L’Etat d’Israël, une théo-démocratie ou un Etat comme tous les autres?

La controverse actuelle concernant l’enrôlement des ultra orthodoxes (harédim) ou leur exemption du service militaire, une option âprement défendue par les représentant de ces derniers à la Knesset, menace de provoquer la chute de l’actuel gouvernement de Benjamin Netanyahou et la convocation d’élections législatives anticipées.

Cela, c’est l’apparente configuration des choses, mais l’enjeu est en réalité bien plus grave et ses racines bien plus profondes : il s’agit de savoir quelle est ou doit être l’identité de cet Etat juif, qui a connu une renaissance après plus de deux millénaires d’exil et de persécutions. Quelle est la part qu’il doit accorder à l’étude de la Tora qui gît au fondement même de son existence et de sa mémoire trimillénaire.

En d’autres termes, comment une sorte de république, de régime démocratique, peut succéder à des structures antiques de cet Etat juif qui se revendique de son passé biblique d’où il tire sa légitimité et sa force, alors qu’il en a une tout autre configuration ?

Il faut remonter, pour tout comprendre, aux livres du prophète Samuel (1050 avant notre ère) ; c’est à cette époque là, à en croire la chronologie biblique, que remonte l’institution royale, même si, suite à un léger anachronisme, cette même institution royale semble voulue dès le Deutéronome, le dernier livre du Pentateuque… Le peuple réclame un roi qui marche, dit il, devant ses sujets pour aller à la guerre …

Le prophète, désarçonné par une telle demande qui ne se justifie guère à ses yeux puisque Dieu est le seul et vrai roi d’Israël, tente de résister mais c’est Dieu en personne qui lui commande d’obéir à la volonté du peuple. Il ajoute, cependant, c’est moi qu’ils ont offensé et non pas toi… Dans cette phrase est concentré le drame de l’homme politique qui croit pouvoir diriger la cité en tournant le dos à Dieu… Pourtant, l’Europe a bien suivi cette voie de la sécularisation et de la laïcisation. Avec les résultats que l’on sait…

En clair, cela signifie que l’institution royale a toujours été un problème au sein du judaïsme qui ne reconnaît, ultima ratio qu’un seul roi, Dieu. Et ceci  est documenté partout, dans la Bible, dans l’historiographie et dans la liturgie quotidienne… Le roi d’Israël a toujours été, aux yeux du judaïsme religieux, le Dieu d’Israël et les différentes dynasties qui se sont succédé n’ont été que de vicaires, que des lieutenants de la divinité.

Même les textes fondateurs du christianisme, les Evangiles reflètent cette approche typiquement juive dans la bouche même de Jésus : Mon royaume n’est pas de ce monde. Pourtant, l’église qui s’en réclame, a fini par convertir tout l’empire romain, s’est mobilisée pour le défendre les armes à la main, à lancé les croisades et a médité sur la disparition de l’empire de Byzance… On peut compter sur l’aide divine jusqu’à un certain point ; après, c’est la roulette russe !

Celui qui a donné un nom à ce régime divin exerçant son autorité (incontestée ?) sur terre n’est autre que Flavius Josèphe qui, cherchant à qualifier la nature de la constitution politique de son peuple a forgé le terme theocratia, théocratie, c’est-à-dire un régime ayant une divinité à sa tête…

Même s’il a gravement déçu ses compatriotes en se rendant sans combattre aux assaillants romains, lesquels le protégeront et l’installeront chez eux dans une belle villa, richement doté, il n’en a pas moins manifesté aux yeux de la postérité sa propre conception de la fidélité à son peuple… Son attestation de la nature de l’Etat (politique) des juifs est restée dans l’Histoire de ce peuple. On la cite continuellement.

Je passe, en faisant un grand saut allant de l’Antiquité au XXe siècle à un certain juriste allemand, Carl Schmitt, dont on parle tant cet an-ci en raison du titre même d’un de ses ouvrages, Théologie politique (PolitischeTheologie) lequel fait toujours couler beaucoup d’encre.

Comment associer dans une même formule, la théologie et la politique ? Certes, il y eut, dans l’intervalle, le Traité théologico-politique de Spinoza mais le polisseur de verres d’Amsterdam avait adopté une autre perspective. Ici, dans le cas du juriste allemand il s’agit vraiment d’un oxymore…

Les valeurs théologiques, religieuses, ne sauraient se résorbaient dans un programme politique. L’éternité ne saurait être contenue dans ni par le temps qui passe. Les valeurs théologiques ne peuvent que se dégrader en se laissant absorber par les programmes politiques. Les talmudistes l’avaient bien compris, eux qui opposaient la vie éternelle (Hayyéolam) à la vie dans l’instant, dans le temps, à la fugacité de l’existence (hayyésha’a).

