L’antisémitisme est un épouillage. Se débarrasser des poux, c’est une question d’hygiène. Ce n’est pas une vision du monde. » Pas plus que l’antisémitisme n’était pour Heinrich Himmler une affaire de Weltanschauung, pas plus son discours de Kharkov n’était une métaphore.

À Auschwitz et à Majdanck, les Juifs choisis pour l’exécution étaient entassés dans des chambres de désinfection anti-poux équipées de fausses douches et des employés du camp versaient des cristaux de Zyklon B – un insecticide développé pour l’éradication des poux dans les immeubles et sur les vêtements – à travers les trous du plafond.

Dans cet étrange hiver trop doux que démange la fin du monde, le jour de la profanation du cimetière juif de Quazenheim, je lisais Insectopédie et cette histoire des Juifs allemands métamorphosés en poux par le Reichsführer SS, Circé prophylactique et myope à moustache en brosse-à-dents.

Le livre de Hugh Raffles, anthropologue à la New School for Social Research de New York, voyageur infatigable, fils d’une famille juive de Londres, est beaucoup mieux qu’un dictionnaire et plus qu’une leçon de choses.

Cet inventaire de connivences entre l’humain et le vivant dans ses formes les plus infimes et prétendument repoussantes fait penser tout à la fois au Champignon de la fin du monde d’Anna Tsing et aux Rencontres au bout du monde de Herzog.

Ce sont des carnets de voyage rangés par ordre alphabétique : périples au pays des insectes, promenades au pays des hommes. Humaniste de terrain, Raffles raconte ses rencontres avec des hommes et des femmes amoureux d’êtres « hors-la-loi » (Elias Canetti), de minuscules bestioles, extremis infimisque bestiolis, ghettoïsées par nos dégoûts aux confins de la création.

Tous ces hommes et ces femmes, d’une manière ou d’une autre, sont des êtres marginaux comme l’objet de leur amour : Cornelia Hesse-Honegger, tenue au ban de la société scientifique, et peignant inlassablement le corps mutant des punaises récoltées dans les zones radioactives aux abords des centrales et des déchetteries nucléaires (C comme Créatures de Tchernobyl) ; Karl von Frisch, déclassé comme « quart de juif » par l’Allemagne de Hitler, réfugié au bord d’un lac près de Salzburg et y manufacturant les élégantes expériences qui feraient de lui le Champollion du langage chorégraphique des abeilles (L comme Langage) ; le jeune Karim guidant Raffles dans les villages autour de Niamey et de Maradi sur les traces du criquet pèlerin, à la fois fléau et festin des populations du Niger, dont le goût âcre et croquant hante le mal du pays de tous les Nigérians de la diaspora (O comme Odyssée nigérienne) ; Jeff Valencia, crush freak et réalisateur de Squish et de Smush, films à usage masturbatoire destinés aux hommes qui, comme Jeff lui-même, ne peuvent atteindre l’orgasme qu’en s’identifiant à la punaise ou au lombric réduit en bouillie sous le pied nu d’une Crush Goddess, échappé aux poursuite judiciaires parce que ses films ne comportent que l’écrasage de punaises et de lombrics (non de chatons ou de hamsters), mais ostracisé par sa famille et incapable de trouver un travail pour avoir défendu son désir lors de débats télévisés contre le député républicain Elton Gallegly (S comme Sexe) ; Jean Henri-Fabre, « l’Homère des insectes », écarté de l’enseignement par la réaction cléricale et conservatrice, survivant grâce à la générosité de John Stuart Mills, rédigeant pendant trente ans ses Souvenirs entomologiques dans la retraite de L’Harmas, et que fascinait la cruauté chirurgicale des guêpes parasitoïdes dont la larve se nourrit de proies paralysées vivantes (E comme Évolution) ; Roger Caillois claquant la porte du surréalisme pour une querelle avec Breton à propos de pois sauteurs et inventant dans ses écrits sur les mantes religieuses, le mimétisme des papillons, la régression végétale des insectes psychasthéniques, une forme de « merveilleux qui n’exclut pas la connaissance, mais au contraire s’en nourrit » (X comme Ex Libris).

