Raphaël Devico: « Dans mes pensées, je suis toujours à Fès »
Interview de Raphaël devico auteur du livre « De Jérusalem à Fès, un nom »
16 Novembre 2020 par Noureddine Jouhari
Depuis quelques années, Raphaël Devico consacre une partie de son temps à sa passion: la recherche autour de l’histoire du Maroc et de sa communauté juive. Dans cet entretien, il nous parle de son dernier ouvrage paru chez Biblieurope: «De Jérusalem à Fès, un nom».
Votre amour pour Fès transparaît clairement dans votre livre. Qu’est-ce qui vous attache à cette ville malgré que vous l’ayez quittée très jeune?
J’ai en effet quitté Fès pour poursuivre mes études supérieures à Paris. Depuis mon retour au pays en 1966, j’habite à Casablanca mais j’ai gardé une grande nostalgie pour ma ville natale, où mes frères résident encore. La vie des juifs de Fès, telle que je l’ai connue, était rythmée par les joies des fêtes religieuses et des événements familiaux. A 16 ans, j’étais responsable du département d’éducation de la jeunesse juive de Fès. Être de Fès, riche ou pauvre, juif ou musulman, c’est être ouvert au monde sans jamais oublier ses traditions, sa générosité, son élégance et son savoir-vivre. Dans mes pensées, je n’ai jamais quitté Fès.
Peut-on considérer que les us et coutumes des juifs de Fès sont différents de ceux des autres juifs du Maroc?
Fondamentalement, il n’y a pas de grandes différences entre les juifs de Fès et ceux des autres villes impériales. Les exilés d’Espagne et du Portugal ont fini par imposer leurs coutumes, leur artisanat, leur art culinaire et vestimentaire ainsi que certains droits au profit des femmes. Le juif de Fès a en effet toujours baigné dans une atmosphère de religiosité et de traditionalisme sans jamais verser dans le radicalisme.
Dans votre essai, vous consacrez un riche passage aux rituels des juifs de Fès contre le mauvais œil
A Fès plus que dans aucune autre ville, religion, magie et médecine se conjuguent, donnant naissance à des usages singuliers. Pour se protéger du mauvais oeil, le Fassi a recours à tout un attirail de remèdes magiques et de talismans. Parmi lesquels les fumigations odorantes, le fait de porter sur soi certains objets en métal ou encore la main de Fatma. Cette dernière est commune aux Marocains juifs et musulmans.
Autre coutume particulière, après la cérémonie de mariage, le jeune conjoint est convié par ses amis, on lui remet une somme symbolique (25 ou 50 francs en pièces d’argent), afin d’éloigner la jettature. Enfin, pendant la première année de mariage, afin d’écarter le mauvais oeil, la jeune épouse est appelée «laârossa».
L’histoire de Lalla Soulika a ému les lecteurs de votre livre qui l’ignoraient. Que subsistet- il de ce tragique épisode de l’histoire des juifs au Maroc?
Le drame de cette enfant dépasse largement les frontières du Maroc. Sol Hatchuel, née à Tanger en 1817, a été exécutée sur la place publique à Fès en 1834 pour apostasie, car elle avait refusé, du haut de ses 16 ans, de reconnaître sa conversion prétendue à l’islam. Une conversion proclamée par un amoureux éconduit qui avait été ébloui par son exceptionnelle beauté et l’avait séquestrée chez lui sans réussir à la faire céder.
Admirée pour son courage et son sens du sacrifice, surnommée Sol ha tsadikah (Sol la sainte) par les israélites et Lalla Soulika par les musulmans, son tombeau demeure un lieu de pèlerinage pour les deux communautés. Cette tragédie a inspiré artistes-peintres et écrivains, des chants judéo-espagnols et même un opéra (‘Sol Hatchuel: the Maid of Tangier’ de Bernard de Lisle, 1906). En 2016, au théâtre de Ménilmontant à Paris, s’est joué le spectacle de Myriam Benharroch: «Sfarad: Les rêves de Lalla Soulika». C’est dire si la mémoire de cette figure féminine emblématique du judaïsme marocain est encore vivace.
Le Tritel 1912, survenu au lendemain de la signature du traité de protectorat, a lui aussi marqué la mémoire collective du judaïsme marocain.
Il s’agit là d’un événement traumatisant. Aux premières années du XXème siècle, la situation des juifs de Fès était plutôt prospère. Ils étaient présents dans tous les commerces mais ils excellaient en particulier dans les métiers de l’orfèvrerie et de l’habillement européen. Leur situation financière leur permettait de pratiquer la charité et de venir en aide aux autres communautés juives de l’intérieur et de l’extérieur du pays. En trois jours d’émeutes fomentées par les autorités françaises, le 17, 18 et 19 avril 1912, le mellah a été rasé, plus de 12.000 habitants ont perdu tous leurs biens.
Comment cette razzia a-t-elle été enclenchée?
Le sultan Moulay Hafid venait de signer, le 30 mars 1912, le traité instaurant le protectorat français sur l’Empire chérifien. L’ensemble de la population de Fès, la capitale, est en colère. Les autorités coloniales exigent la remise des armes détenues au mellah, sous prétexte que les juifs armeraient secrètement les tribus rebelles contre la France. Elles offrent une prime de 50 francs, l’équivalent de 200 jours de solde d’un soldat, pour toute découverte d’armes. Le mellah est entièrement désarmé.
Le 17 avril, des mutineries éclatent parmi les soldats du Tabor, sous commandement français, car on leur a diminué leur solde. Les mutins, rejoints par des hommes des douars avoisinants, s’en prennent au mellah désarmé. Ce dernier subit une razzia totale, une partie de la population trouve refuge au palais. L’armée française bombarde alors le mellah déserté par ses habitants pour faire sortir les insurgés, anéantissant ce qu’il en reste.
Quatre-vingt-cinq juifs au moins ont perdu la vie et deux-cent cinquante ont été grièvement blessés dans ce massacre, deux mille femmes ont été violées et il faudra attendre 10 ans pour que certaines familles parmi les plus opulentes puissent se relever de la misère dans laquelle cette razzia les a plongées.
Le titre de votre ouvrage dépeint un lien étroit entre Jérusalem et Fès. Nous avons assisté récemment à la normalisation des relations entre Israël et des pays arabes. Pensez-vous que le même pas sera bientôt franchi avec le Maroc?
Mon livre dépeint cette liaison directe et ininterrompue entre Jérusalem et Fès depuis des millénaires. En effet, j’évoque le parcours de mes ascendants avant l’ère chrétienne mais également la genèse de leur présence au Maroc et à Fès, avant l’arrivée de l’islam. Quant à la probabilité d’une normalisation entre le Royaume du Maroc et l’Etat d’Israël, je ne peux qu’émettre un avis personnel. Des relations entre le Maroc et Israël existent depuis l’époque de feu le Roi Hassan II.
Le Maroc n’a pas de frontière commune avec Israël, son attitude sur le plan diplomatique est essentiellement dictée par des exigences de solidarité et de développement. J’espère que les relations avec Israël se développeront au profit des populations. L’officialisation des relations entre Israël et les pays arabes devrait aboutir à une solution juste et durable pour les deux peuples.
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