Albert Camus, gagnant le prix Nobel en 1957 | Wikimédia

La mesure, seule maîtresse des fléaux. La Peste de Camus

par Vincent Duclert

La Peste est d’une lecture passionnante pour la réflexion sur l’organisation en temps de crise, sur les prises de décision face aux catastrophes, sur l’importance d’une pensée libre en permanence associée à l’action.

Le roman d’Albert Camus, paru en 1947 en France, constamment réédité par les éditions Gallimard et traduit dans toutes les langues, connaît une nouvelle et soudaine popularité avec les conséquences du coronavirus et la lutte que le monde livre désormais à la pandémie[1].

Son succès ne s’est pas démenti en Italie gagnée par le confinement généralisé[2] et il touche maintenant la France depuis la mobilisation générale décrétée par l’exécutif pour réagir à « la guerre ». Ce n’est pas la première fois que La Peste passe du statut d’ouvrage classique à celui de symptôme des peurs et des espoirs de toute une société. Les Japonais s’en étaient saisi après la catastrophe de Fukushima en 2011[3]. Cette fois, c’est à l’échelle du monde.

Il est difficile de dire précisément ce que les lecteurs d’aujourd’hui recherchent dans La Peste, ce « récit » que le docteur Rieux, l’un des principaux protagonistes de l’histoire, décida de rédiger alors que le combat engagé contre l’épidémie fulgurante qui s’était abattue sur la ville d’Oran trouvait une issue victorieuse bien que provisoire.

La lecture est une énigme qui renvoie au secret de l’être et au monde de ses rêves. Tout au moins peut-on témoigner de ce qu’Albert Camus a souhaité transmettre avec La Peste. Il s’en est ouvert dans des lettres à ses proches, dans ses « cahiers », s’exprimant très tôt sur ses attentes avec un projet né dès 1938, repris au printemps 1941 alors que les éditions Gallimard s’apprêtent à publier coup sur coup, en juin puis en octobre, L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe.

De la séparation à la résistance

Dans ses Carnets – titre que les éditions Gallimard donnent aux « cahiers » à leur première parution en collection « Blanche » en 1962 –, Albert Camus porte à la date d’avril 1941 ces mots, « Peste ou aventure (roman) », dans une esquisse de ce que serait la « IIe série[4] » de son œuvre après le « cycle de l’absurde ».

Il imagine une « ville heureuse » frappée par la peste : « On meurt en vase clos et dans l’entassement. » Il n’entrevoit pas encore les grands thèmes qui finiront par dominer le roman en lui donnant pleinement sa dimension d’aventure humaine : la mobilisation collective dans un combat finalement victorieux contre l’épidémie, l’élévation individuelle de celles et ceux tentés par l’égoïsme et le repli sur soi, la beauté de la fraternité nouée dans la lutte.

Dans ces commencements, Camus songe davantage à dépeindre l’âme noire et désespérante de la condition humaine révélée par l’exposition au « fléau », comme cet homme qui aime sa femme et qu’il abandonne devant un égout lorsqu’elle contracte le virus : « Après tout, il y en a d’autres[5]. »

Les pages de ses Carnets pour l’année 1941 montrent une inflexion du projet littéraire vers le thème de la séparation qu’imposent la mise en quarantaine de la ville ravagée et l’internement des malades dans des camps, jusqu’à leur mort ou d’hypothétiques guérisons.

Alors que Camus, revenu en métropole, s’achemine vers la résistance active, il couche sur le papier de nombreuses réflexions montrant qu’il est tout entier dans son projet et passionné par ce qu’il pressent. Il ébauche des scènes qu’il juge probantes, il s’emploie à fixer le sens de l’œuvre à venir. Avant même d’être écrit, le livre existe en pensée et dans ses Carnets. Passionnante histoire pour ses lecteurs d’hier et d’aujourd’hui !

