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Chaïm Potok, Une histoire du peuple juif (2)

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Chaïm Potok, Une histoire du peuple juif
Des origines à nos jours (Agora) 2

Maurice-Ruben Hayoun le 11.05.2020

L’Histoire, et surtout l’histoire juive, est loin d’être un long fleuve tranquille. L’un des mérites de ce livre de Chaïm Potok (désormais simplement Chaïm) est d’avoir inséré de longs développements sur l’histoire grecque qui a fini par se croiser avec l’histoire proprement dite des juifs.

Athènes et Jérusalem, deux mondes si différents, si éloignés l’un de m’autre, et pourtant si proches. Leurs relations n’ont jamais été faciles, même si les Juifs ont souvent été qualifiés de peuple de philosophes.

Or, les deux tiers de la philosophie sont grecs nous enseignaient nos vieux maîtres en Sorbonne, et le dernier tiers est dévolu à l’Allemagne avec, au moins, ses trois H, Hegel, Husserl et Heidegger. Pour ne parler que des plus récents.

Le judaïsme antique doit tant à la Grèce antique, un peu comme le judaïsme du XIXe siècle doit lui aussi tant à l’Allemagne puisque c’est au bord du Rhin que naquit l’excellente Science du judaïsme qui pratique l’approche rigoureuse des textes anciens. Léopold Lipman Zunz, le maître incontesté de cette science allemande au XIXe siècle avait été lui-même formé à cette approche philologique des textes grecs par un éminent helléniste de son temps..

C’est là, en Allemagne, que naquit le judaïsme moderne, c’est là que le judaïsme ancestral a soutenu le défi que lui lançait la culture moderne.

Le corpus livré par Homère et Hésiode fut, surtout le premier, interprété allégoriquement par les exégètes, à la tête desquels il faut placer Théagène de Reguium (Reggio de Calabre) Or, même si nous savons peu de choses sur la relation qu’aurait eu Philon d’Alexandrie avec le midrash des rabbins de Terre sainte, nous n’ignorons pas la part immense de l’exégèse dans la religion juive. C’est ce qu’a très bien vu Chaïm qui, comme on l’a dit dans la première partie, a fait office de rabbin auprès des soldats US…

Il me revient en mémoire qu’un grand spécialiste du judaïsme hellénique , aujourd’hui disparu, Martin Hengel avait écrit un épaix volume sur les relations entre les juifs et les Grecs : Judentum und Hellenismus… Il y prouvait, si ma mémoire est bonne, que les plus anciennes relations entre juifs et Grecs, remontaient au moins aux VII-VIe siècles avant notre ère…

Qui dit relations ne dit pas nécessairement rapports amicaux ou amoureux puisque les processions dans les venelles de la ville sainte provoquaient toujours des heurts, parfois même sanglants, avec la population juive qui abhorrait le paganisme des idolâtres. Mais il y eut aussi de nombreux contacts culturels, suite à l’occupation de Jérusalem et de l’ensemble de la Judée. Un spécialiste connu comme Saül Liebermann avait rédigé un ouvrage où il décomptait quelques milliers de termes grecs dans la littérature talmudique : Greek in jewish Palestine.

Les judéens étaient aussi en contact avec toute cette aire culturelle hellénique, notamment autour de tout le bassin méditerranéen où les Grecs avaient installé leurs comptoirs et leurs colonies. Ne pas oublier la traduction des Septante et la fameuse lettre à Aristée où l’on plaidait en faveur d’une égale sainteté entre l’original et sa traduction en langue grecque… L’idée était de montrer que la langue grecque pratiquée par de juifs hors de Terre sainte, pouvait atteindre le même degré de sainteté que l’hébreu.

On a l’impression en suivant Chaïm que la petite Judée,r recluse dans son petit coin du Proche Orient, entrait presque de plain pied dans le désordre mondial, orchestré par les grandes puissances du moment.

Après les Assyriens, les Égyptiens, les Babyloniens, les Perses, les Grecs, les Romains, etc… Une chose fort importante manquait cruellement à cette petite nation bien turbulente, l’unité, les forces centripètes qui auraient combattu le ferment de la discorde. Et je pense aussi aux Sadducéens, aux Pharisiens, aux Esséniens et autres…

Les Grecs dans leur ensemble ont représenté une forte civilisation, très attrayante, séduisante même, comme on peut le constater en recensant les textes grecs qui ne furent pas intégrés au canon juif des 24 livres bibliques. Mais ils font partie soit de la littérature néotestamentaire chrétienne, soit des intertestamentaires, si toutefois cette expression a un sens.

Comme nous l’enseigne le livre de Daniel qui constitue le modèle classique de toute apocalypse juive, les puissances hégémoniques apparaissent et finissent par disparaître. C’est de ce livre que provient la métaphore du colosse aux pieds d’argile…

C’est grâce à cette culture bien spécifique que les Juifs ne se sont jamais durablement courbés ni soumis à une dictature qui les aurait éloigné de leurs articles de foi. Ils ont toujours opposé une forte résistance à toute tentative de les déjudaïser : et le cas grec offre de cela une excellente illustration.

Même Hérode dit le grand, mort en l’an 4 avant notre ère, n’y est pas parvenu, en dépit de sa cruauté sans nom. Je pense à l’exécution de dizaines de membres du Sanhédrin, coupables, à ses yeux, d’avoir soutenu les Hasmonéens. Auparavant, la fête de Hanoukka a entravé vers 165 les velléités d’Antioche Epiphane d’une hellénisation du Temple et de la ville sainte.

