Émile Ackermann, N’oublions pas qui nous sommes. Réflexions sur les minorités visibles. Le Seuil, 2023.

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Je ne recense généralement jamais ce type d’ouvrage, en raison de leur confusion et de leur naïveté. Les auteurs en question croient pouvoir partager leur expérience, leur vécu avec leurs rares lecteurs. Et ce sentiment de malaise est d’autant plus fort que l’auteur est tout jeune et qu’il a demandé une préface à une personne qui n’est autre que sa propre épouse !! J’ai, malgré ces sérieuses réserves, forcé ma nature et entrepris la lecture de ce petit livre.

Progressivement, une mutation s’est produite qui n’est pas une adhésion car le traitement des sujets comme l’unité et la diversité du genre humain, l’hésitation des juifs entre l’universel et le particulier, et tant d’autres choses touchant à la politique et à la spiritualité, m’a rappelé des textes d’un tout autre niveau dont j’avais, avec moins de présomption juvénile, traité dans ma jeunesse… Et cela tombait bien puisque cela m’a fait penser au dialogue que conduisait Samson-Raphaël Hirsch (1808-1888), grande figure de la néo-orthodoxie juive en Alsace, dans ses célèbres Dix-neuf épîtres sur le judaïsme Et le jeune auteur parle justement de la métropole alsacienne qui a abrité sous un même toit de nombreux oratoires aux traditions bien marquées et bien délimitées…

En plus de Samson-Raphaël Hirsch, j’ai pensé à l’autobiographie de Jacob Emden (ob. 1776), le fils du célèbre Hakham Zewi d’Amsterdam, à la Vorrede (préface aux Vindiciae Judeorum de Manassé ben Israël) de Moses Mendelssohn (1729-1786) et enfin, dans un tout autre esprit à l’Autobiographie de Salomon Maïmon (1752-1800) Tous ces auteurs se sont confrontés à l’existence de la religion d’Israël, selon des angles d’attaque très différents. L’un des adversaires de Jacob Emden a formulé en hébreu une sorte de normalisation du statut des juifs ; il a usé de deux termes hébraïques qui n’ont plus le même sens de nos jours : lihyot nivla’ im ha biryot, lihyot méorav im ha-biryot. Attention car l’adjectif méorav veut dire aujourd’hui un mariage mixte (nissouim me’oravim). Le rabbin voulait simplement qu’on cesse de traiter les enfants d’Israël comme des parias… C’est une bouteille à la mer avec une demande : acceptez nous tels que nous sommes…

Mais ce qui m’a frappé dans ce petit livre, c’est la similitude des faits observés et la mêmeté des problématiques…. Certes, le présent ouvrage n’égale nullement le niveau des sources que je cite. Mais ce livre a au moins le mérite de m’y avoir fait penser.

La question de fond, réexaminée depuis des siècles, depuis l’an 70 où l’exil est le pain quotidien des juifs disséminés à travers le monde entier s’intitule ainsi : quelle est la vocation des juifs dans cet environnement radialement nouveau ? Comment doivent ils préserver leur identité ? Ou bien devraient ils suivre la voie paulinienne qui leur vante les bienfaits de la conversion à l’église triomphante ? Entre l’isolement parfait et absolu, d’une part, et le rejet total de la religion et de la culture juives, d’autre part, maint juif, et l’auteur de l’opuscule est du nombre, choisit la voie médiane, ménageant la chèvre et le chou…

La problématique n’est pas nouvelle : comment être juif et français, en l’occurrence, mais déjà Flavius Joseph avait critiqué le malaise que lui imposait cette double appartenance ; il disait, en substance, que les pharisiens avaient isolé les juifs des autres hommes et aussi de la … nature. Ce n’est pas le ton adopté par l’auteur de ce petit livre, mais les deux problématiques ne sont pas très éloignées l’une de l’autre.