Mais laissons là Carl Schmitt sur lequel nous reviendrons prochainement en parlant du beau livre de Jean-François Colosimo, Aveuglements (Religions, guerres, civilisations)(Cerf, 2018). Et revenons à la crise gouvernementale qui semble poindre en Israël…

En refusant de voter le budget tant qu’on n’aura pas exempté les jeunes Harédim du service militaire, les partis orthodoxes ou ultra-orthodoxes défendent une certaine conception de l’Etat d’Israël, un Etat dont la raison d’être est le maintien en vie de la Tora et de la tradition juive en général.

Mais voilà, pour étudier la Tora et vivre en juif respectueux des commandements, cela présuppose une sécurité, assurée par l’armée, Tsahal. Mais les ultra orthodoxes croient, certes, en l’efficacité de l’armée de leur pays, toutefois, ils croient surtout à la protection divine, même si celle-ci a largement fait défaut à ce peuple. L’expérience super amère de la Sjoaj est là pour en témoigner.

Les religieux qui croient en la Providence divine rétorquent que les péchés d’Israël lui ont valu ces durs châtiments divins, et, en gros, que ce n’est pas l’appui divin qui est en cause mais l’infidélité d’Israël. En gros, cette théologie politique se résumerait ainsi : laissez nous nous occuper de la Tora, l’étudier jour et nuit, et Dieu s’occupera de nos ennemis de jour comme de nuit… Quel bel exemple d’une foi inébranlable en le Seigneur mais qui demeure plutôt risquée.

Mais quel homme responsable, doté d’un sain entendement, pourrait souscrire à un tel postulat ? C’est toute la question. Et elle se pose partout dans les institutions israéliennes ; est ce que l’essence du judaïsme est essentiellement religieuse ? N’existe t il pas de secteur où il serait permis de s’éloigner des commandements théologiques ? Mendelssohn le pensait tout en étant un juif pieux et traditionnel.

Déjà dans le livre de l’Exode on trouve ce verset étonnant : Dieu se battra pour vous et vous, gardez le silence… Est-ce que cette politique peut s’appliquer aujourd’hui face à l’Iran ? Franchement, j’en doute, même si je sais que l’âme juive doit toujours s’appuyer sur la puissance divine, tout en se souvenant que le Moyen Orient n’est pas vraiment le jardin d’Eden.  Et c’est là que les opinions divergent grandement.

Mais cette foi en Dieu, cet abandon confiant à Lui, peut il, à lui seul, garantir la survie du peuple d’Israël ? Si l’on ne s’entoure pas des mesures de sécurité les plus extrêmes, Israël survivrait-il ? Tels sont les arguments du parti sécuritaire qui a les pieds sur terre et entend défendre le pays d’Israël hic et nunc…

Mais le parti de Dieu, si j’ose dire, considère que l’existence juive ne vaut que si elle est objectivement ordonnée à Dieu qui reste le gardien suprême : rappelez vous ce beau verset des Psaumes, beau mais un peu inconscient, irréaliste : Dieu ne s’assoupit ni ne dort, il garde Israël (shomer Israël).

Et si l’on rétorque qu’il s’est assoupi durant plus de deux millénaires, les Harédim nous répondent : c’est parce que nous nous sommes écartés du droit chemin, parce que nous avons délaissé la Tora de Dieu. Il a fini par perdre patience et a suscité contre nous des ennemis parmi les plus implacables.

La dialectique religieuse est allée encore plus loin : même les oppresseurs d’Israël, nous dit la tradition talmudique, n’ont été que des instruments dans la main de Dieu… Ce n’est pas Nabuchodonosor qui a décidé, de lui-même,  de détruire Jérusalem, c’est Dieu qui l’a contraint à le faire. Et, après le désastre, on nous montre même ce satrape oriental errant comme un fou, regrettant amèrement d’avoir eu à jouer un tel rôle que Dieu finira par lui faire payer…

On le voit, les Harédim défendent donc des points de vue fondamentaux portant sur l’essence même de cet Etat, sur sa vocation, son devenir et son avenir. Par vocation et par formation, je ne peux pas leur donner raison ou tort sur toute la ligne. Je pense que l’étude de la Tora peut se concilier avec la défense de l’Etat sous l’uniforme. L’armée, certes, doit parfois manœuvrer le chabbat ou les jours de fête car il y va du sauvetage de centaines de milliers de vies humaines. La loi religieuse le permet sans la moindre ambiguïté.

Ce débat entre religieux et ceux qui ne le sont pas est un débat de fond. Nul ne pourra le trancher définitivement car c’est un nœud gordien. Il subsistera aussi longtemps que le monde sera monde et que la nature humaine sera ce qu’elle est.