Le 13 mars 1942, Albert Camus annonce à André Malraux, qu’il tient en grand estime tant sur le plan littéraire que politique, l’écriture d’« un roman sur la peste », ajoutant : « Dit comme cela, c’est bizarre. Mais ce serait très long de vous expliquer pourquoi ce sujet me paraît si “naturel”[6]. »

À Jean Grenier, son ancien professeur de philosophie de l’hypokhâgne du lycée Bugeaud, il explique dans une lettre du 22 septembre 1942 : « Ce que j’écris sur la peste n’est pas documentaire, bien entendu, mais je me suis fait une documentation assez sérieuse, historique et médicale, parce qu’on y trouve des “prétextes”[7]. »

Pour Camus s’impose une clef romanesque absolument essentielle : pour que la fiction puisse s’entourer de significations morales, il est capital que le récit soit le plus réaliste et le plus profond socialement. C’est ce qu’il résume en une expression frappante inscrite dans ses Carnets à la date du 23 octobre 1942 : « La Peste a un sens social et un sens métaphysique. C’est exactement le même[8]. »

Ces lettres et fragments éclairant l’entreprise de La Peste ne résultent pas seulement de considérations littéraires mais aussi d’expériences personnelles décisives, à commencer par sa connaissance du nazisme et du fascisme contractée lors de voyages en Europe et d’une connaissance des tyrannies politiques déjà profonde[9].

Il y a aussi le début de la guerre vécue à Oran quand il s’en revient en Algérie fin janvier 1941 après son licenciement de Paris-Soir replié de Paris à Lyon. Dans la grande ville de l’Est algérien, Camus ressent beaucoup d’ennui[10]. Cependant, il n’est pas si inactif qu’il veut bien l’avouer à Jean Grenier[11]. Il est frappé par le récit que son ami Emmanuel Roblès lui communique du « calvaire de sa femme », victime d’une épidémie de typhus et internée dans le camp de Turenne sous la garde de tirailleurs sénégalais. Il s’emploie à se documenter sur la maladie de la peste et ses aspects médicaux, demandant à son amie Lucette Maeurer[12], rencontrée alors qu’elle était étudiante en pharmacologie et employée de la bibliothèque universitaire d’Alger, de lui envoyer des livres sur le sujet[13].

Albert Camus s’inspire aussi pour La Peste de ses propres expériences, son sentiment d’enfermement à Oran au début de la guerre en 1941 alors que la ville bascule dans la terreur de l’État français, sa séparation d’avec sa femme en 1942 lorsqu’il est empêché de la rejoindre en Algérie depuis la métropole où il est parti se soigner après une rechute de tuberculose.

Installé au Panelier près du Chambon-sur-Lignon en Haute-Loire à l’extrême fin de l’été, il s’est heurté à la fermeture des lignes maritimes quand l’armée allemande a déferlé sur la zone sud. « Comme des rats[14] ! » inscrit-il à la date du 11 novembre 1942 dans ses « cahiers ».

Il imagine de fuir par l’Espagne, mais les risques d’arrestation à la frontière ou d’internement dans les prisons ibériques sont élevés. De plus, sa santé reste précaire. Désormais Albert Camus est seul, séparé de sa femme pour toute la fin de la guerre. Mais cet exil devient un tournant majeur pour sa vie entière. La Peste en est le témoignage.

Prisonnier dans une France totalement asservie au nazisme, Albert Camus décide de renoncer à son projet de regagner sa patrie algérienne, retrouver sa femme et ses ami·e·s. En Haute-Loire, il découvre les multiples solidarités qui animent le territoire et feront, particulièrement du Chambon-sur-Lignon, un haut lieu du refuge pour les juifs persécutés[15].

Une résistance précoce se déploie, de Saint-Étienne à Lyon, et Camus s’en rapproche, tissant des amitiés avec nombre de résistants, de Pierre Fayol rencontré au Panelier jusqu’à René Leynaud qui l’accueille dans la capitale des Gaules, en passant par le poète Francis Ponge, le père Bruckberger et bien sûr Pascal Pia, son ami d’Alger républicain et de Paris-Soir. Le mépris pour Vichy, sa lâcheté face au nazisme et sa politique antisémite ne cessent de le révulser[16].

L’impératif de la lutte active emporte ses dernières réticences. Camus connaît le prix des engagements collectifs, depuis les aventures vécues à la Maison de la Culture d’Alger, avec les Théâtres de l’Équipe et du Travail, aux éditions Charlot, puis à Alger Républicain et à Soir républicain.

Source de vérité et de beauté humaines, ils élèvent l’homme et l’éloignent des réflexes de peur aussi bien que des tentations de l’indifférence. La résistance se doit de défendre en elle ces valeurs humaines menacées, de solidarité et de révolte : elles scelleront des amitiés définitives comme celle qui va lier au lendemain de la guerre Albert Camus à René Char dans la mémoire d’une dignité sans égal[17].

