«Bob Dylan a réhabilité la poésie populaire»

Entretien avec Hugues Aufray

Hugues Aufray, qui a grandement contribué à la découverte de Bob Dylan par le public français avec son album de reprises Aufray chante Dylan (Barclay – 1965), revient sur sa découverte et ses relations avec un homme aussi talentueux que mystérieux. Alors que son ami a surpris son monde en devenant le premier parolier lauréat du Nobel de littérature, il ne comprend pas certaines réactions du monde littéraire et le fait savoir.

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Hugues Aufray à l’exposition Bob Dylan, Paris SIPA:00633336_000019

Vous avez rencontré Bob Dylan en 1961, pouvez-vous me raconter comment s’est déroulée cette première rencontre? Quelles furent vos premières impressions ?

Invité par Maurice Chevalier durant huit jours à New York afin de chanter pour une association de bienfaisance, je découvre Greenwich Village, le quartier des artistes, où je vais me balader… J’aperçois un jour, dans un petit café, un gars qui chante avec un harmonica autour du coup. C’est un coup de foudre : je ne comprends pas un mot de ce qu’il dit mais après avoir écouté deux ou trois chansons, j’ai eu l’impression de me trouver devant Rimbaud. Rentré à Paris, j’envisage sérieusement de m’installer aux Etats-Unis pour revoir Bob Dylan. En 1962, je reviens à New York avec un contrat au Blue Angel Cabaret. Par l’intermédiaire de Peter, Paul and Mary je découvre Dylan et commence à m’intéresser à ses textes. Obligé de rentrer à Paris pour mon travail, Bob me rend visite en 1963. On ne parle pas la même langue, lui parle mal le français, de même que moi pour l’anglais… Mais malgré cela, on se comprend d’une certaine manière et parlons de la même chose. C’est à ce moment là que nous décidons que je vais traduire ses chansons. Grâce à l’un de mes cousins américains, le poète et écrivain Mason Hoffenberg, je vais pouvoir relever les paroles de Dylan en anglais et commencer à les traduire. Lorsque je fais écouter The Freewheelin’ Bob Dylan en 1964 autour de moi, les gens me disent :

« C’est inaudible, ce type ne sait pas chanter, il ne sait pas jouer de la guitare… C’est un désastre ! » Il ne faut pas s’imaginer que les professionnels du show-business en France ont découvert Bob Dylan dès le départ, il a fallu que je rame. Je suis allé présenter ce disque à Franck Tenot et Daniel Filipacchi, qui étaient les rois de la radio avec « Salut les Copains », ils m’ont dit qu’il ne passerait jamais à l’antenne.

Jeudi 13 octobre, Dylan a reçu le prix Nobel de littérature pour avoir su créer « de nouveaux modes d’expression poétique dans la grande tradition de la chanson américaine » selon les termes de l’Académie suédoise. Des voix, notamment dans le milieu littéraire, se sont élevées pour vivement critiquer ce choix. Que répondez vous à ces critiques ? Pourquoi approuvez-vous la décision de l’Académie des Nobel ?