Je crois savoir qu’un certain nombre de jeunes religieux s’engagent dans les unité combattantes des forces armées et  deviennent même officiers. Les laïcs ont raison de dire que tous doivent défendre l’Etat mais ceux qui veulent étudier la Tora de Dieu doivent avoir les moyens de le faire…

Vous voyez, le débat reste ouvert car les deux parties ont des arguments qui se laissent bien défendre. J’ai en mémoire deux citations tirées des Bâtisseurs du temps (réédition chez Claude Sarfati, 2018) :

L’homme juif n’est jamais tout seul, ni abandonné à lui-même : Dieu et la Tora sont toujours à ses côtés

On a toujours demandé à l’homme juif de se surpasser ; pour être simplement un homme il doit être plus qu’un homme ; et pour être un peuple, il doit être plus qu’un peuple…

Vous voyez, l’affaire ne date pas d’hier.

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Franz Rosenzweig (Agora, universpoche, 2015)

 

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Partouche_michel@yahoo.fr

Merci Mr le professeur Hayoun. Il est dommage pour moi que mon niveau intellectuel ne me permet pas de suivre toute votre philosophie et comprendre tous vos écrits mais je me délecte de votre prose……

Yvetro

La raison d’être d’Israël est son Alliance et la raison d’être de ses catastrophes, la rupture de cette Alliance. Nabuchodonosor, a emmené Israël en exil et Hitler, le cosmopolite tolérant, devenu l’antisémite fanatique a déraciné Israël des nations d’Europe quand le devenir des Juifs d’Europe fut dans l’assimilation aux Nations et donc dans la révocation de leur Alliance. L’édit d’expulsion d’Espagne fut dans le même contexte d’assimilation à l’Espagne. L’ Alliance fut proclamée irrévocable. On le voit, elle demeure irrévocable, de gré ou de force. C’est dans ce sens que la guerre des Six jours qui devait aboutir, en toute logique, à l’éradication de l’État d’Israël a époustouflé le monde. Regardons ce qu’ont fait les vas-nus pieds de Daesh en Syrie et comprenons que vaincre 5 armées en 6 jours est hors de portée rationnelle d’une armée seule, même de Tsahal. C’est en ce sens qu’Israël est unique dans ses combats et que le Dieu d’Israël combat avec lui. Les orthodoxes doivent servir dans Tsahal, qui sert Dieu en défendant Son peuple et que Dieu sert en retour, pour Sa gloire et la gloire de son peuple réhabilité sur sa terre mais Tsahal doit leur donner un espace pour exprimer leur engagement dans les idéaux de la Thora, qui renferme la compilation des lois de l’Alliance.

Abderrahmane AMROU

Bonjour!

C’est avec un grand plaisir que je veux vous présenter mon nouveau livre sur le thème de: « La crise israélo-palestinienne où le nœud gordien de l’humanité.

Ci-dessous, je vous laisse le lien vers l’Éditeur Edilivre, en cas où le thème vous intéresse. Très cordialement!

Abderrahmane AMROU

https://www.edilivre.com/la-crise-israelo-palestinienne-ou-le-noeud-gordien-27dc8f6f1b.html/

habibi

Le « dieu » des religieux, on devrait dire les « dieux », qu’elle que soit la religion en question, est toujours une croyance, une idée humaine et mentale… dérisoire en quelque sorte.
La vérité de de Dieu, l’infini, l’éternel, le principe suprême, est incomparable et sans commune mesure avec
ce rabougri du divin.

cequejepense

L Etat d israel est le seul foyer juif dans le monde et dece fait il ne peut être comme les autres

david hepner

non maurice-ruben, c’est un état qui est pire que les autres.
la photo d’une terrasse de restaurant que vous avez choisie pour illustrer votre article, tombe à pic.
nous devenons ce nous mangeons.
intéressez-vous aux normes sur les pesticides admis par le ministère de l’agriculture et de la santé.
vous y découvrirez avec effroi que nous sommes aux antipodes de la terre de lait et de miel.
premier pays au classement et très loin devant le second, l’état criminel laisse la société israel-chemicals l’exclusivité de ruiner la santé des habitants et pollue les terres agricoles 10 fois plus qu’ailleurs avec des pesticides hautement cancérigènes, silencieux et indolores. plus assassins chaque année qu’une guerre ou attentats.
ouvrez les yeux et vous ouvrirez moins la bouche.
des pesticides comme l’Atrazine pour ne citer que cette molécule est permise pour les aliments des animaux d’élevage (farine de maïs) et se retrouve dans tout l’écosystème (nappes phréatiques incluses)
en israël, dans les milieux politico-économiques le camp du bien ou du mal n’existe pas.
c’est la peste ou le choléra.
prenez le temps de lire les tableaux que cbs veux bien publier. bon appétit.