Le choix de la lutte, contre un ennemi infiniment supérieur, procède aussi de la compréhension du danger fondamental que représente le nazisme pour les sociétés démocratiques et la dignité humaine.

À ce titre, Albert Camus, qui a déjà développé une forte pensée politique traversée d’inquiétude et de lucidité, est armé pour comprendre ces formes extrêmes de tyrannie et d’asservissement des populations. On a en une idée très nette à travers ses articles de Combat clandestin qui se succèdent à partir de mars 1944, puis au grand jour dès le 21 août 1944[18] où l’aventure collective née de la Résistance se poursuit – avec de plus en plus de difficulté toutefois.

Mais s’il y a une leçon qu’Albert Camus retient de ce moment clef de son existence, c’est la faculté des individus à se hisser au-dessus de leur condition et à consentir à tous les sacrifices pour vivre une œuvre collective. Il comprend dès lors qu’il faut en écrire le récit pour témoigner de cette grandeur dans la catastrophe, et que cette écriture ne peut être que celle des hommes et des femmes qui conduisent ses luttes, au plus près de leur engagement.

C’est la décision alors que prend Camus de faire du docteur Rieux l’auteur de la chronique de la peste, « pour ne pas être de ceux qui se taisent, pour témoigner en faveur de ces pestiférés, pour laisser du moins un souvenir de l’injustice et de la violence qui leur avaient été faites, et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser[19] ». Ce propos final traduit l’« héroïsme civil[20] » des combattants morts ou vivants.

Le métier d’homme

La découverte de l’humanité que porte la Résistance au nazisme aboutit ainsi, selon nous, à orienter décisivement l’écriture de La Peste, passant d’une narration de la séparation et de l’exil présente dans les premières esquisses[21] à celle du combat contre la tyrannie et des formes méthodiques, raisonnées, de son organisation, quels qu’en soient les sacrifices.

De fait, l’écriture de La Peste peut aboutir. Sa version finale de La Peste, achevée à son retour des États-Unis au début de l’été 1946[22], présente un roman de résistance qui est celui d’Albert Camus en même temps que l’œuvre du premier combattant de l’épidémie.

Par un artifice littéraire tout à fait remarquable, l’écrivain apprend au lecteur, à la dernière page du récit de la lutte finalement victorieuse contre la tyrannie de la peste, qu’il est l’œuvre de Bernard Rieux, ce médecin aux avant-postes du combat.

On retrouve ici l’invention magnifique de Marcel Proust expliquant au terme du Temps retrouvé que le grand récit auquel se destine désormais le narrateur, effaçant d’un coup ses faiblesses et ses renoncements, consiste dans le livre qui s’achève sur cette décision libératrice et qui est précisément sa matérialisation exemplaire, À la recherche du temps perdu[23].

Ce recentrement de La Peste sur la résistance n’écarte pas les thèmes de la séparation et de l’exil, restés très présents dans le récit, mais que sublime le consentement allant jusqu’au sacrifice.

Ainsi le juge Othon, confiné dans un camp de quarantaine après la mort de son jeune fils, décide-t-il à sa sortie d’y retourner afin d’aider les soignants. Venu de métropole, arrivé à Oran pour un reportage « sur les conditions de vie des Arabes[24] », le journaliste Raymond Rambert ne s’estime d’abord en rien concerné par l’épidémie qui frappe la ville. Il recherche tous les moyens de la quitter.

Témoin du courage du docteur Rieux et de ses amis pour combattre la peste, il renonce à son plan initial et s’engage résolument à leurs côtés, se résignant à ne plus rejoindre sa fiancée. Le docteur Rieux lui aussi vit une séparation d’avec sa femme, partie d’Oran pour se soigner sans savoir qu’elle ne pourra plus revenir, s’éteignant au loin.

Au lendemain de la mort de son plus proche ami Tarrou, il apprend son décès par un télégramme. Sa mère est présente, muette. Dehors les bruits de la ville, les sons de la vie semblent renaître. L’épidémie est en passe d’être jugulée. Mais beaucoup d’êtres aimés ne verront pas ce temps de la libération.

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