La pratique religieuse juive: introduction. Le destin du judaïsme rabbinique s’est joué à une époque où l’exil et la destruction du second temple de Jérusalem faisaient encore partie de l’histoire récente, vécue par des milliers de survivants de cette double catastrophe : la disparition du temple de Jérusalem et, partant, la cessation forcée du culte sacrificiel, un double événement qui fut très mal ressenti et qui entraîna le désarroi même au plan théologique, l’occupation par la puissance victorieuse romaine de tout le territoire.

Les Judéens avaient perdu et leur lieu de culte majeur et leur autonomie ou indépendance politique. Et comme si cela ne suffisait pas à discipliner ce peuple de Dieu, les Romains accélérèrent la déportation, donnant naissance à un exil qui allait durer pas loin de deux millénaires.

Au cours d’une telle période qui a dû paraître interminable aux yeux des exilés, le judaïsme tel qu’ils l’avaient hérité de leurs lointains ancêtres, allait changer du tout au tout.

Cela ne signifie guère que le judaïsme rabbinique ou talmudique qui allait succéder au culte sacrificiel des prêtres du temple de Jérusalem n’était pas légitime : cela impliquait simplement que la mutation imposée par l’histoire ne pouvait pas ne pas laisser une profonde trace dans le judaïsme exilique naissant. La conscience juive en fut profondément traumatisée.

Un peuple vaincu, arraché à sa terre ancestrale, déporté loin, très loin, vers des horizons de lui inconnus, ne pouvait pas reprendre tranquillement l’ancien culte, centralisé de Jérusalem, sans autre forme de procès.

Certes, si Israël a dû procéder à des révisions déchirantes dans sa pratique religieuse quotidienne (plus de services des Lévites, plus de sacrifices quotidiens, plus de possibilités de procéder comme auparavant à la rémission des péchés et donc persistance dans un état d’impureté, situation intolérable aux yeux de l’ancienne théologie) , il n’a jamais varié sur l’essentiel : douter de son Dieu national, le Dieu qui se révéla aux patriarches avec lesquels les liens demeuraient indissolubles, qui le libéra de l’esclavage en Egypte, le soutint de sa manne reconstituante quarante années durant et le mena vers cette terre de promission où il put s’installer et vivre plusieurs siècles dans un calme assez relatif.

Donc, le peuple d’Israël n’a jamais remis en question son orientation religieuse fondamentale : croire en le Dieu unique, créateur des cieux et de la terre, et confiant à son peuple Israël une mission universelle que ses prophètes ont incarné des siècles durant : propager la doctrine monothéiste et se montrer digne de l’Alliance avec Dieu partout dans le monde.

Mais il fallait, au préalable, régler une question d’ordre métaphysique ou, à tout le moins, théologique : que s’était-il passé, pour parler anglais, what went wrong ? Qu’est-ce qui a dysfonctionné ? Et pourquoi ce même Dieu d’Israël a-t-il fini par abandonner son peuple à son triste sort ? Pour faire court, pourquoi a-t-il laissé périr son peuple et détruire sa maison et sa ville sainte ?

Eh bien, même dans cette situation désespérée, le peuple d’Israël n’a jamais considéré que son Dieu avait été défait par d’autres divinités ; il a jugé et même thématisé la défaite comme étant la résultante de ses infidélités répétées.

En fait, ce n’est pas Dieu qui avait abandonné Israël mais Israël qui avait abandonné son Dieu. Et ce, en dépit, des multiples mises en garde de tous ses prophètes depuis Isaïe, Jérémie, Amos et tant d’autres…

Et la liturgie quotidienne a repris des versets prophétiques stipulant que bien qu les ayant exilés dans les pays de leurs ennemis, Dieu n’a pas voulu rompre tout lien avec Israël…

Au plan théologique, comme le rappelait Hans Jonas dans un écrit, au lendemain de la catastrophe, aucune prière préexistante à la chute, ne fut réécrite ni réévaluée au plan théologique.

En revanche, la conscience nationale-religieuse juive procéda à l’établissement d’une théorie destinée à expliquer, dans un certain sens, ce qui s’était passé : ce ne sont pas les légions romaines qui ont changé le cours de l’Histoire, infligé une terrible défaite au peuple, ce sont les péchés, les fautes, les inconduites de ce peuple qui ont provoqué ce qui est arrivé : ce n’est pas Dieu qui a été vaincu, c’est sa patience et sa longanimité qui ont fini par céder devant ce raz de marée peccamineux du peuple : les péchés d’Israël ont causé sa perte.

Et quid des Romains, et bien avant eux, des Babyloniens de Nabuchodonosor lors de la destruction du premier temple ?

Eh bien, ce ne sont ni les généraux romains ni leurs lointains prédécesseurs babyloniens qui ont, de leur propre chef, causé tant de malheurs et de destructions, mais bien Dieu qui s’en servit comme d’un instrument pour appliquer son terrible verdict divin : la destruction, l’occupation et la déportation.

Les sages d’Israël, qui étaient chargés de penser pour le reste de leur peuple, ont opté pour cette explication radicalement théologique qui imputait aux seules infidélités d’Israël la cause de sa défaite. C’était donc un châtiment d’origine divine.

Pour s’en convaincre, il suffit de relire les vieux midrashim qui nous présentent un roi babylonien Nabucco, errant de ville en ville pour, dit-il, échapper à Dieu qui le poursuit sans relâche car il avait détruit son temple et brûlé sa ville sainte, Jérusalem.