Impossible de citer tous les cas posant problème: l’endogamie, les interdis ou les prescriptions alimentaires, le respect absolu de la solennité et du repos du chabbat, le port d’un couvre-chef, le respect des grands fêtes religieuses etc…

Se pose le problème de la compatibilité entre l’identité juive et la culture européenne… Mais il faut, au préalable, définir ce qu’est le judaïsme et ce que sont ses valeurs. Après vient la fidélité à la pratique religieuse ; de fait, ce livre tient pour acquise une définition unanimement acceptée de l’orthodoxe. Mais cela est loin d’être le cas. La définition la moins contestable du judaïsme, c’est l’orthopraxie. C’est celle qu’avait donnée Moses Mendelssohn  en établissant une distinction entre une législation révélée qui ne disparaitra qu’à la suite d’un oracle divin abrogeant, et des vérités éternelles que l’homme est en mesure d’élucider par ses propres moyens. Mais il faut reconnaître que personne n’a repris cette définition après Mendelssohn. Elle séparait fâcheusement l’agir du penser. Mais l’auteur de la Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme avait surtout envie de mettre la législation biblique à l’abri de l’antinomisme chrétien.

C’est un vaste débat que l’auteur se contente d’effleurer avec une bonne volonté touchante ; je ne partage pas les idées de ce livre sur la laïcité. Certes, les choses évoluent ; le Moyen Age lui-même avait développé des vues intéressantes pour dépasser une contradiction quasi hégélienne. Les averroïstes juifs, musulmans ou chrétiens ont compris que la religion était la première éducatrice de l’humanité. Elle s’adresse à tous et se met à leur portée, mais partout l’orthodoxie veille et fait respecter jalousement ses droits. Au siècle des Lumières, Gottlob Ephraïm Lessing avait développé cette thèse de l’évolution de l’humanité dans son écrit intitulé De l’éducation du genre humain (Von der Erziehung des Menschengeschlechts).

Rappelons nous Christian von Dohm , ce haut fonctionnaire prussien qui voulait accorder à l’église juive (Über die bürgerlich Verbesserung der Juden) le droit de bannir et d’excommunier, au motif que l’église chrétienne en disposait déjà. Donc, rétablissons l’égalité inique entre les églises… Mendelssohn refusa tout net, au motif qu’aucun clergé n’était suffisamment éclairé pour user avec modération de cette prérogative si dangereuse : rejeter un être humain de la société au motif qu’il pense, croit ou prie autrement.

La solution, si tant est qu’il y en ait une serait que la religion se mue en culture, un peu comme le catholicisme est devenu l’air qu’on respire, sans jamais avoir été partisan du Christ. Il y a encore des gens qui ignorent que Noël c’est la naissance et le 1er janvier la circoncision du Christ. Dans les deux cas, c’est l’occasion de faire la fête. Le cas de l’islam est très particulier.

On peut avancer que le judéo-christianisme imprègne l’air qu’ l’on respire et sous-tend toutes les valeurs que nous connaissons. Relisons la Politische Theologie de Carl Schmitt où l’auteur montre que tous les philosophèmes sont des théologoumènes sécularisés. Et qu’ils furent considérés comme tels par les sciences sociales, donc la modernité.

Poursuivant les développements de l’auteur jusqu’au bout, je me défends mal d’une certaine gêne, à savoir la difficulté de parvenir à un unité de la pensée, à dépasser la dualité. Le débat est aussi vieux que le monde : déjà en 1969, le professeur Georges Vajda écrivait un bel article avec le titre suivant : La pensée religieuse de Maïmonide ; unité ou dualité ? (Cahiers de civilisation médiévale). Et il n’y ai pas arrivé. Sa seule échappatoire a été de distinguer dans le corps social des élites, fine couche sociale, et les incultes formant l’écrasante majorité des habitants de la planète. Tous les hommes ne sont pas aptes à philosopher. Mais cet élitisme fut reproché, notamment à Maimonide…

Mais j’ai conscience de faire long ; je remercie donc cet auteur d’avoir suscité un véritable débat sans y avoir contribuer vraiment. Mais il est très jeune, il aura le temps d’apprendre la science du judaïsme avant de parler de la vie ou de la survie du judaïsme..

C’est un bon début, il faut à présent approfondir…

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève.  Son dernier ouvrage: La pratique religieuse juive, Éditions Geuthner, Paris / Beyrouth 2020 Regard de la tradition juive sur le monde. Genève, Slatkine, 2020

 

Reprise des conférences du professeur Maurice-Ruben HAYOUN à la mairie du XVIe arrondissement, 71 avenue Henri Martin 75116, salle des mariages : 

Le jeudi 23 mars à 19 heures 

Contactez: Raymonde au 0611342874

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