Les pages d’Insectopédie fourmillent d’histoires étranges, de mystères non éventés, de personnages émouvants – cette guêpe pompant un calice, dont un savant minutieux coupe l’abdomen aux ciseaux et prolonge le plaisir en empêchant la satiété de son corps tranché gouttant de sirop ; ces mouches qui font briller l’offrande nuptiale d’un pétale dans l’extase de leur danse ; ce coït préliminaire surexcitant la performance des criquets combattants qui captivent la Chine…

Parce que la vraie morale se moque de la morale, la séduction qu’exerce le livre de Raffles tient à cette curiosité, dont l’urgence est un amour, qui ne lui laisse pas le temps pour la moindre « pensée triste » ou le moindre jugement.

C’est un conteur infatigable et le contraire d’un fâcheux. Sa maxime pourrait être cette réplique de Térence, reformulée dans le contexte de l’humanisme augmenté de son éloge des minuscules : rien de vivant ne m’est étranger.

Joris Hoefnagel, Ignis (ca. 1575-1580)

Parmi tous les personnages qui peuplent Insectopédie, il en est un dans lequel on dirait que l’auteur du livre a peint son propre visage comme van Eyck dans la sorcière des Époux Arnolfini : ce personnage en abyme est l’enlumineur Joris Hoefnagel, humaniste de la Renaissance. Raffles écrit de très belles pages sur l’album Les Quatre éléments consacré par Hoefnagel au monde des animaux. Toutes les espèces animales y sont rangées sous la rubrique des différents éléments.

Dans le goût de la science renaissante, cette distribution est bien plus emblématique que zoologique. Dans la première partie de l’album, consacrée au feu (Ignis), se trouvent ainsi rassemblés les « animalia rationalia et insecta ». Le couplage est inattendu : pourquoi les insectes et les hommes ? Et en quoi les uns et les autres sont-ils des créatures de feu ?

Hoefnagel n’est pas zoologue ; il est néoplatonicien. Selon cette vieille doctrine, le feu du ciel aurait chuté, fasciné par le sensible, et son avatar matériel serait resté prisonnier dans les entrailles de la terre. Il y a donc le feu d’en-haut (le soleil) et le feu d’en bas (les volcans).

Puisque Prométhée a volé pour eux une étincelle du feu céleste, les hommes relèvent du feu d’en haut. C’est en cela justement qu’ils sont des êtres rationnels, l’esprit éclairé d’un rayon. Les insectes quant à eux, boîte à bijoux du vivant, sont comme des pièces d’orfèvrerie forgées dans le feu souterrain par les ouvriers du dieu des Volcans.

Le geste qui, dans Ignis, rassemble dans le même lieu la créature la plus noble aux plus infimes bestioles témoigne de la passion de la pensée renaissante pour l’harmonie des contraires et les jeux de correspondances. C’est aux sources de cette pensée que puise le livre de Raffles quand il enchevêtre avec soin des histoires d’insectes à des histoires d’hommes.

Mais l’analogie va plus loin. Ignis se compose d’une centaine de planches magnifiques représentant des animalia insecta, mais ne consacre que deux planches – les premières du recueil – aux animalia rationalia, c’est-à-dire à la forme humaine, et ces deux planches représentent le « prodige » Pedro Gonzales, sa femme et ses deux enfants. Une inscription commente l’image : « Petrus Gonsalvus, fils adoptif du roi de France. Je suis né aux Îles Canaries et originaire de Tenerife ; mais des poils recouvrent tout mon corps, œuvre prodigieuse de la nature ; la France, mon autre Mère, m’a élevé jusqu’à l’âge adulte, et m’a enseigné les bases de la morale, des arts libéraux, et la langue et les sonorités latines. »

Pedro Gonzales est le premier cas répertorié d’hypertrichose laineuse (hypertrichosis laginosa).

