FIGAROVOX. – Comment expliquez-vous le soulèvement en Iran? Les contestataires peuvent-ils obtenir gain de cause?

Frédéric ENCEL. – Vous savez, la contestation populaire et démocratique n’est pas nouvelle en Iran. Dans les années 1990, des émeutes avaient éclaté ici et là sur fond de pénurie de produits alimentaires, d’essence surtaxée et de corruption des dignitaires, notamment des Gardiens de la Révolution, les terribles Bassidji.

Puis, en 2009, un puissant mouvement avait eu lieu, tout à la fois pacifique et massif, une fois encore violemment réprimé. A l’époque, il ne s’agissait pas d’abattre le régime – contrairement à la propagande complotiste de la République islamique – mais d’exiger un scrutin réellement démocratique, et non cette parodie d’élection qui avait permis au calamiteux Ahmadinedjad de conserver indûment le pouvoir.

Le niveau élevé de corruption et les guerres par procuration menées au Proche-Orient par Téhéran exaspèrent les Iraniens.

Aujourd’hui, on a surtout affaire à une contestation de nature socio-économique ; certes les questions liées aux droits de l’homme et de la femme comptent pour beaucoup, et sans doute de plus en plus, mais le niveau élevé de corruption et les guerres par procuration menées au Proche-Orient par le régime de Téhéran exaspèrent également les Iraniens. Le pouvoir a beau imputer les difficultés économiques aux sanctions internationales, l’opinion n’est pas dupe. Elle sait que le soutien militaire actif à Assad, au Hezbollah et aux autres forces chiites de la région (au Yémen en particulier) coûte excessivement cher, tout comme la poursuite des programmes balistiques.

Du reste, si Téhéran a signé le traité nucléaire de juillet 2015, c’est aussi pour des motifs internes au régime. Il a tremblé en 2009 et, en 2011, c’est une grande partie du monde arabe qui vacillait, là aussi – entre autres facteurs – à cause de la gabegie et des conditions de vie dégradées des populations. Le régime a vraiment craint de chuter, non pas à cause d’une sédition ou d’attaques extérieures mais sous la pression du mécontentement social! D’où l’urgence d’en finir avec les sanctions internationales, quitte à abandonner provisoirement la course à la bombe. On néglige trop souvent, chez nombre d’observateurs, le poids du social dans les évolutions géopolitiques.

À moyen terme, je suis plutôt optimiste. Le grand peuple iranien survivra à la République islamique d’Iran. Souvenons-nous que c’est ce même peuple qui a accompli la première révolution progressiste (hors Europe et Russie), dès 1906.

Après la reconnaissance par Washington de Jérusalem comme capitale d’Israël, d’autres pays pourraient déplacer leur ambassade de Tel-Aviv à Jérusalem. Est-ce une victoire pour le président américain et pour Israël?

Plutôt qu’une victoire, il s’agit de la traduction claire de nouveaux rapports de force.

Côté américain, dire que Trump n’en fait qu’à sa tête et que la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël était une promesse de campagne ne suffit pas ; d’une part il a déjà trahi d’autres promesses (l’alliance avec la Russie notamment), d’autre part son tempérament impulsif et imprévisible répond quand même à une certaine rationalité.

Trump sait parfaitement le poids grandissant des sympathisants des églises évangéliques – plus de 75 millions d’Américains, pour ne mentionner que les États-Unis – et la ferveur messianique et pro israélienne de nombre d’entre eux.

Il a donc pu vouloir élargir et fidéliser cette part de l’électorat qui ne lui était pas toujours acquise. Lui-même ne s’est manifesté comme ami d’Israël que très récemment. Or la décision présidentielle a été approuvée par plus des deux tiers des citoyens américains, sachant que les juifs parmi eux ne constituent que 1,8% de la population…

Par ailleurs, à l’extérieur, Trump a certes été critiqué par la plupart des chancelleries, mais au final assez mollement (y compris dans le monde arabe), et sans qu’un seul État ne fasse de menaces.

Paradoxalement, avec la décision de Trump de reconnaître Jérusalement comme la capitale de l’Etat hébreu, le gouvernement israélien est à nouveau sous les projecteurs.

Côté israélien, Netanyahou a naturellement crié victoire à double titre: car il est lui-même nationaliste et tout à fait convaincu que Jérusalem «est et demeurera la capitale éternelle et indivisible d’Israël et du peuple juif», selon la formule légale consacrée par les annexions de 1967 et 1981; et parce que sa coalition gouvernementale s’inscrit elle-même dans la droite nationaliste et religieuse.

