Chapitre 8 : La Tora orale dans le creuset de la critique
On oublie parfois que les chrétiens ne furent pas les seuls ni les premiers à émettre des doutes sur la légitimité et la véridicité de la Tora orale.

Dans ce qui précède, on a déjà fait allusion aux critiques d’une antique secte juive, les Sadducéens, qui s’opposa de manière déterminée aux interprétations des pharisiens.

Ces sectaires optaient, avant la lettre, pour la fameuse théorie qui connut son heure de gloire à l’époque de la Renaissance, plaidant pour les seules Ecritures (sola scriptura) et rien d’autre. En fait, les maîtres de la Tora orale, donc les pharisiens (sans la connotation péjorative accolée à ce nom), les talmudistes et les futurs rabbins du Moyen Age (puisque le rabbinat est une institution médiéval), ont voulu préserver leur interprétation judéo-centrée d’un héritage convoité par d’autres qui tentaient de l’enraciner dans une culture si différente, à des années-lumière des pratiques ancestrales..

Les talmudistes se méfiaient de ces diverses tentatives de réappropriation , véritable captatio benevolae d’un corps de doctrines qui devaient rester dans leur giron, un giron juif.

Nous sommes là au cœur des contestations judéo-chrétiennes où deux types d’héritiers se disputent un héritage commun.

On l’a nettement perçu dans les chapitres consacrés à l’exégèse talmudique et aux règles herméneutiques établies successivement par Hillel l’Ancien, rabbi Ismaël et rabbi Yossi le galiléen.

Les premiers chrétiens sont venus bouleverser toute cette subtile construction qui consistait à conserver chez soi un bien ancestral ; alors que les nouveaux chrétiens voulaient absolument élargir le sein d’Abraham (Ernest Renan), ce qui présupposait une ouverture généralisée aux cultures païennes de cette époque. Et donc un amoindrissement considérable du fondement judéo-hébraïque.

Peu de temps après l’avènement de l’islam, on a connaissance d’une secte juive, les karaïtes, ainsi appelés en raison de leur refus de la Tora orale et de leur attachement à la Tora écrite qu’ils considéraient comme l’unique source légitime par excellence du judaïsme.

Partant, ils refusaient le judaïsme rabbinique, émané de cette Tora orale dont il est question dans cet ouvrage.

Les représentants du judaïsme officiel les combattirent de toutes leurs forces et les assimilèrent à l’ancienne secte sadducéenne en les nommant «les nouveaux Sadducéens.» Une sorte de résurgence d’une secte hérétique anciennes…

Le nom des Karaïtes est dérivé de mikra ou kara qui veut dire ce qui se lit ou simplement lire. C’est-à-dire la seule tradition écrite, les vingt-quatre livres du canon juif.

Cette secte dissidente comptait dans ses rangs d’éminents philologues et grammairiens pour lesquels la langue hébraïque n’avait plus le moindre secret. Leurs théologiens ont aussi rédigé de nombreux traités doctrinaux où ils exposaient leurs idées en matière de pratique religieuse. Même Maimonide eut maille à partir avec eux.

Fuyant les fanatiques Almohades de Fès, il arriva à Alexandrie et compris aussitôt qu’il ne pourrait pas vivre en paix dans un milieu dominé par la secte des karaïtes.

D’où sa décision d’aller s’établir au Caire où l’horizon était plus prometteur pour lui et pour le judaïsme rabbinique qu’il représentait. Il tenta d’abord de se concilier leurs bonnes grâces, autorisa à prier avec eux dans leurs synagogues, à contracter des mariages avec leurs enfants à consommer leur vin, etc… Mais il ne parvint pas à la réunification rituelle qu’il appelait de ses vœux.

Cependant, le pire était encore à venir pour le judaïsme traditionnel qui s’abreuvait aux deux sources religieuses de l’écrit et de l’oral. Au cours de tout le XIXe siècle, et déjà dans les dernières années du XVIIIe en Allemagne, un courant moderniste, se disant libéral et réformé, se mit à contester la légitimité de la Tora orale et proclama sa volonté de réformer le judaïsme, notamment germanique.