Tout d’abord, l’Académie a bien précisé la raison pour laquelle ils l’ont choisi en disant qu’il s’était inspiré et appuyé sur les traditions de la musique populaire américaine, ce qui est vrai. Pour ce qui est de la réaction de Irvine Welsh (« Je suis fan de Dylan, mais ce prix nostalgique et mal pensé est sorti de la prostate de hippies séniles et bégayant. » – Twitter ), pour être franc, je croyais au début qu’il disait que la prostate de Dylan était défaillante. Il parlait en réalité de celles des académiciens et il a probablement raison. Marguerite Yourcenar dans son ouvrage Fleuve profond, sombre rivière, s’est intéressée à la poésie des negro spirituals et du blues. Elle a traduit littéralement des chansons américaines en français, et ce en faisant ressortir la valeur poétique : elle a manifesté dès le départ qu’il y avait une richesse littéraire remarquable dans ces différents styles musicaux. Alors si cette dame a consacré un ouvrage entier à la poésie populaire américaine, il ne faut pas s’étonner que cinquante ans plus tard on donne un prix Nobel à celui qui va incarner le troubadour américain modèle. Il y a la grande et la petite musique, de même que la grande et la petite littérature. Paul Valéry, Baudelaire et Mallarmé n’ont probablement jamais été lus par les ouvriers de Renault ! En revanche, quand Brassens met en musique un poème d’Aragon, ces mêmes ouvriers découvrent la poésie. Tout cela veut dire que, d’un côté il y avait la poésie élitiste qui ne voulait que dominer la société bourgeoise, puis Rimbaud est arrivé… Il donne un coup de pied dans la fourmilière avec Une saison en enfer et part sur les routes en créant ce mouvement qui sera repris par tous les hippies américains : une espèce de vagabond, l’homme aux semelles de vent. Jack Elliott et Derroll Adams, qui étaient des chanteurs de rues comme tant de bluesmen afro-américains, étaient en quelque sorte des Dylan avant Dylan. Et Bob s’est notamment inspiré d’eux, de même que de Woody Guthrie et Huddie Leadbelly. Je considère que Dylan reçoit le prix Nobel au nom de tous ces gens-là, ce n’est que justice. Il y a un fil conducteur qui ne s’est jamais interrompu entre ces acteurs de la chanson populaire. En résumé, Bob Dylan est celui qui, comme un paratonnerre, a attiré et rassemblé toutes les forces de l’intellectuel populaire pour devenir ce troubadour universel que l’Académie vient d’honorer.

En 1974 il devient officiellement Robert Dylan et ce avant de se rapprocher du christianisme en 1979, pour finalement revenir vers ses origines juives. Comment expliquer ses questionnements et revirements sur son identité ?

La presse a dit qu’il s’était converti au christianisme, je n’en sais rien. Mais je pense qu’en lisant le Nouveau Testament, il a découvert que le Christ était juif et que c’était un « mec pas mal. » Il a d’ailleurs écrit quelques chansons là-dessus. Quand j’ai demandé à Bob s’il croyait en Dieu, il a levé les yeux au ciel mais n’a pas répondu ! Juif ou chrétien : il est les deux à la fois. C’est avant tout un humaniste. Il est imprégné de culture juive et chrétienne mais il n’est peut-être pas pratiquant. Peut-être que cela va changer. Avec l’âge, il est fréquent que les gens se « radicalisent » et reviennent vers leurs origines culturelles et religieuses.

Comment le définiriez-vous en tant qu’homme ?

Il est le symbole même de l’humanisme. Il a toujours cherché la vérité. Mais cette vérité n’est pas que d’un seul côté : elle est complexe et difficile à trouver. Dylan a chanté, comme moi, contre la guerre du Vietnam mais quand nous avons vu qu’on insultait les vétérans lors de manifestations, alors qu’ils avaient perdu un bras ou une jambe, nous nous sommes éloignés du mouvement mené par les héroïnes Jane Fonda et Joan Baez.

En quoi Dylan continue-t-il à marquer les esprits et les générations, et ce après plus de 50 ans de carrière ?

Certes, Bob Dylan n’a pas inventé le folk, ni le folk rock ou le rock ’n’ roll. Mais Léonard Cohen, véritable poète de la chanson, n’a pas eu la chance d’avoir le charisme physique de Bob. Dylan séduisait par sa voix, son physique, sa façon de jouer de la guitare, de l’harmonica, sa façon de vivre… Beaucoup de gens ont considéré que Sixto Rodriguez, sur lequel un film a été tourné, aurait pu être à la place de Dylan ? Le destin ne l’a pas voulu.

Au delà des textes de Dylan, c’est un destin poétique prodigieux qui lui a permis d’arriver à ce niveau de popularité que l’Académie vient d’honorer : il a réhabilité la poésie populaire.

Vadim Rubinstein

causeur.fr

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christopher.dee

Article plaisant, un bel hommage à un poète qui tout jeune se tenait au chevet de Woody Guthrie, comme un disciple recevant l’héritage de son maitre et voulant continuer le message, ce qu’il fit.
Robert Zimmerman, Bob Dylan, n’est pas qu’un parolier, c’est aussi un musicien. Par exemple lorsque qu’il réalise la musique du film Pat Garret et Billy The Kid, il crée une ambiance intimiste extraordinaire dans le genre western folklorique américain.
Bravo pour ce prix qui couronne l’oeuvre d’un homme de l’Art aux multiple facettes.