Cela dit, là encore, est-ce vraiment une victoire, ou plutôt l’illustration d’un nouveau rapport de force? Après tout, sur le terrain, la décision de Trump n’aura pas d’impact immédiat, sachant en outre que la loi américaine de transfert de l’ambassade date de 1995!

Allons plus loin: si Netanyahou, en délicatesse avec la justice, peut faire valoir cette annonce auprès d’un électorat de plus en plus tiède à son égard, son action de façon générale risque paradoxalement d’en pâtir.

Depuis le printemps arabe de 2010-2011 et surtout le déclenchement de l’effroyable guerre en Syrie, sa politique d’implantation active passait sous les radars des critiques internationales et, finalement, même Obama avait renoncé à exercer des pressions sur lui.

Avec la décision de Trump, le gouvernement israélien est à nouveau sous les projecteurs, même si l’apocalypse annoncée par nombre de commentateurs dans les territoires palestiniens n’a pas eu lieu, comme je l’avais du reste anticipé.

 

Une majorité des 193 pays composant l’Assemblée générale des Nations Unies ont voté, le 21 décembre, une résolution condamnant la décision de Donald Trump. Quels enseignements tirer de l’analyse de ce vote?

193 États sont membres des Nations Unies. Parmi eux, 33 n’ont pas pris part au vote ou se sont abstenus, 9 ont voté contre la résolution condamnant la décision américaine. Certains observateurs ont attribué ce succès relatif de Trump à des pressions exercées par la Maison blanche.

Je dis succès, car 20% des États soutenant, directement ou pas, les États-Unis et Israël sur la question de Jérusalem, c’est bien une défaite relative pour leurs adversaires! Mais ces pressions ne sont pas avérées. Les chiffres n’ont quasiment pas bougé en dix années de résolutions, soit sur l’État de Palestine (en 2011 et 2012), soit sur le dernier conflit Israël/Hamas (en 2013), soit encore sur le mur, aussi appelé barrière de sécurité ou de séparation.

Or ces dernières années, c’était Obama qui manœuvrait et non Trump. Autrement dit, c’est bien un rapport de force global, comme je le précisais plus haut, qui est en cause. Mieux encore que le quantitatif, le qualitatif: durant les deux dernières décennies, sur les abstentionnistes ou soutiens d’Israël, on trouvait d’authentiques puissances montantes comme le Canada (qui du reste s’est à nouveau abstenu), l’Australie, une grande partie de l’Europe orientale, l’Allemagne, et même plusieurs États africains. Rien à voir avec les années 1970-80 où, sur tous les dossiers, Israël se retrouvait systématiquement isolé avec son allié américain.

En vertu du tout premier article de la Charte des Nations unies, chaque peuple a droit à l’autodétermination (ce qui vaut donc aussi pour les Palestiniens). Israël a été fondé avec l’aval des Nations Unies et suite à un plan de partage accepté par le mouvement sioniste (indépendantiste juif), mais refusé par le Haut Comité arabe de Palestine et par l’ensemble des États arabes en 1947-48.

Ces derniers ont voulu faire la guerre et ils l’ont perdue. Quant au sionisme dont Israël est le fruit politique direct, la résolution de l’Assemblée générale de l’ONU du 14 décembre 1991 le valide définitivement.

En revanche, sur plusieurs territoires dont Jérusalem-Est et la Cisjordanie (zones indûment annexées par la Jordanie en 1951 mais abandonnées depuis par le Royaume hachémite), Israël est considéré par l’ONU comme une puissance occupante. Il va de soi que les Israéliens ont un droit souverain à se choisir librement leur capitale, d’autant que – sans avoir besoin de remonter à la Bible – elle le fut objectivement dans les temps historiquement avérés de l’occupation romaine de la Judée, jusqu’à la guerre et la défaite de 70 ap. J.-C. Et je n’évoque là que la dimension politique de Jérusalem [1].

Aujourd’hui, deux problèmes se posent: premièrement, la cité fait l’objet de négociations depuis le processus de paix d’Oslo (1993) et, en principe, il ne doit donc y avoir de changement de statut unilatéral avant le terme de ces pourparlers ; deuxièmement, il n’y a justement plus de pourparlers! La déclaration de Trump intervient alors qu’on se trouve dans un désert diplomatique. Elle apparaît ainsi aux Palestiniens et à la grande majorité des chancelleries comme partiale et anachronique. Mais pour l’heure elle n’est que symbolique et, j’insiste, elle ne modifie pas la donne sur le terrain.

Bien que les regards restent focalisés sur Israël et la Palestine, le conflit ne s’est-il pas déplacé ces dernières années, vers la Syrie, le Yémen, la Libye?