De là, le mouvement s’étendit à tout le reste de l’Europe, voire du monde entier, et surtout du nouveau monde où des vagues successives de migrants apportèrent avec eux cette nouvelle approche, accompagnés parfois même de rabbins qui avaient été formés dans des séminaires libéraux ou réformés.

C’est sur cet aspect des choses, le plus significatif et le plus important que je vais me concentrer dans ce chapitre.

Abraham Geiger (mort en 1872 à Berlin) fut le meilleur théologien de cette nouvelle approche d’un judaïsme amputé ou débarrassé de cet héritage traditionnel. Dans ses œuvres posthumes (Nachlass, II, p 129), on peut lire ceci : Ce qui avait été jadis conçu comme un moyen en vue d’une fin devenait une fin en soi…

Ce rabbin-historien qui soutint sa thèse de doctorat à l’université de Bonn sur le thème suivant (Qu’est ce que  Mahomet a emprunté au judaïsme ? 1833) signifiait par cette phrase provocante que ce qui était conçu, à l’origine, comme une simple haie protectrice, un paravent, prenait la place d’une chose qu’il était censé protéger.

Le judaïsme avait été, selon lui, victime d’une inversion des hiérarchies. Le protecteur se substituait au protégé.

Mais, pour être le plus complet possible sur cette question si importante pour l’avenir du judaïsme européen, il convient de regarder d’un peu plus près ce que fut l’attitude de l’église face au Talmud.

Si puissant qu’ait été le Talmud, il n’a jamais pu régner sans partage. Comme on vient de le dire, les choses se gâtèrent peu de temps après les contestations judéo-chrétiennes.

Toutefois, judéo-chrétiens et karaïtes se rejoignaient sur un point majeur : le rejet de la tradition orale et, partant, de toutes ses prises de décision. Rejetant tout l’appareil herméneutique de leurs adversaires rabbiniques, ils en vinrent (comme le feront les chrétiens eux-mêmes lors de leurs conciles) à établir leur propre calendrier, ce qui eut pour conséquence que les fêtes juives n’étaient plus célébrées au même moment.

Plus grave encore, ils ne reconnaissaient plus la validité des règles d’abattage rituel, ce qui provoqua une séparation de facto au sein des communautés : les adeptes du judaïsme rabbinique, largement majoritaires, ne pouvaient plus répondre aux invitations des karaïtes, ni contracter des unions maritales avec eux.

A présent il faut dire un mot de l’anti-talmudisme chrétien. Ici, le terme anti-talmudisme est parfaitement adéquat.

Certains juifs convertis surpassèrent leurs nouveaux coreligionnaires en matière de haine anti-rabbinique : voir le cas de Nicolas Donin qui fut excommunié en 1224 par les rabbins, en raison principalement de son opposition au Talmud et qui se fit chrétien la même année.

On évoquera aussi succinctement le cas de Joseph-Johann Pfefferkorn dans sa célèbre controverse avec Jean Reuchlin.

Il y eut de grandes controverses dont l’issue, généralement prévue d’avance, se soldait presque toujours par une confiscation, voire même par un brûlement des livres hébraïques.

On relèvera les disputations de Paris (1240), de Barcelone (1263), et de Tortose (1413-1414). Il est intéressant de noter que ce furent souvent des juifs convertis qui s’avérèrent les pires détracteurs de leurs anciens frères, en se faisant forts de découvrir dans la Tora orale des déclarations blasphématoires ou simplement injurieuses sur Jésus et sur l’église chrétienne.

Par-delà le phénomène banal de haine juive de soi (Théodore Lessing), on peut relever une certaine volonté de la part de l’église d’arracher le Talmud aux juifs.

C’est-à-dire d’accuser les rabbins de falsification d’un ouvrage ou d’une collection d’ouvrages, prévoyant la venue de Jésus et affirmant la véracité de son message. Une certaine lecture de la controverse opposant Pfefferkorn à Reuchlin est très instructive à ce sujet.

La conversion au catholicisme de Joseph (devenu Johann) Pfefferkorn en 1504 à Cologne, à l’âge de trente-six ans, eut lieu dans un contexte d’agitation antisémite et de visées missionnaires des Dominicains et des Franciscains.