En somme, le potentat babylonien reconnaît deux choses ; la toute puissance divine qui s’est donnée libre cours à travers lui, (donc son instrumentalisation par une puissance qi le dépasse totalement) et l’énormité des conséquences : un peuple d’Israël condamné à errer de par le monde tandis que son temple détruit est un lieu désolé où les renards cicrulent en liberté (har ha-bayit shé shamém shoul’alim hillékhou bo : le Mont du Temple qui est désolé, des renards y circulent. Et le potentat sait que Dieu le lui fera cher payer…

J’ai dit plus haut qu’aucune modification théologique d’importance n’avait été apporté à la conception qu’Israël se faisait de l’univers (Weltanschauung) ; en revanche, dans la pratique religieuse quotidienne, maintes choses changèrent sous la contrainte des événements : par quoi remplacer le culte sacrificiel qui n’était pas prêt d’être rétabli ?

A ce sujet, il faut citer ici la réfutation sans ménagement de certains sages qui croyaient au rétablissement de la souveraineté nationale de leur vivant et pressentaient l’arrivée prochaine, voire imminente, du fils de David, le Messie davidique…

Erreur profonde ! L’ânesse du Messie ne s’est pas encore montrée depuis deux millénaires. Il avait raison le sage du midrash rabba qui adressa une violente rebuffade à un collègue qui voyait midi à sa porte : l’herbe aura poussé sur ta tombe que le Messie fils de David ne sera toujours pas là ( ya’alou ashabim al lehyékha ou ben David lo ba…

Le salut ne pouvait provenir que de la Tora : plus précisément de l’accomplissement scrupuleux de ses commandements, de ses préceptes et de ses statuts.

Une pratique religieuse scrupuleuse, minutieusement mise au point avec ce sérieux judaïque dont Ernest Renan aimait tant se gausser. Pour donner une idée de cette emprise croissante de la pratique religieuse quotidienne dans le judaïsme postexilique, on peut citer deux références traditionnelles, séparées l’une de l’autre par près d’un millénaire : dans le traité talmudique babylonien d’Avoda zara (fol. 3a) on nous apprend comment Dieu organise sa journée : les trois premières heures sont consacrées à l’étude de la Tora !!

Rendez vous compte : Dieu étudie la Tora qu’il est censé avoir lui-même remise au peuple d’Israël par l’intermédiaire de Moïse. Comprenez : la Tora s’impose à tous, jusques et y compris à son auteur… Un autre passage du même traité talmudique (Berachot) parle de Dieu qui enroule chaque matin ouvrable de la semaine, les tefillin autour du bras gauche et du front…

La seconde référence traditionnelle prouvant la centralité de la Tora se trouve dans le Zohar : à la question O combien sérieuse et délicate, qu’est ce que Dieu ? (et non pas qui est Dieu ?) le Zohar, imperturbable, répond : la Tora…

Et cette même Tora, comme on l’a vu précédemment en parlant de la Tora écrite et de la Tora orale, se compose de deux éléments étroitement liés les uns aux autres : une partie narrative, pour ne pas dire historique car on y procède à une lecture théologique de l’histoire, et une partie juridico-légale, donc des commandements, des préceptes, des prescriptions, des interdits et des statuts. Et c’est de tout cela que nous allons parler dans les pages qui suivent.

La Bible hébraïque avait le choix entre plusieurs termes dans sa lexie ; pourtant, elle a choisi un seul vocable générique, TORA ; Elle avait le choix entre d’autres termes comme : torot, hukkim, mishpatim, mitswot, amarot, pour s’en tenir aux termes les plus récurrents.

Ce canon judéo-hébraïque était connu depuis fort longtemps, à la fois dans le Pentateuque et dans la littérature prophétique. Ce qui va changer, c’est l’accent sans précédent mis sur la pratique de ces mêmes mitswot. Elles deviennent le foyer, l’axe central du judaïsme.

On institue les trois prières quotidiennes qui existaient sous la forme de cantiques et de Psaumes récités au sein du temple Les sages chargèrent un certain Samuel de mettre de l’ordre dans tout cet embrouillamini de textes : de là la distinction entre hitkin (instituer) et hisdir (mettre de l’ordre).

Cette pratique religieuse quotidienne qui recommande de prier trois fois par jour représente un fondement rituel inséparable du judaïsme rabbinique. Le texte biblique contient, certes, certaines prières fort émouvantes, notamment la prière d’Anne, la mère du prophète Samuel ; le futur successeur du vieux prêtre ‘Elie dont les fils, peu méritants et corrompus au plan éthique, avaient été disqualifiés pour le service divin. Mais l’idée même de prier nest pas énoncée clairement dans le corpus biblique.

Lorsque le judaïsme rabbinique se redéploya sous la férule du sage Yohanan ben Zakkaï, lors du fameux synode ( ?) de Yavné vers 90-100 de notre ère, l’élite intellectuelle de la nation s’interrogea sur un élément qui allait conditionner l’avenir de ce peuple durant des millénaires : est-ce le midrash ou l’action qui compte le plus ?

Il s’agissait de savoir si le judaïsme devait devenir une sorte de club privé, d’académie désintéresse du monde, lui tournant le dos et rester entre soi, ou, tout au contraire, axer la survie du peuple autour d’une série d’actes et de rites, destinés à maintenir le judaïsme en vie, une vie vivante, féconde, productive, animée, etc..

C’est de cela que nous allons parler au cours des jours et des semaines qui suivent durant cet été.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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