Si, bien sûr. L’évolution des rapports de force évoqués plus haut ne relève pas que de la montée en puissance technologique, économique et même démographique d’Israël, mais aussi de la balkanisation et de l’effondrement catastrophique du monde arabe. Le phénomène avait débuté avec la fragmentation de la Somalie et l’affaiblissement de l’Irak en 1991, et s’est poursuivi avec la partition du Soudan et (moins nettement) de l’Irak en 2011, puis par l’effondrement, au cours du Printemps arabe, du Yémen et de la Libye. Même les États arabes qui échappent au chaos et à la guerre civile sont fragilisés: par la chute du cours du pétrole (Algérie, pétromonarchies du Golfe), par le terrorisme (Sinaï égyptien, Irak, grand Maghreb), par des rivalités géopolitiques nationales (Maroc/Algérie, Qatar/Arabie saoudite, Emirats arabes unis, Bahreïn), ou par les trois à la fois. Et c’est sans compter la corruption et des insatisfactions sociales gravissimes et génératrices d’instabilité.

La guerre en Syrie a déjà fait trois fois plus de tués et dix fois plus de réfugiés en six ans qu’en soixante-dix ans de guerres israélo-arabes.

Quant à la guerre en Syrie, elle a déjà fait trois fois plus de tués et dix fois plus de réfugiés en six ans que les guerres israélo-arabes en soixante-dix ans, toutes violences confondues. Dans ce chaos généralisé, le conflit israélo-palestinien a été relayé par les grandes puissances et les États arabes au rang de simple contentieux. Reprenez les réactions saoudienne et égyptienne à la déclaration de Trump: elles sont presque aussi timorées que celles des chancelleries européennes. A l’heure actuelle, le grand enjeu du Proche et du Moyen-Orient, c’est incontestablement la guerre froide à laquelle se livrent les axes sunnite (derrière Riyad) et chiite (derrière Téhéran). Le reste est géopolitiquement secondaire. L’Autorité palestinienne le sait et s’en plaint, à juste titre.

Comment définissez-vous la géopolitique?

Aujourd’hui, nombre de gens font de la géopolitique comme Monsieur Jourdain faisait de la prose. Or la géopolitique est une discipline, pas une science: je pense que cette démarche intellectuelle implique de respecter quelques critères et outils d’analyse précis. En fidèle disciple et coauteur du grand géographe et géopolitologue Yves Lacoste [2], je considère la géopolitique comme l’étude des rivalités de pouvoir sur des territoires, et surtout des représentations qui s’y expriment. Le pilier de la démarche géopolitique, c’est l’importance accordée aux questions de souveraineté et à la géographie – trop souvent négligée par certains spécialistes des relations internationales – ainsi qu’aux représentations, c’est-à-dire à ces perceptions collectives et identitaires présentes sur les «temps longs» si chers à Fernand Braudel. Tout n’est pas géopolitique, et compter les quantités de barils ou de chasseurs-bombardiers dont disposent deux États riverains n’en relève que marginalement.

Dans votre Dictionnaire géopolitique, vous proposez une vision «humaniste» de votre discipline. Est-ce réaliste?

Je pense que c’est même doublement réaliste. D’une part car la géopolitique relève avant tout de ce que pensent, ressentent, croient et expriment des hommes et des peuples – on est donc bien au cœur de l’humain – et d’autre part car le cynisme ne doit selon moi jamais prévaloir.

La nécessité d’observer froidement les réalités est une chose, s’en satisfaire (y compris face aux pires horreurs génocidaires) en est une autre, que je rejette catégoriquement. Trop souvent, la fameuse realpolitik vantée par des réalistes autoproclamés n’est qu’un paravent au cynisme et à l’absence de toute considération morale. Que la morale ne constitue qu’une variable et non une constante dans les prises de décision géopolitiques, j’en conviens.

Mais on doit néanmoins tenter, le plus possible, de lui donner son importance. L’Histoire nous apprend qu’à force de négliger ou de moquer le fléau despotique voire génocidaire qui frappe ailleurs, on finit un jour ou l’autre par le subir chez soi.

Vous écrivez en préambule: «ce livre est celui d’un Français». Est-il donc impossible de ne pas avoir une vision biaisée lorsque l’on fait de la géopolitique?

En géopolitique, comme dans tous les métiers, vous trouvez des gens honnêtes, sérieux et compétents et des gens qui ne le sont pas.