On voyait encore en le juif de l’époque le symbole du fou, du misanthrope, de l’usurier, du païen, de l’hérétique et du démon. Mais le cas de Pfefferkorn, somme toute assez banal si on limite toute cette affaire à un cas d’apostasie, revêt une importance spécifique car on doit examiner le rôle que le Talmud pouvait jouer aux yeux de l’église dans son zèle convertisseur.

Les historiens juifs, tels Ludwig Geiger (le fils d’Abraham Geiger), Heinrich Grätz et dans une certaine mesure Salo Wittmayer Baron, voulurent voir en Pfefferkorn l’instrument parfaitement docile des Dominicains de Cologne. Selon ces historiens, l’ensemble de la controverse opposant Reuchlin à Pfefferkorn ne serait que le reflet d’un combat bien plus vaste que se livraient dans les pays germaniques en 1510 les partisans de l’humanisme et les tendances obscurantistes de l’église catholique. Martin Luther et ses thèses de 1517 ne sont pas très loin : tout juste sept ans ! Ce serait une sorte de Kulturkampf (Otto von Bismarck) avant la lettre.

L’église se posait la question suivante : le Talmud favorise-t-il ou entrave-t-il au contraire la conversion des juifs ? Deux écoles s’affrontaient, celle de Reuchlin, passant injustement pour l’ami des juifs, alors qu’en réalité, elle aussi, visait à les convertir par des moyens pacifiques, et le point de vue de Pfefferkorn, nettement moins subtil, qui recommandait de confisquer brutalement les livres sacrés des juifs et de leur imposer de durs travaux manuels.

Dans son mémorandum intitulé Augenspiegel Reuchlin présente le Talmud comme un témoin potentiel en faveur de la révélation chrétienne. Fin lettré, Reuchlin tire de nombreux arguments en faveur de la littérature rabbinique , à partir de la tradition ecclésiastique elle-même.

Alors qu’il n’avait fait l’acquisition d’un exemplaire du traité talmudique Sanhédrin qu’en 1512, donc un an après avoir écrit son rapport, Reuchlin explique que pour vouloir brûler la littérature sacrée des juifs ou simplement la confisquer, il faut avoir des connaissances linguistiques (en araméen et en hébreu) au préalable.

C’est la condition à remplir pour être à même de juger des passages hostiles ou calomnieux à l’égard de Jésus et de sa doctrine.

Au fond, Reuchlin bâtit son argumentation autour de trois points :
L’apôtre Paul (1 Corinthiens 11 ;19) est appelé en renfort contre l’incurie et la paresse de certains prêtres, peu enclins à apprendre les langues de la Bible.

Quand les chrétiens, affirme-t-il, maîtrisent bien les textes rabbiniques lors d’une joute oratoire avec un adversaire juif, l’issue ne fait guère de doute : le chrétien finit par gagner. Reuchlin parvient alors à une proposition paradoxale dont on est fondé à se demander si elle reflète bien sa pensée profonde, ou si, au contraire, elle a pour but de la dissimuler. : plus le Talmud argumente contre la foi chrétienne et plus celle-ci en sort renforcée, conclut il. On sent que Reuchlin ne condamne pas tant la recherche d’expressions blasphématoires dans le Talmud que l’amalgame opéré par des ignorants.

Comme toute chose existant sous le soleil, le Talmud, nous dit l’auteur, contient du bon et du mauvais. C’est là un argument qui porte, surtout aux yeux d’esprits formés à la théologie : l’œuvre divine elle-même concède une place au mal. Sommes nous pour autant fondés à la rejeter en bloc ? Non, il faut simplement séparer la paille du grain.

Jésus avait lui-même invité les juifs à examiner les écrits (Actes des Apôtres 17 ;11) ; selon Reuchlin, cette invitation englobe aussi une partie de la tradition talmudique authentique.

Pour autant, Jean (5 ;39) signifierait ceci : Les écrits de vos scribes et de vos sages qui constituent le Talmud portent eux aussi, tout comme la Bible, témoignage de ma venue.
Reuchlin en conclut que si Jésus avait lui-même à l’esprit de telles choses, alors le Talmud peut effectivement servir à la Judenmission (mission auprès des juifs).