Si le patrimoine grec a laissé quelques traces dans le vécu et le penser (das Denken und Fühlen) des Judéens, il n’en fut pas de même de Rome et de ses légions. Ces dernières n’ont pas laissé de bons souvenirs en terre d’Israël. Rome en tant que telle, est devenue l’archétype, la quintessence de la tyrannie et de l’impureté, et l’occupation romaine a duré presque indéfiniment.

Cela a tant inspiré l’imaginaire juif qui a cultivé le souvenir de la persécution durant des siècles. Si j’osais, je parlerais d’incompatibilité culturelle entre ces deux nations, l’une devenue une puissance mondiale hégémonique, l’autre, réduite à la portion congrue mais animée d’une vision et porteuse d’un projet visant l’humanité dans son ensemble.

Pour illustrer la vision négative de Rome par les dirigeants et la population de Judée, il convient de rappeler que le terme royaume ou pouvoir royal (malkhout en hébreu) devint le symbole de la tyrannie romaine. Malkhout, c’est le gouvernement inique et idolâtre de Rome qui, par la suite, revêtira les atours tout aussi rejetés du christianisme primitif … Pour les Judéens, pas de doute, l’Eglise a été l’héritière de Rome, même sans avoir jamais entendu parler de la pseudo Donatio Constantini

Chacun a entendu parler des terribles persécutions d’Hadrien, au début du second siècle de notre ère ; les sources talmudiques relatent avec force détails que les pires interdits portaient sur l’étude de la Torah et la pratique de la circoncision, tous deux punissables de mort. On raconte que les légionnaires romains, surprenant un sage plongé dans l’étude de la Torah de Dieu, le ligotait à l’aide du rouleau sacré et y mettait le feu.

Au moins deux passages talmudiques nous restituent le martyre des dix sages qui subirent un supplice atroce. On les nomme les Dix martyrs du royaume, donc de Rome ( Assara haorugué malkhout). On notera la présence du terme hébraïque malkhout (royaume : Rome). On peut parler d’un antagonisme culturel profond. La romanité et la judéité n’allaient pas de pair, ou étaient mutuellement exclusives. L’occupation romaine a voulu déraciner le judaïsme des judéens sans y parvenir.

Et la christianisation de l’empire n’a pas arrangé les choses, bien au contraire. Chaïm a écrit cette phrase, la première de cette rubrique ; ce fut un siècle de sang et d’horreur… Et la sensibilité juive de notre auteur éclate ici dans toute sa richesse. Notamment lorsqu’il rappelle que les Romains s’étaient lancés à la poursuite du moindre descendant de la dynastie davidique puisque c’est de ce rameau que devait naître le Messie… Afin d’éviter toute révolte ou tout trouble à l’ordre public, il suffisait de faire disparaître le moindre prétendant à la fonction messianique.

Hérode lui-même s’était déjà nettement illustré dans cette sordide besogne. Mais l’essentiel n’était plus là ; relisons plutôt cette belle phrase de Chaïm : Rome conquit l’Orient avec ses légions, l’Orient conquit Rome avec ses dieux… Certes, il y avait ces imposants panthéons grecs avec leurs correspondants latins. Mais l’Orient conserve sa supériorité en tant que matrice de divinités les plus diverses. Renan lui-même le notera en écrivant que toutes les religions européennes ont vu le jour en Orient.

Les historiens spécialistes de cette période (et dont je ne suis hélas pas) supputent que les juifs constituaient environ 10% de la population globale de l’empire, qui aurait été de 60 millions ; je trouve ce chiffre de 6 millions de juifs dans l’empire romain, très exagéré. En revanche, que la dureté de l’occupation romaine ait suscité bien des vocations messianiques plus ou moins éphémères, cela ne fait pas le moindre doute.

Certains se sont même demandés si cette fièvre messianique ne devait pas son apparition à ces terribles persécutions qui s’étaient abattues sur les habitants de la Judée : ils étaient en gésine d’un Sauveur qui les soustrairait aux insupportables rigueurs du temps. La vie était si dure qu’on faisait tout pour échapper à ce réel.

Ceci correspond aussi à la prédication de Jésus et à sa reprise dans la tradition rabbinique d’un concept qui fera florès : le royaume des cieuc dont je donne les deux versions originales en hébreu et en araméen : malkhout shamayim et malkhouta di shemaya. Ici le terme malkhout se prédique de la royauté, du royaume de Dieu, par opposition à l’impiété de Rome.

Mais Chaïm (p 340s) nous fait part de ce qu’il a vécu il y a peu de temps dans les rues encombrées de Rome, se replongeant dans des événements qu’il décrit, deux millénaires plus tard…

Une sorte d’histoire vécue, mais à distance. Ce genre d’interférences fait la beauté de ce livre dont l’auteur a été, dans bien des domaines, un très grand homme de lettres. En cette même page 341 in fine, Chaïm reconnaît n’éprouver aucun amour pour cette ville de Rome dont l’armée avait jadis détruit le temple de son peuple : il évoque une phrase de l’historien Tacite qui fait état d’un profond divorce entre les mœurs romaines et les pratiques religieuses juive (sans goût et cruelles..).

Ce même Tacite n’a pas hésité à écrire qu les juifs étaient circoncis afin de pouvoir se reconnaître dans les bains romains, il ajoute même qu’ils vouaient aux autres peuples une haine inexpiable et n’éprouvaient d’amour que pour leurs frères en religion… De telles déclarations si peu honnêtes, sont elles dignes d’un grand historien ?

(A suivre)

Maurice-Ruben Hayoun

Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande de Moïse Mendelssohn à Gershom Scholem, un exégète et un historien français. il est également Professeur à  l’université de Genève. Son dernier ouvrage: Joseph (Hermann, 2018)

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