Ce que vous appelez «vision biaisée» n’est autre que la part d’humanité de chacun. Personne ne naît de personne ni de nulle part, on parle tous une langue particulière, on reçoit l’éducation de ses parents. En d’autres termes, je crois que c’est l’honnêteté intellectuelle plutôt que l’objectivité, cet horizon fantasmé et par définition inaccessible, qui doit dominer. Il faut accorder la même énergie, la même intelligence, la même écoute aux arguties et représentations des différents camps antagonistes, de préférence en apprenant leurs langues et en voyageant auprès d’eux. Un certain géopolitologue ne connaissant ni l’hébreu, ni l’arabe (et à peine l’anglais) et n’ayant jamais mis les pieds en Israël prétendait expliquer le conflit, et il a été condamné par ailleurs pour contrefaçon… Comme dans tous les métiers, vous trouvez des gens honnêtes, sérieux et compétents et des gens qui ne le sont pas. Pour en revenir à la France: oui, je suis français et patriote, c’est-à-dire que j’entretiens une forme de pensée, de culture et de mémoire distincte (mais non exclusive) de bien d’autres, et je souhaite le meilleur pour mon pays, son rayonnement, sa langue et ses lois.

Quel bilan de l’action de la France au Moyen-Orient pouvons-nous dresser pour l’année 2017? Quel sera son rôle dans les années à venir?

A ce jour, je considère la politique d’Emmanuel Macron au Sahel, au Proche et au Moyen-Orient comme un sans-faute.

Non seulement le président français agit avec promptitude et sans complexe sur des théâtres d’opérations essentiels, mais encore tire-t-il profit d’un contexte international rendu très «favorable» par la baisse de crédibilité américaine, l’absence des Britanniques empêtrés dans le Brexit, et le refus plus que jamais effectif de l’Allemagne d’assumer un rôle de puissance globale. Et ne parlons pas de l’Europe, profondément divisée sur des points fondamentaux (rapport à l’OTAN, migrants).

La France est omniprésente: affaire Saad Hariri, entraînement des troupes du G5 Sahel, prise en compte du maintien d’Assad au pouvoir, engagement diplomatique en Libye (c’est à Paris et non à Rome, Bruxelles ou New York qu’en 2017 les deux principaux chefs libyens se sont retrouvés pour dialoguer) et engagement commercial dans la péninsule Arabique pourtant déchirée. François Hollande avait été aussi, au Mali et en Syrie, tout à fait lucide et proactif, et son successeur poursuit globalement la même politique. Même sur le dossier israélo-palestinien, Macron est apparu pondéré et réfléchi, et sa tournée prévue en 2018 dans la région pourrait peut-être remettre sur les rails sinon un processus de paix complet, au moins un train de pourparlers. Je serais plus mesuré sur le rapport à nos voisins immédiats, le Maroc et l’Algérie, ces deux implacables frères ennemis du Maghreb ; je pense qu’il faut privilégier clairement notre allié marocain, plus proche culturellement et commercialement, et dont la gouvernance et la progression économique sont meilleures. J’ajoute que le vieux «gaullo-mitterrandisme», concept largement inopérant et suranné, ne semble pas l’emporter pour le moment à l’Élysée, ce dont il convient de se réjouir.

L’ubérisation du monde va-t-elle anéantir le rôle des États, et en faire des acteurs marginaux?

Pour l’heure, on n’a jamais autant négocié et on ne s’est sans doute jamais aussi peu fait la guerre entre États.

Je n’y crois pas un instant. Les États continueront d’être des acteurs majeurs et, à mon avis, primordiaux. Ce qui ne signifie pas que des ONG, des multinationales, des groupes de pression et de grands médias ne pèseront pas. Mais à la fin des fins, la fonction régalienne suprême (à savoir l’usage de la force) continuera d’appartenir aux États. La vraie question est de savoir quelle forme auront les grands États de demain: empires autoritaires, républiques commerçantes, théocraties? Pour l’heure, on n’a jamais autant négocié et on ne s’est sans doute jamais aussi peu fait la guerre entre États ; ce résultat est au moins autant celui d’une certaine bonne volonté et d’un fonctionnement globalement correct de l’ONU que d’une crainte de grands cataclysmes. Dans tous les cas, le salut viendra à la fois de la promotion a minima de la démocratie, et du rejet des politiques du bord du gouffre menées par les régimes les plus fanatiques.

Frédéric Encel, docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris et à la Paris School of Business, a reçu le Grand Prix 2015 de la Société de Géographie. Il vient de publier Mon Dictionnaire géopolitique(PUF, 2017, 470 p., 22€).


[1]: Publiée en 1998 (rééd 2009) chez Flammarion-Champs sous le titre Géopolitique de Jérusalem.

[2]: Géopolitique de la nation France, PUF, 2016

 

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