Il fut offert au roi de France Henri II, qui s’enticha du jeune « monstre », lui donna comme précepteur Jacques Amyot, le traducteur de Plutarque, et le maria à une jeune beauté de sa cour.

C’est le couple étrange de Pedro et de sa jeune épouse qui inspira le conte de La Belle et la Bête. Le choix fait par Hoefnagel de peindre l’espèce humaine sous les traits d’un monstre hirsute à la parfaite éducation est encore une fois un geste emblématique et typiquement humaniste : l’homme n’est pas une espèce naturelle ; il est une espèce animale qu’humanisent les humanités et la culture des grands hommes.

Cette leçon humaniste fonde l’audace et la beauté du geste de Hoefnagel : l’homme est homme indépendamment de sa forme extérieure et de son apparence.

Même le plus monstrueux est un homme à part entière et digne de représenter le genre auquel il appartient au même titre que le plus beau.

De même que le miracle de la création divine doit être aimé et glorifié jusque dans les vies minuscules qui fourmillent dans ses bas-fonds, de même la merveille qu’est l’homme doit être aimée et glorifiée jusque dans ses formes les plus aberrantes. On retrouve chez Raffles cet amour sans bornes du vivant et ce même émerveillement qui ne discrimine pas dans sa passion de l’humain.

Joris Hoefnagel, Ignis (ca. 1575-1580)

Les planches de Hoefnagel célébraient l’éducation qui redonne l’homme à lui-même. On retrouve sans surprise cette grande paideia humaniste dans le titre d’Insectopédie.

À l’heure où l’on prétend lutter contre la pandémie des discours de haine par une surenchère de répression et une extension dangereuse de l’arsenal législatif, l’ouvrage de Raffles rappelle qu’une voie beaucoup plus sûre serait de réinventer notre système d’éducation.

C’est le sens d’Insectopédie : l’amour des insectes est un humanisme – l’humanisme des origines, l’humanisme de Joris Hoefnagel, celui qui n’avait pas encore refoulé le monde vivant pour nourrir l’exception humaine et la seule culture de l’homme.

Le mépris des non-humains fut le péché originel qui changea ce vieil humanisme en un froid rationalisme se nourrissant d’exclusions, de frontières ontologiques et de dérives identitaires. On commence par exclure les animaux non humains et puis l’on exclut certains hommes qui sont moins hommes que les autres et qu’on traite comme des bêtes dont il faut purifier l’espèce.

Ce syndrome d’exclusion est la maladie auto-immune de l’humanisme européen. La haine du Juif est une des formes les plus vieilles et invétérées de ce mal qui pousse l’homme à s’arracher un de ses membres qu’il ne sait plus reconnaître comme un morceau de son corps. Il faut relire l’inscription qui ouvre l’Ignis de Hoefnagel : « L’homme est un plus grand miracle que tous les miracles dont il s’émerveille ».

Si le propre de l’homme est de s’émerveiller, alors il ne fait aucun doute que la lecture de Raffles et de son livre sur les insectes promet de nous rendre un peu plus humains.

Hugh Raffles, Insectopédie, trad. Matthieu Dumont avec la collaboration de Lucie Blanchard, Éditions Wildproject, mars 2016, 440 p., 24 €

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Fono

J’ai lu avec un très vif intérêt votre commentaire sur le livre de Hugh Raffles que je manquerai pas de me procurer.
Philosophe amateur moi-même faisant toujours retour aux Anciens de la Grèce, je salue l’élégance de votre style, sa pertinence et votre érudition.
Quoique lecteur assidu de JForum, c’est la première fois que je me fends d’un compliment.
Merci pour ce plaisir.

Élie de Paris

Rendons à César…
L’article émane de Diacritik.com
Le mot juif y apparaît certes…
Qui fera un article sur Mireille, celle du « petit conservatoire », dont un spectacle prochain à Paris ?
Juive d’exception, elle fut résistante, et introduisit le « Swing » en France…