mais une simple prière qui vous prend à la gorge, tant les orants, les fidèles n’ont qu’une idée en tête : prier pour la rémission de leurs péchés, implorer Dieu pour qu’il permette enfin le retour des exilés dans leur terre ancestrale.
Dès qu’il mit les pieds dans ce minuscule oratoire, lui le juif allemand issu de la bonne bourgeoisie, il se sentit comme envoûté par ces mélodies tristes mais sincères, cette authenticité qui s’imposait contre la misère et le dénuement. Ici soufflait le vent du vrai judaïsme. Cette fois naïve, cette fidélité à la foi des aïeux, ces prières récitées avec ferveur, tout ce qui lui avait manqué jusqu’ici , ainsi qu’à la jeunesse juive d’Allemagne, se trouvait ici, à portée de main. Comment pouvait il l’avoir tant méconnu ?
Les strates les plus anciennes de l’âme du jeune homme s’éveillaient soudain : en son for intérieur sommeillait une âme juive. Elle s’était assoupie et à présent elle réclamait ses droits. Les causes était entendue. Le miracle de Kippour avait opéré un juste retour des choses.
Rosenzweig attendit la fin du jeûne pour envoyer à son ami un billet qui contenait une phrase décisive : J’ai donc décidé de rester juif ( Ich bleine also Jude).
Par cette simple phrase, le judaïsme, la philosophie et l’histoire juives, ont écarté un gravissime danger : la défection de Rosenzweig. Nous n’aurions alors jamais eu ni L’étoile de la rédemption, ni… Emmanuel Levinas dont la thèse Totalité et infini cite notre auteur presque à chaque page.
On peut donc parler d’un miracle de Yom Kippour.

Maurice-Ruben HAYOUN

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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Machinchose

« mort en 1929, des suites d’une longue maladie, «  » »

laquelle ?

UN CANCER , UNE LANGUEUR , UNE DEPRESSION?UNE SCLEROSE ,,

Il y a trente cinq ans cette expression semblait moins terrifiante que le mot « cancer » et certains ne sont pas arrivés a s’ en débarrasser, craignant sans doute de provoquer le sort

l’ auteur de ces lignes devrait lire Magie et religion en afrique du Nord, d’ Edmond Doutté…