En somme, il invite à poignarder les juifs avec leur propre dague. Toutefois, cette action calculée, visant à ménager le Talmud conçu comme un arsenal, n’impliquait nullement qu’on le respectât tel quel entre les mains des juifs.

Le mot d’ordre devenait donc : avec le Talmud (interprété dans un sens favorable à l’église) et contre le Talmud (tel que le conçoivent les rabbins) présentés comme de mauvais bergers. Et ce n’est pas le moindre paradoxe de l’Augenspiegel de Reuchlin.

Pour bien marquer quelles étaient ses préférences, Reuchlin rapproche Gen. 25 ;23 (l’aîné servira la cadet) de Rom. 9 ;12 d’où il apparait que la Bible et les écrits hébraïques sont porteurs d’une tradition préchrétienne dont l’église est nécessairement l’héritière.

Cette attitude intellectualiste de Reuchlin s’explique de la manière suivante : mieux vaut attirer une poignée d’érudits juifs qui mettront leur savoir à la disposition de l’église que d’obtenir par la force ou par des stratagèmes la conversion de quelques milliers d’ignorants. C’est dans cet esprit que l’hébraïsant chrétien demandera l’institution de quelques chaires d’hébreu à l’université.

Un bref survol des arguments de Pfefferkorn montre que les deux hommes ne divergeaient que sur la forme et non sur le fond qui restait le même. Là où Pfefferkorn, en demi savant qu’il était et dans sa volonté de se faire enfin accepter sans restriction aucune par ses nouveaux coreligionnaires, réclamait, bruyamment, des mesures radicales contre les juifs, Reuchlin manœuvrait plus habilement, laissant entendre que l’église ne saurait détruire ce qui, en réalité, militait en sa faveur.
Dans le Judenspiegel, Pfefferkorn se livre à une attaque en règle contre les rabbins que l’on pourrait assimiler à des cuisiniers peu fiables qui ont commencé par préparer un mets sain pour y glisser ensuite du fiel et du venin…
Pour conclure ce point, disons un mot de la situation politique dans cette controverse : l’empereur Maximilien Ier se voyait investi d’une sorte de croisade spirituelle, à savoir réussir à extirper de l’esprit des juifs toute trace de littérature talmudique ou rabbinique.

Si l’affaire Reuchlin / Pfefferkorn marque un point culminant dans l’anti-talmudisme chrétien, elle ne doit pas faire oublier toutes les autres accusations fomentées par l’église en vue de priver les juifs de leurs livres sacrés. On se limitera ici à deux cas qui auront l’avantage de nous rapprocher de l’époque moderne.

Johann Andreas Eisenmenger a prétendu démasquer le judaïsme (Entdecktes Judentum) en le présentant sous son vrai visage qui ne pouvait qu’être hideux à ses yeux. Croyant que les juifs dissimulaient aux yeux des étrangers leur doctrine, il conçut le projet de devenir l’élève des rabbins, en se faisant passer pour un candidat à la conversion au judaïsme. Il parvint ainsi à accumuler des connaissances imposantes mais peu fiables car fondées sur des traductions volontairement déformées afin de diffamer les juifs.

Eisenmenger n’hésita pas à arracher bien des passages à leur contexte. Ce faussaire eut beau jeu de démasquer la soi-disant imposture des juifs. Ressentant la nécessité de se défendre contre de telles calomnies, les juifs de Francfort déployèrent de grands efforts pour empêcher la parution du livre ou, à tout le moins, en restreindre la diffusion. Paru en 1701, l’ouvrage fut réédité à Berlin dix ans plus tard tandis qu’une traduction anglaise vit le jour en 1732.

Cette véritable bombe anti-juive allait être mise à profit par August Rohling (mort en 1931) qui enseigna la Bible à l’université de Prague. Dans un ouvrage intitulé Der Talmudjude (déjà cité supra) il cherche à étayer tous les soi-disant crimes des juifs, en s’appuyant sur les traductions fausses et tendancieuses d’Eisenmenger. L’ouvrage n’en connut pas moins de dix-sept rééditions pour autant…

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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