Le martyre, le culte sacrificiel et le monothéisme (2)

Comme on l’a expliqué plus haut, c’est la sacralisation de la vie qui explique cette retenue et a refusé toute exaltation ou héroïsation du candidat au martyre : notre vie ne nous appartient pas, elle nous a été donnée par Dieu, lui seul juge quand il veut ou doit la reprendre. Et puis il y a l’article du Décalogue qui stipule : tu ne tueras point… Peut-être faut-il aussi ajouter une remarque propre à la situation politique du petit royaume de Judée : coincé entre ces deux célèbres puissances hégémoniques que furent l’Égypte ancienne et l’Assyrie, ce petit pays ne pouvait pas gaspiller inutilement ses forces ni s’adonner à des sacrifices inutiles. On l’a vu dans les promesses de Dieu aux patriarches : il les assure toujours d’une nombreuse descendance… C’est bien la preuve qu’ils en manquaient !
Pourtant, on trouve dans le midrash le thème des dix martyrs l’empire (c’est-à-dire de Rome). Il s’agit de sages de l’époque talmudique qui bravèrent l’interdit romain d’étudier la Tora et de pratiquer les commandements du temps d’Hadrien, entre 132 et 135 de notre ère. En fait, ces dix martyrs ne furent pas exécutés au même moment mais on les a regroupés sous un même chapitre afin d’impressionner la conscience populaire et d’en entretenir le souvenir. Les trois sages les plus connus, morts en martyrs, sont rabbi Akiba, rabbi Hananya et rabbi Yehuda. Ils furent écorchés vifs pour les deux premiers, le dernier fut, selon les sources, soit transpercé de trois cents coups de lance (sic) soit brûlé vif, entouré du rouleau de la Tora que l’on avait embrasé.
Akiba est le plus célèbre et passe pour avoir soutenu la révolte de Bar Kochba qui fut par la suite noyée dans le sang par les soldats romains. Mais c’est bien Yehuda qui fut gratifié d’une vision surnaturelle au moment de son supplice : alors que le rouleau de la Tora qui entourait son corps se consumait lentement il s’exclama : le parchemin brûle mais les lettres de la Tora s’envolent… Déclaration symbolique sur le caractère indestructible du verbe divin. La Tora, censée être d’origine divine, remonte vers les régions supérieures dont elle est issue, regagnant sa place originelle et son lieu naturel. Et aussi : il est des hommes que l’on peut détruire mais qu’on ne peut pas vaincre car leurs convictions transcendent les limites de ce bas monde. On voit bien qu’ici on exalte le martyre car l’enjeu était la survie de la Tora : si on ne l’étudiait plus, elle serait tombée en désuétude. On décrit par le menu l’agonie du sage dont on avait labouré le corps avec des brosses de fer. Et même à l’agonie, il insistait pour accomplir les commandements divins. Les rédacteurs ont ajouté qu’il interprétait ainsi le verset du Shema Israël : tu aimeras l’Eternel ton Dieu de toute son âme (nafshékha) : même si tu dois sacrifier ton âme. Akiba remerciait Dieu de lui avoir donné l’occasion d’accomplir même cette prescription biblique.
Assez curieusement, cette martyrologie a beaucoup inspiré le culte chrétien des martyrs dont le modèle hébraïque, emprunté au talmud ou au midrash, est absolument indéniable. Mais le judaïsme n’a pas retenu le culte des reliques, par exemple. On ne peut ignorer une sorte de mise en scène puisque de tels témoignages avaient plus une valeur littéraire qu’historique ; la disparité des sources insinue dans cette direction. En comparant les traités talmudiques suivants [ Avoda zara (culte idolâtre) fol. 17b-18a, Berachot (bénédictions) fol. 61b et Sanhédrin fol. 14a], on se rend bien compte des disparités existant entre les différentes relations. Il y a un souci pédagogique du martyre mais sans jamais aboutir à une héroïsation. Voici le dictum d’un sage talmudique repris dans la liturgie du matin : Juda ben Téma disait : sois aussi féroce qu’un tigre, aussi léger que l’aigle et aussi véloce que le daim chaque fois qu’il s’agit d’accomplir la volonté de ton père qui est aux cieux… Sans qu’il soit jamais demandé de tuer les autres.
Mais même s’il a consenti de très lourds sacrifices au cours de son histoire trimillénaire, le judaïsme n’a pas cherché à exalter le martyre ; tout au contraire, il a tout fait pour l’endiguer en soumettant à des conditions strictes les volontaires au martyre. Il fallait trouver un juste équilibre entre l’amour de la Tora et le respect de la vie.
Ce ne fut pas chose aisée en raison des persécutions qui émaillèrent l’histoire juive. Voici ce que Théodore Mommsen, éminent spécialiste allemand de la Rome antique, membre de l’église évangélique, disait en substance sur cette question : lorsqu’Israël apparat sur la scène de l’Histoire, il n’était pas seul ; il avait un frère jumeau, l’antisémitisme… Si donc les Juifs avaient pratiqué le martyre chaque fois qu’on les y poussait, ils auraient purement et simplement disparu.
Le talmud énumère les trois cas au cours desquels il faut trépasser au lieu de transgresser. Dans ces trois cas, trois et pas quatre, l’homme doit consentir au sacrifice suprême et refuser la transgression : si on vous contraint à verser un sang innocent, si on vous contraint à la luxure, et si on vous contraint à adopter l’idolâtrie, vous devez préférer la mort. Aucune transaction n’est possible que dans ces trois cas.
Pourtant, cette sacro-sainte règle talmudique a connu une exception notoire sur laquelle on jette le manteau de Noé : le cas des Marranes qui acceptèrent de se convertir tout en judaïsant en secret. Les maitres juifs se sont parfois opposés sur ce point délicat, notamment au XVIIe siècle à Amsterdam où tous ces pauvres hères avaient trouvé refuge et tenté de retrouver la religion de leurs pères : on connaît l’exemple tragique d’Uriel Da Costa… L’un des deux controversistes était d’avis que les Marranes s’étaient rendus coupables d’apostasie et seraient donc condamnés aux châtiments éternels (même si ceux-ci n’existent pas dans le judaïsme), tandis que l’autre faisait preuve d’indulgence en disant que s’ils s’étaient tous suicidés, cela n’aurait pas eu le moindre effet bénéfique.
Un dictum talmudique (Yoma, fol. 85b) stipule ceci : vis par la Tora, ne meurs pas par elle ! Mais, le cas échéant, tu peux mourir pour elle…
Ernest Renan écrivait dans un volume de ses Origines du christianisme que lorsqu’on verse son propre sang sans se poser trop de questions, on répand celui des autres avec encore moins de retenue.
En conclusion, on notera que judaïsme et christianisme, même intimement liés, divergent sur ce point nodal qu’est le martyre, mais jamais aucune de ces deux religions ne recommande de tuer ses ennemis en se faisant exploser parmi eux.
Même l’islam ne l’exige pas de ses adeptes car il n’approuve pas le suicide. Les kamikases ne sont pas d’authentiques martyrs de la foi.
Terminons par une profonde phrase d’Eschyle, tirée des Perses : La démesure en mûrissant produit l’épi de l’erreur et la moisson qu’on en lève n’est faite que de larmes…

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

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